l'exposition "Un haut-fourneau dans la tête" rend hommage à la lutte des sidérurgistes lorrains


L’exposition « Un haut-fourneau dans la tête » se tient jusqu’au 29 mars 2024 au Centre des mémoires de Nancy. Elle retrace la lutte de la population de Longwy après l’annonce de la suppression de 5400 emplois en décembre 1978. Le photographe était le témoin direct de l’embrasement du bassin sidérurgique.

L’intérêt des Lorrains pour l’histoire sociale du fer dans le bassin de Longwy-Villerupt ne se dément pas. En témoigne l’exposition du photographe Sylvain Dessi inaugurée jeudi 11 janvier 2024, au Centre des mémoires Michel Dinet à Nancy (Meurthe-et-Moselle). Cette permanence mémorielle peut s’expliquer en partie par la puissance industrielle du secteur. Au plus fort de l’activité, un quart de l’acier français était produit dans la région qui compta jusqu’à vingt-cinq hauts-fourneaux. Mais le souvenir de cette puissance économique n’explique pas tout. 

l'exposition

mais l’héritage culturel perdure avec une colère qui ne s’est jamais vraiment éteinte, presque un demi-siècle après les grandes luttes sociales qui passeront à la postérité sous le nom des « évènements de Longwy ».

Sylvain Dessi est un enfant de sidérurgiste immigré. Il est né à l’ombre des hauts-fourneaux de la Chiers et n’a cessé de témoigner, appareil photo en main, des ravages des violences économiques et institutionnelles exercées sans état d’âme contre une population ouvrière qui ne vivait que de la mono-industrie depuis près de deux siècles : « Le 9 décembre 1978, au moment où on préparait les fêtes de Noël, tout d’un coup la fête, l’ambiance est cassée. Dans les familles, on parle de licenciements, d’arrêts d’installations, de mort de la sidérurgie et les nouvelles tombent : 5400 emplois sont supprimés dans le bassin de Longwy. Ça a provoqué un traumatisme et une colère très forte. Les gens se sentaient méprisés », dit-il.

Sylvain Dessi est photographe et témoin de la liquidation de la sidérurgie dans le bassin de Longwy.

France Télévisions

À la violence d’État incarnée par l’occupation de la vallée usinière par les gardes mobiles, va répondre la violence d’une population en état de légitime défense. Comment envisager son avenir et celui de ses enfants sur un tas de ruines et sans réelles propositions d’activités économiques de remplacement ? Un monde s’écroule mais passé l’instant de sidération, la lutte s’organise.

Sylvain Dessi intitule son exposition : « Un haut-fourneau dans la tête » en référence à une phrase de Jacques Chérèque alors préfet délégué à la réindustrialisation : « Il faut retirer les hauts fourneaux de la tête des sidérurgistes lorrains. » L’ancien syndicaliste et lui-même sidérurgiste aux aciéries de Pompey, défendait l’idée qu’il fallait tourner la page de la sidérurgie afin de passer à autre chose. Contrairement à la CGT, le syndicat CFDT a choisi de porter la bataille sur le terrain de l’emploi et non sur celui de la conservation à tout prix des usines.

Mais cette phrase résonne comme une sorte d’amputation mentale, comme il s’agirait de se débarrasser d’un membre gangrené. Rarement est abordée, du reste, la question de savoir qui a enfoncé le haut-fourneau dans la tête des Lorrains. 

À la violence d’État incarnée par l’occupation de la vallée usinière par les gardes mobiles, va répondre la violence d’une population en état de légitime défense.

Le photographe ne partage pas cet avis, car un haut-fourneau n’est pas un simple outil de production de fonte. Il a aussi secrété dans son creuset du lien social et une culture commune à des ouvriers pour la grande majorité immigrés : « Avoir un haut-fourneau dans la tête, ce n’est pas quelque chose qui bloque, bien au contraire. C’est comme un acte de survie face au désastre annoncé. C’est aussi une façon de porter son deuil. » Car côtoyer les hommes du fer en lutte, puis arpenter les installations vides avant le grand ferraillage, n’a pas été sans conséquence pour Sylvain Dessi.

