« Le Chat élève la pensée moderne »


21h30
, le 9 octobre 2021En octobre, le matou est partout. Dans les pages de votre Journal du Dimanche avec des dessins exclusifs réalisés par son créateur, Philippe Geluck. Mais aussi dans une version enrichie du catalogue accompagnant l’exposition monumentale qui lui est consacrée. Le Chat déambule, qui sort mercredi chez Casterman, dévoile les secrets de l’aventure de ces 20 sculptures en bronze de 2 mètres de haut, passées notamment par les Champs-Elysées à Paris ou par les bords de la Garonne à Bordeaux et qui sont actuellement à Caen. Le même jour, un autre livre, Les Mots du Chat (dont le JDD est partenaire), dévoilera le meilleur de la pensée de l’animal. Au menu, 400 aphorismes chocs. Poétique : « Pour les poissons de mer, les bateaux sont des nuages. » Provocateur : « Avec le tissu d’une burka, on peut fabriquer 80 strings. » Imparable : « Si Zorro avait eu un portable, il aurait utilisé un numéro masqué. » Ou introspectif : « J’aime assez être seul et mon plaisir est parfois plus grand selon qui n’est pas là. » Dans ce nouvel incontournable de la philosophie de comptoir, le félin n’apparaît que quatre fois, en couverture, au début et à la fin, mais sa pensée est partout. Un ouvrage inhabituel au milieu des 23 tomes classiques du Chat que Philippe Geluck a publiés depuis 1983.Pourquoi publiez-vous un album du Chat où on ne le voit pas?Ce livre est un ovni. Je me suis demandé : si je prends juste les réflexions du Chat, détachées de lui, est-ce que ça fonctionne? Il y a quelques années, j’ai fait un spectacle, seul en scène, pour aider des copains dont le théâtre n’allait pas bien. Je terminais avec des aphorismes du Chat, c’était très efficace! Ça m’a inspiré. Parmi les milliers de dessins publiés, j’ai donc retenu 400 pensées du félin. Comme je suis un homme d’image, j’y ai ajouté quelques dessins mais qui ne représentent pas Le Chat.Est-ce un livre de philosophie?Oui, c’est de la haute philosophie, mais de comptoir! Le Chat élève la pensée moderne. Comme c’est un escroc, il pourrait avoir piqué des phrases à des philosophes célèbres que je n’ai pas lus. De temps en temps, des aphorismes du Chat sont donnés comme sujet de dissertation à des étudiants. Alors que moi, c’est juste pour faire rire.

« J’avais besoin de me replonger dans le monde d’avant. Vous aurez noté que les mots « présidentielle », « sous-marins » ou « Zemmour » sont aussi absents »

Dans ce livre, ce sont ses meilleures phrases ou des nouveautés?Les deux. J’ai gardé les meilleures et pas les plus nulles. Il y a aussi des phrases que j’avais oubliées et des inédites. Il manque évidemment toutes celles pour lesquelles Le Chat est obligé d’être là pour qu’on comprenne.Un mot est absent : le Covid…Ah oui, c’est vrai. Je ne suis pas un dessinateur d’actualité. Et comme on n’a parlé que de ça pendant deux ans, j’avais besoin de me replonger dans le monde d’avant. Vous aurez noté que les mots « présidentielle » ou « Zemmour » sont aussi absents.Qu’est-ce qui est le plus fort : les images ou les mots?On dit qu’un bon dessin vaut mieux qu’un long discours. Mais je ne pourrais me passer ni de l’un ni de l’autre. Ce n’est sans doute pas un hasard si j’ai créé un personnage bavard. Mon ami et maître Siné disait que le plus grand dessin humoristique est muet. On rêve tous d’en faire un qui peut se passer de texte et serait universel. Mais je ne suis pas certain que ce soit possible tant les codes sont différents entre les pays et les civilisations.Par quoi commencez-vous pour Le Chat : le dessin ou le texte?Au début, ça partait toujours de l’idée. Mais j’ai tellement dessiné qu’à présent je me lance sans filet. Je commence à dessiner Le Chat en me disant qu’un truc va bien me venir. Sa tête et son air d’ahuri me stimulent. Quand je le vois apparaître sous mon crayon, la connerie qu’il va proférer n’est pas loin. Il est le héraut de sa propre pensée!

