"Le conflit entre l'Ukraine et la Russie renforce la position des Américains et de l'Otan face à la Chine", selon l'un...


La crainte d’une escalade militaire aux portes de l’Union européenne est à son paroxysme depuis que Vladimir Poutine a reconnu lundi l’indépendance de deux territoires séparatistes prorusses dans l’Est de l’Ukraine, les « républiques » autoproclamées de Donetsk et Lougansk. L’universitaire Joseph Martinetti a répondu à nos questions.

Le conflit était-il inéluctable ? 

C’était en germe depuis la fin de l’union soviétique et surtout depuis la mise en place des premières révolutions de couleurs où la fragilité de l’Ukraine est apparue au grand jour.

On sous-estime le caractère fragile à la fois de l’identité ukrainienne et de son économie.

Quand je suis allé en Ukraine au début des années 1990, la population à Kiev était russophone; à l’ouest (qui appartenait autrefois à la Pologne ou à l’empire d’Autriche), c’était la langue ukrainienne qui était pratiquée, qui avait davantage de lettres de noblesse. Dans les campagnes, les gens étaient “russifiés”.

Il y a une continuité historique très forte. Des villes comme Odessa par exemple sont totalement russophones.

Les choses se sont compliquées lorsque l’Ukraine a voulu créer un état « nation », sur le modèle des états européens avec une langue unique et cela pose des problèmes aux minorités, à ceux qui parlent hongrois, aux russophones.

En faisant une étude des cartes électorales, depuis l’indépendance de 1991, près de 40% des partis étaient des partis pro russes dans la partie sud et est. 

Economiquement, comment se porte l’Ukraine?

L’Ukraine ne brille pas beaucoup. Elle avait une économie qui était totalement imbriquée à celle de la Russie.

Elle dépendait de l’économie soviétique, ce qui en faisait une région riche d’ailleurs. Il y avait ce pilier industriel (fer, charbon…) de l’économie soviétique qui se situait dans la région du Donbass. Il y avait aussi les riches terres noires , considérées comme les plus fertiles du monde.

Autrefois, l’Ukraine était une province plutôt riche. Le fait d’avoir coupé avec la Russie dès le début du XXIe siècle, a fait que son économie est désormais en panne. Un des premiers investisseurs est  d’ailleurs la Chine.

Une des premières ressources du pays c’est aussi le transit du gaz russe qui apporte une manne financière importante pour le passage de l’ancien oléoduc de l’amitié. 

Il y a donc des terres agricoles fertiles. Comment se porte ce secteur? 

Il a repris du poil de la bête.

Que ce soit en Ukraine ou en Russie, l’agriculture marchait mal. C’était un échec total. l’Union soviétique était obligée d’importer son blé alors qu’elle a les terres les plus riches du monde.

Ces deux pays sont devenus aujourd’hui exportateurs de blé.

La Russie tient d’ailleurs la première place dans le monde. L’Ukraine a pas mal privatisé et les Chinois ont acheté des terres comme de nombreuses entreprises françaises.

 

Quel est l’intérêt des Etats-Unis de se positionner sur ce conflit?

Il ne faut pas oublier en effet cette “machine” de propagande médiatique qui consiste à créer un ennemi, comme on l’avait fait pour l’intervention en Irak, au moment des Printemps arabes. Il faut aussi légitimer des actions. Je ne pense pas que l’Occident se lancera dans une opération militaire.

Même pas la Russie je pense. 

Quant aux sanctions de L’Europe contre la Russie.

L’Europe est un peu coincée… Le premier train de sanctions est surtout contre les dirigeants des fameuses “petites républiques indépendantes” (Lougansk et de Donetsk). Cela reste assez prudent.

Il ne faut pas oublier que l’économie de l’Union européenne est très étroitement imbriquée à celle de la Russie. Auchan, Decathlon, Renault… La France est un des premiers investisseurs en termes commerciaux. Il y a beaucoup d’intérêts français sur le marché russe.

 

Les premières mesures de rétorsion prises en 2014 avec le boycott de certaines technologies a eu pour conséquence que les russes ont interdit les importations alimentaires et cela s’est retourné contre l’Europe et en particulier contre la France qui n’exportent plus ses poulets, son lait, ses fromages que l’on trouvait dans les supermarchés russes. L’agriculture française, surtout en Bretagne, a beaucoup souffert. 

Et la question du gaz ?

Les Allemands sont allés trop vite dans la décarbonation en supprimant leurs centrales nucléaires, dont la dernière doit fermer en 2025.

Ils sont tributaires du gaz russe ou sinon, il faut qu’ils consomment du charbon…L’Allemagne est la première puissance industrielle européenne et le pays est très attentif au coût des énergies.

Autour d’elle gravitent de petits pays (Slovaquie, Pologne, Hongrie…) qui vivent autour de l’économie allemande. Il y a là un bras de fer entre Allemands et Français qui sont plus indépendants énergétiquement de la Russie et défendent le nucléaire.

 

Vous parlez d’adoption d’une politique gaullienne? 