Usine à l’abandon

Il mènera une carrière d’enseignant, mais reste marqué à vie par cette expérience traumatique, mais aussi fascinante. Lorsque les sidérurgistes en lutte ouvrent les portes des usines et invitent la population à découvrir le monde dantesque des aciéries, le choc est immédiat. Avec son appareil photo, il tente d’en capter quelques fragments qu’il restitue aujourd’hui sur les murs de l’exposition. « J’ai raté beaucoup de choses » lâche-t-il un peu à regret devant la photo d’un fondeur en pleine action. Partout où son regard se portait, il y avait une image à capturer mais le réel déborde et l’appareil est si petit. La puissance intacte des clichés opère comme des coups de poing, à condition de dépasser la simple valeur esthétique. Le regard de Sylvain Dessi est avant tout politique. Les visages fermés, immortalisés par le photographe en disent assez sur la colère et le désarroi qui travaillent les hommes en bleus de chauffe.

On sentait les gens très en colère. Ce n’était pas une colère de gauche ou de droite, c’était une colère populaire

Sylvain Dessi, photographe et témoin de la liquidation de la sidérurugie dans le bassin de Longwy.

Comme beaucoup d’enfants des sidérurgistes sacrifiés sur l’autel de la restructuration de la sidérurgie européenne, il a ressenti dans sa propre chair le coup fatal porté à l’activité qui a fait vivre sa famille comme des milliers d’autres dans le bassin. Il a très vite compris la nécessité de fixer les derniers feux d’un monde en train de sombrer, sans avoir conscience, de son propre aveu, de l’intérêt patrimonial que revêtira son travail quelques décennies plus tard.

Une démarche qui a aussi à voir avec une forme de thérapie :  » je me suis aperçu que la photo rendait soutenable les scènes mortifères que je captais : les bâtiments qui tombaient, qui se déchiraient et j’avais moins le cœur qui se déchirait aussi de voir cette civilisation disparaître. J’ai photographié ça et en même temps, j’ai montré que c’était beau, que ce n’était pas de simples tas de ferraille, que des hommes ont travaillé là et ont vécu dans ces vallées et qu’ils avaient une richesse bien à eux, que l’on ne soupçonnait pas. »

Longwy, usine de la Chiers. Hall du train à feuillard : la dernière équipe, juin 1980.

Sylvain Dessi a aussi publié un livre regroupant ses photos et intitulé : « Ciel rouge et colère noire ». Il est étonné de la vitesse avec laquelle les exemplaires ont été vendus. Ceux qui les ont achetés sont en majorité des descendants d’ouvriers sidérurgistes, preuve pour lui que quelque chose de fondamental a été transmis et travaille toujours les jeunes générations : » j’ai posé la question aux libraires pour savoir quel type de lecteurs se sont procurés mon ouvrage. Beaucoup de gens étaient au courant de sa rédaction bien avant qu’il ne soit édité. J’ai le sentiment que les gens à travers le livre sont venus chercher un morceau de leur vie. Des milliers d’employés disparaissaient et en même temps, on a oublié de conserver le patrimoine. La mémoire a été sacrifiée. Les gens ont l’impression qu’on a volé une partie de leur histoire. »

Une histoire préservée au sein des familles, transmise à bas bruit, à travers les récits des ouvriers et employés, les photos de famille et celles prises dans les usines malgré l’interdiction formelle des directions d’introduire des appareils photos. Sans oublier les travaux des historiens, des érudits locaux et les tranches de vie écrites et éditées par les protagonistes de la classe ouvrière eux-mêmes.