« Mon métier, c’est d’associer des choses inassociables. C’est de là que naît la drôlerie, l’étonnement ou l’indignation »

Qu’est-ce qui marche le mieux : les mots doux ou les mots acides?Quand ils sont grinçants, c’est évidemment plus réjouissant. Il y a toujours ce sentiment de dévoiler une partie du monstre qui est en lui, et en moi, qui se permet de rire de choses dont on ne devrait pas. Parfois, je m’interroge : est-ce que je peux? Puis je me dis que si ça me pose question, c’est que je suis dans le bon. Le Chat peut être très fleur bleue mais aussi dire des choses profondes, enchaîner avec une froideur absolue ou des grossièretés. Comme en cuisine, il faut mélanger les saveurs. Mon métier, c’est d’associer des choses inassociables. C’est de là que naît la drôlerie, l’étonnement ou l’indignation.On prend davantage de risques avec les mots ou avec les dessins?Pas plus avec l’un qu’avec l’autre. Les deux peuvent être une main tendue, pour caresser ou attaquer.×Vous censurez-vous parfois?Forcément, quand je me dis qu’on risque de ne pas comprendre que c’est pour rire. Si je reste dans l’humour même au troisième degré, on voit bien que l’intention est de rigoler. S’il y a un doute, que ça peut passer pour de l’agressivité sans qu’on sente derrière une intention louable, je renonce. Quand Shimon Peres est mort, j’ai dessiné un corbillard et titré « En voiture Shimon! ». Ça m’a fait rire sur le moment, mais ça n’avait aucun sens. Voilà typiquement un dessin que je laisse dans un tiroir.C’est en ce sens que vous aviez déclaré, après l’attentat de Charlie Hebdo, que vous ne dessineriez pas Mahomet?Je ne l’avais jamais fait avant, je ne le ferais pas plus maintenant. A partir du moment où ça pose un tel problème à tellement de monde, je disais juste qu’il fallait se poser la question. Le métier a changé, la société aussi. Internet fait voyager des images en quelques minutes autour de la planète, alors qu’avant les journaux satiriques étaient lus par un public averti dans un pays respectant la liberté d’expression. Ce n’est plus la règle. Je vous l’ai dit, je ne suis pas un dessinateur d’actualité, je pratique surtout l’humour absurde. Je continuerai à évoquer des sujets délicats, à allier respect d’autrui et provocation, à flirter avec la limite. C’est le travail des humoristes depuis des siècles. Il faut poursuivre cette mission mais l’accompagner d’une pédagogie car visiblement une partie du public n’accepte plus le deuxième ou le troisième degré.

« Un petit con n’est pas forcément con. Un pauvre con ou un sale con non plus. Un vieux con, c’est autre chose. Un gros con, c’est en général un con »

Qu’avez-vous pensé de la polémique autour de Xavier Gorce, le dessinateur de presse qui, en janvier, a été désavoué par Le Monde après un dessin sur l’inceste?Je suis solidaire de Xavier Gorce, un type remarquable qui produit des dessins percutants avec ses pingouins. Les dessinateurs d’animaux se soutiennent! Plus sérieusement, j’ai trouvé lamentable qu’un journal regrette cette publication alors qu’il n’y avait aucune ambiguïté sur le fond. Se désolidariser d’un dessin comme celui-là, c’est retirer l’échelle à quelqu’un qui travaille sur le toit. C’est nier le sens de cette profession. Sinon, on ne va plus pouvoir prononcer un mot ou faire un dessin sur un sujet délicat. En Belgique, des politiques voudraient rebaptiser les Journées du patrimoine en Journées de l’héritage parce que le mot patrimoine a une connotation sexuée. Ça commence à bien faire!Quel est votre mot préféré?« Con ». Je ne dis pas que ce qu’il véhicule emporte mon adhésion, mais je crois que Le Chat le prononce volontiers. C’est peut-être le big bang de la langue française. Il y a très peu de matière : trois lettres. Mais si on le décortique, on peut créer un univers et toute l’engeance humaine peut s’y retrouver. Un petit con n’est pas forcément con. Un pauvre con ou un sale con non plus. Un vieux con, c’est autre chose. Un gros con, c’est en général un con.Et le mot qui vous irrite le plus?Peut-être « allégeance ». Je suis quelqu’un de méfiant. J’aime la fidélité, mais pas la soumission. Ça revient à remettre les clés de soi-même à un concierge. Je préfère avoir un passe-partout pour me sortir de toutes les situations.Quel a été votre premier mot?Je ne sais pas, mais quand j’étais petit on m’a demandé ce que je voulais faire plus tard ; j’ai répondu « clown ». Mes parents m’ont aussi raconté qu’enfant je prétendais être un chat. C’est étrange… Finalement, je n’ai fait que suivre ces deux mots.