Le problème de l’Europe aussi est qu’elle n’est pas toujours unie. La France a effectivement intérêt à adopter une politique gaullienne. C’est un peu ce qu’à fait Emmanuel Macron mais la France est trop arrimée à l’Union européenne et même à l’OTAN, ce qui fait qu’elle n’a plus les marges de manœuvre suffisantes pour être crédible.

La France n’a plus les moyens de mener, à mon avis, une politique de médiatrice car économiquement elle est très faible par rapport à l’Allemagne. Elle ne peut pas avoir une démarche autonome comme ont pu le faire de Gaulle ou Mitterrand même.

La situation peut-elle dégénérer en Ukraine ?

Il ne faut pas l’écarter car elle essaye de récupérer son territoire mais pas contre les Russes ! C’est contre les rebelles, les russophones des provinces.

Je trouve que l’on minimise cette volonté ukrainienne d’agir, par la force, face à des russophones qui ont décrété la sécession.

Mais au fond, la Russie a-t-elle vraiment intérêt à annexer ces régions industrielles qui coûtent de l’argent? La Crimée a coûté cher à la Russie. Il ne faut pas oublier qu’en Russie, le niveau de vie de la population reste faible.

 

Mais que veut Vladimir Poutine? 

Vladimir Poutine signe la protection, l’armée russe pourra intervenir. Il crée une sorte de cordon sanitaire pour protéger ses territoires.

Un précédent existe déjà, en Géorgie, avec l’Ossétie du sud.

Il faut revenir à la création de l’Union soviétique qui est faite en respectant le droit des peuples. En Russie, il y a 300 à 400 peuples.

On avait créé un système de poupées gigognes avec des républiques autonomes et quand la Géorgie fait un peu comme l’Ukraine en voulant “faire des citoyens géorgiens” des habitants d’Ossétie notamment pour unifier le pays, les gens se révoltent et font appel à la Russie.

L’Union soviétique, sous la férule du communisme et d’absence de libertés, arrivait à maintenir la paix mais c’était une cocotte minute !

L’Ukraine veut construire un État avec une population homogène, une même langue. Il faut savoir aussi qu’il y a beaucoup de Polonais et de Hongrois aux frontières et ils voient d’un mauvais œil cette politique d’uniformisation et d’unification linguistique. 

Un perdant: l’Ukraine.

Un gagnant: la Chine ? 

Dans ce conflit, il y a une grande victime : l’Ukraine. Son économie est très affaiblie et elle aura du mal à se relever car elle est écartelée. Son atout était d’être entre le Russie et l’Europe.

En devenant un cul de sac de l’Europe elle se prive d’éléments porteurs: avant tout le gaz transitait par l’Ukraine, les ports d’exportations russes étaient les ports ukrainiens et tout cela n’existe plus. La côte russe s’est très développée dans l’autre partie de la Mer noire et les ports d’Odessa ont beaucoup perdu dans ce trafic maritime. 

Selon moi, la Chine est le grand gagnant de cette crise.

Elle a beaucoup d’intérêts économiques dans les ports, sur la Route de la soie par exemple et les Ukrainiens ont besoin d’investisseurs. Cette désunion des européens leur profite. Si les sanctions s’accentuent, la Russie va devoir davantage s’allier à la Chine.

 

Et les Américains en profitent pour consolider l’OTAN…

Exactement. L’Otan qui était en situation de mort cérébrale est réconfortée. Dans la compétition d’arrière-plan avec la Chine, on assiste dans le monde avec cette affaire ukrainienne à une hiérarchie des alliances pour les Américains.

d’une certaine manière, les Etats-Unis remettent en ordre l’Europe en profitant de la forte crainte des pays proches de l’Ukraine qui veulent consolider leur défense. 

Ce n’est pas anodin en termes d’armement. Cela veut dire qu’il y a l’achat de matériel américain.

Cela favorise grandement le système américain qui conserve un système de stratégie d’hégémonie mondiale face à la montée de la Chine.

Les Etats-Unis contrôlent le monde, tous les détroits, les mers… Leur politique est d’enclaver la Chine et pour mener un bras de fer – surtout sur Taiwan -, il faut que l’alliance des deux cercles fonctionne. On a déjà assisté à cela en Irak, en Afghanistan.

 

Vous évoquez aussi une résurgence du nationalisme ukrainien…

On en parle peu mais un nationalisme radicaliste s’est installé en Ukraine.

Dans l’histoire de ce pays, il y a des moments terribles lors de la guerre civile avec Stepan Bandera  qui a accompagné les nazis. On voit aujourd’hui des résurgences de nationalisme ukrainien, très fascisant.

On connaît les périodes sombres de l’Ukraine. On a vu des nationalistes ukrainiens prendre parti pour les Allemands en 1941 et 42 avec des choses horribles, comme le massacre de Babi Yar.  Il y a aussi eu e la propagande “soviétique” de la Grande guerre côté russe, de l’anti fascisme.

 

C’est triste de voir aussi l’Ukraine basculer dans ce nationalisme. 

 

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