« La société ne pense qu’à son bien-être »


Dans Le Laboureur et les Mangeurs de vent, Boris Cyrulnik alerte sur la nécessité de lutter toujours pour préserver sa liberté intérieure et met en garde contre les discours prémâchés, les jougs qui rassurent. « On ne peut acquérir un degré de liberté intérieure que si, auparavant, notre appareil à voir le monde et à le penser a été bien construit. L’appartenance est nécessaire au développement de l’enfant mais quand elle amène à la dépendance, l’enfant n’accède pas à la liberté intérieure », écrit-il.

C’est une des leçons de l’éthologie – l’observation des êtres vivants dans le milieu naturel : « Le goût pour l’asservissement est une caractéristique du monde vivant. » Toutes les espèces ont donc besoin d’une force supplémentaire pour être libres. Mais paradoxalement : « Si vous isolez un oiseau, il meurt.

« La société ne pense qu’à son bien-être »

Si vous isolez un mammifère, il meurt. » Nous avons un besoin vital des autres, mais nous ne devons pas céder à la pression des groupes et nous laisser « griser » par les fanatismes qui transforment en mangeurs de vent. Tentons d’être laboureur, comme Hannah Arendt, et « méfions-nous de ce qui tranquillise trop, ça engourdit la pensée ».

Il faut de la force. Boris Cyrulnik en donne.

Le Laboureur et les Mangeurs de vent est une ode à la liberté intérieure, mais c’est aussi une mise en garde contre l’air un peu mauvais de l’époque.

Quelle est la genèse de cet ouvrage ?

Ce livre a deux racines. La première est ma propre enfance, la deuxième mon travail depuis des années. Nous savons aujourd’hui que c’est durant les années préverbales que l’on apprend à voir le monde.

Pendant la grossesse, le cerveau commence à se développer et, si la mère est stressée, il est sculpté par ce stress. C’est ce qu’on constate en neuroimagerie, ce n’est pas une métaphore ou une formule. Quand on naît avec un cerveau déjà sculpté par la douleur maternelle, on voit un monde sélectionné par un tel cerveau.

Il y a un déterminisme mais on peut agir. Dès que la mère est sécurisée, quarante-huit heures après, le bouillonnement des synapses est tel que la résilience neuronale se déclenche en une nuit ou deux. Le déterminisme n’est pas inexorable sauf si on ne fait rien.

Je travaille sur ce sujet depuis 1978.

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L’enfant et sa sécurisation sont au centre de vos réflexions depuis longtemps, et il en ressort que la construction des récits par les parents fait qu’on devient « mangeur de vent » ou « laboureur ».

Comment définiriez-vous la différence entre l’un et l’autre ?

Il y a les mots et les récits, ce n’est pas la même chose. Les bébés comprennent les mots à partir du dixième mois mais ils ne maîtrisent leur langage qu’à partir du vingtième ou du trentième mois. Se produit alors une explosion  : on apprend la langue maternelle (3 000 à 4 000 mots) incroyablement vite, en dix mois, ainsi que l’accent que l’on gardera toute notre vie.

C’est seulement vers l’âge de 6-8 ans qu’on accède à la représentation du temps et que les récits deviennent importants. « Dans notre famille, on est paysans depuis… », par exemple. J’ai même entendu quelqu’un me dire « je remonte à Saint-Louis ».

Je lui ai répondu « Je remonte à Cro-Magnon ». Ce qui ne l’a pas fait rire  ! Dans l’utérus, le développement du bébé dépend du bien-être de sa mère.

Ensuite, ce sont les mots.

Ils désignent des choses proches  : « Papa va rentrer », etc. Après 6-8 ans, c’est la filiation  : « Je suis chrétien », « je suis musulman », « on est paysans », « on remonte à Saint-Louis »… Voilà comment on raisonne scientifiquement. Après, il y a mon expérience personnelle, mon enfance, qui m’a sensibilisé à un type de monde.

Comment se fait-il que, dans ce monde, il y a des gens qui veulent la mort des autres et que dans ce même monde il y a des Justes qui, au contraire, veulent aider les autres ? J’en parle beaucoup. Je n’en ai pas parlé pendant quarante ans mais depuis le procès Papon, je ne peux plus ne pas en parler.

Dans votre livre, on parvient à comprendre l’incompréhensible  : ces images où on voit des petits gardes rouges persécuter leurs parents.

Vous expliquez que le manque de récit permet ce genre de choses surtout quand il rencontre une volonté politique de manipuler les plus jeunes esprits…

Quand une personne ou un groupe est désorganisé socialement, il cherche quelqu’un qui va l’éclairer. Quand tout se passe bien, c’est la maman, le papa, la grande sœur, le professeur… Dans un pays en paix, il y a 70 % des enfants qui suivent ce chemin mais aussi 30 % des enfants qui ne correspondent pas à ce développement, la plupart du temps parce qu’il y a une désorganisation affective ou sociale. Ces 30 % peuvent devenir des proies pour des gourous qui vont les escroquer en leur disant  : « Moi, je sais où est la vérité.

»

Dans un pays en guerre, comme au Congo, 60 % des enfants n’ont pas un attachement sécurisant. Le développement biologique et affectif dépend de l’organisation sociale, on le voit bien. Quand on est désespéré, on s’accroche à tout ce qui flotte.

Dans le livre, je prends l’exemple d’une jeune fille de bonne famille cultivée, riche, de Bordeaux, qui, parce qu’elle est en difficulté, se retrouve subjugué par le gourou Tilly. Ce gourou est l’homme de ménage d’une école, à la fois paranoïaque et mythomane. Quand quelqu’un est paranoïaque, on se méfie.

Quand quelqu’un est mythomane.

ENTRETIEN. Boris Cyrulnik  : « La société ne pense qu’à son bien-être »AGRANDIR

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