L’usine comme lieu de résistance. Robert Giovanardi, syndicaliste CFDT infatigable dit « petit Robert » en pleine discussion (à droite sur la photo).

dans sa façon d’appréhender la mémoire ouvrière, réside dans le fait qu’elle a vraiment été saisie par le bas, par les ouvriers eux-mêmes. Je ne sais pas s’il y a autant d’initiatives par exemple dans une région comme le Nord. Par contre, ça me paraît très évident chez nous. »

L’enseignant-chercheur remarque aussi que la vivacité de cette mémoire d’une sidérurgie lorraine, toujours présentée comme appartenant définitivement au passé, se lit aussi dans ce que l’on pourrait appeler « le marché de la mémoire ouvrière ». « Ce qui est certain, c’est que ce marché existe dans la région et qu’il se porte très bien. Il va même au-delà de la région, en témoigne le prix Goncourt attribué à Nicolas Mathieu [pour le roman « leurs enfants après eux » NDLR]. Outre que cet écrivain soit Lorrain, il a écrit une histoire qui se passe dans la vallée sidérurgique de la Fensch. La valorisation de cette Lorraine industrielle et des personnes qui y vivent est très prégnante », dit-il.

La mémoire ouvrière est aussi au centre de nombreuses bandes dessinées, romans, films documentaires ou de fiction. Les éditeurs locaux comme « Paroles de Lorrains » à Longwy ou « Fensch-Vallée » à Knutange (Moselle) se portent bien. Les récits de vies et les monographies d’usines, même en éditions luxueuses, se vendent bien.

Pour que cette mémoire soit aussi vivante cinquante ans après les évènements de Longwy. Il faut qu’elle soit transmise et pas seulement par les universitaires.

Fabrice Montebello, professeur d’histoire et d’esthétique du cinéma à l’Université de Lorraine

Fabrice Montebello se montre toutefois fois prudent et s’interroge sur les raisons qui inspirent une telle production autour du thème de la sidérurgie disparue ou agonisante : « Il y a un usage politique évident de la mémoire, notamment de celle qui touche aux cultures populaires qui est toujours une reconnaissance sous condition. Mais la question de l’institutionnalisation de cette mémoire est rarement abordée chez nous. Peut-être parce que, précisément, il y a ce filon de « la beauté du mort » qui alimente la consommation culturelle dans la bande dessinée, les romans, les films, le théâtre, la chanson, etc. à l’échelle régionale comme nationale. »

Dans les années 70, les historiens Michel Certeau, Jacques Revel et Dominique Julia ont publié un article dans lequel ils dressaient le constat de la mort de la culture populaire : « La culture populaire, écrivent-ils, existe-t-elle ailleurs que dans l’acte qui la supprime ? »  Autrement dit, que l’on en parle d’autant plus qu’on en fait le deuil. 

Réhon, usine de la Providence. Dessin à la craie dans le hall du train feuillard. 1984

Cette assertion radicale a le mérite de poser la question de savoir qui parle et d’où, lorsqu’il est question de la mémoire ouvrière et de sa transmission. Fabrice Montebello exprime quant à lui au moins une certitude : « Je reste persuadé que dans le bassin de Longwy, il y a une transmission dans la sphère privée qui relève de la filiation et de l’amour sincère des enfants et petits-enfants pour leur père et grands-pères, ouvriers et souvent immigrés. Cela est très fort, quand bien même, ils auraient changé de milieu social. »

Lorsque les sidérurgistes en lutte ouvrent les portes des usines et invitent la population à découvrir le monde dantesque des aciéries, le choc est immédiat.

Pour Sylvain Dessi, cette exposition n’est pas un mémorial élevé à la classe ouvrière défunte, bien au contraire. « Demain ne sera pas la même chose, mais c’est important de connaître notre histoire. Cela permet de mieux préparer l’avenir, car on ne reconstruit pas si on a perdu son identité ». Certains  aimeraient que ce passé soit définitivement jeté aux oubliettes, estimant que cette histoire appartient définitivement au passé et n’a rien à transmettre. 

quelque chose à la fois de formidable et de terrible a existé. Visiter l’exposition des photos de Sylvain Dessi est l’occasion de combler les vides et de s’interroger sur les raisons qui ont provoqué cette catastrophe industrielle et sociale ainsi que le choix d’une politique de la table rase.