« Les livres du Chat sont des gags indépendants, alors quand c’est intraduisible on en remplace un par un autre »

Pourquoi n’aimez-vous pas l’expression « jeux de mots »?Je préfère les jeux avec les mots que les jeux de mots. Certes, il ne faut pas se priver si on trouve quelque chose de vif, d’inattendu, mais je préfère jouer sur le sens. Je ne suis pas client du jeu de mots pour le jeu de mots. Je me suis interdit de jouer sur la consonance « chat », car Siné l’avait fait de manière magistrale dans les années 1950. Je n’ai craqué qu’une fois pour le titre de l’album Et vous chat va? en 2003. Il répondait : « Chuper merchi. »Vos livres sont traduits dans une quinzaine de langues. Validez-vous les textes?Je peux relire en néerlandais, en anglais, en italien. Au-delà, je cale. Les livres du Chat sont des gags indépendants, alors quand c’est intraduisible on en remplace un par un autre. Ainsi, un album français n’a pas d’équivalent en langue étrangère. Une exception : quand j’ai publié La Bible selon Le Chat avec mon coauteur, Dieu, c’était une histoire complète. Face à un jeu de mots foireux, le traducteur ajoutait une petite note en s’indignant auprès du lecteur que c’était intraduisible.Vous publiez une édition augmentée du Chat déambule, l’album-catalogue de l’exposition de vingt sculptures géantes de votre héros, qui sont actuellement à Caen…C’est une aventure enivrante, magique. On a eu entre 2,5 et 3 millions de visiteurs au printemps sur les Champs-Elysées. Nous étions une des rares expositions visibles, puisque tous les musées étaient fermés. Et ça continue. Les Chats iront à Genève, puis Milan, Dresde, Hasselt et Bruxelles. On a reçu une demande de Séoul et un contact a été établi avec Montréal. J’aimerais aussi les emmener à New York. Ce serait rigolo d’arriver dans des villes où Le Chat n’est pas connu. La force de ces statues, c’est qu’elles sont parlantes sans parler. Chacune est un gag.Vous les vendez pour financer une partie du futur musée du Chat et du Dessin d’humour, à Bruxelles. Quand ouvrira-t‑il?En 2024 ou 2025. La première pierre a été posée par la région mi-septembre. Vingt sculptures ont déjà été vendues et d’autres sont en négociation. A cette taille, la règle du bronze nous permet de faire deux exemplaires originaux par modèle. On peut donc en vendre autant. Au départ, elles étaient à 250.000 euros chacune ; maintenant, certaines atteignent 370.000 euros. Elles prennent de la valeur, ce qui est bien pour la cagnotte du musée car je ne gagne pas un centime sur ces ventes.

« Il est né en 1983, il s’est épaissi et arrondi très vite, mais il a atteint sa maturité en 1990. Je ne vais pas le faire gonfler éternellement »

N’est-ce pas narcissique de créer son propre musée?Il y a sans doute un petit chatouillement narcissique, mais je vous promets que ce n’est pas du tout le moteur. Et puis il n’y aura pas que moi, Le Chat et mon travail. J’ai envie de faire quelque chose de joyeux, de populaire, d’ouvert. Et de partager mon admiration pour d’autres dessinateurs, puisqu’il y aura des expositions temporaires avec des invités. Une section sera aussi réservée à la présence du chat dans la culture humaine depuis l’Egypte ancienne. Si je participe à donner le goût du dessin, de l’art, de l’humour à des enfants, la mission sera accomplie.Le Chat aura 40 ans en 2023, le musée ne sera donc pas prêt?Non, mais je suis toujours d’avis de fêter ses 41 ans et demi.Comment vieillit-il?J’ai l’impression qu’il ne vieillit pas, et moi non plus. Il est né en 1983, il s’est épaissi et arrondi très vite, mais il a atteint sa maturité en 1990. Je ne vais pas le faire gonfler éternellement.N’a-t-il pas pris la grosse tête?Non. Dans ce qu’il dit, il reste humble même s’il est persuadé d’illuminer le monde. Je saurai lui dégonfler les chevilles si nécessaire. Et à moi aussi. Vous savez, je reste un débutant à chaque dessin.Pourquoi les chats « mignons » cartonnent-ils sur Internet?Cet animal fascine les humains depuis toujours. Il est mignon parce qu’il est mystérieux et remarquable. Il est hyper bien conçu, rapide, musclé. Et il est très subtil avec les humains. Il leur laisse croire qu’il pense alors que, selon moi, pas du tout. Sauf le mien, évidemment. > « Le Chat déambule », Casterman, 168 pages, 25 euros.> « Les mots du Chat », Casterman, 104 pages, 14,95 euros.