En France, le grand tétras bat de l’aile. Certes, ce gracieux galliforme de montagne est toujours là : queue noire ébène en éventail, reflets bleutés du jabot, virgule carmin surlignant l’œil, le mâle, qui peut peser jusqu’à 5 kg, se promène encore en lisière des forêts de conifères, de préférence dans les buissons de myrtilles, un fruit qui « joue un rôle important pour l’alimentation des adultes et des poussins, le camouflage et le couvert thermique ». Pas étonnant donc que les derniers grands tétras de France se trouvent dans les Pyrénées où la petite baie, qui fait aussi le bonheur des ours, se ramasse à la griffe tout l’été.
Mais dans ce massif où les accouplements se font en hiver et les pontes au printemps, la population baisse. Elle est passée de près de 7 500 individus en 2004 à un peu plus de 5 000 en 2019. Un déclin « avec une perte annuelle de 2 % », documente un rapport consacré à la situation de l’espèce dans les Pyrénées, réalisé par des scientifiques du Comité d’expert pour la gestion adaptative (Cega). En accès libre depuis fin août sur le site Researchgate, ce document relève que « au cours des 15 dernières années, l’effectif de mâles sur les leks [zones de reproduction où les coqs paradent pour séduire les poules] s’est érodé d’environ 20 % […] Ceci souligne que les efforts de conservation entrepris ces dernières années n’ont pas été suffisamment efficaces pour enrayer la dynamique négative de la population. » En France, où il a disparu des Alpes, et quasiment du Jura et des Cévennes, le grand tétras est classé sur la liste rouge nationale comme « vulnérable ».
Le grand tétras a disparu des Alpes et est menacé dans les autres massifs montagneux français. © FNE Midi-Pyrénées
Idéalement, ce document du Cega, étayé et mobilisant les meilleurs spécialistes, aurait dû être remis au ministère de la Transition écologique. Lequel s’en serait servi pour tenter d’atteindre l’objectif fixé par la stratégie nationale d’action en faveur du grand tétras définie en 2012 : « Stopper le déclin des populations pour tendre vers un bon état de conservation de l’espèce » sur 10 ans. Mais en France, les outils pour accompagner la sauvegarde de la biodiversité ne vont guère mieux que le grand tétras et le Cega n’a pas remis la version finale de ce rapport de modélisation aux services de Barbara Pompili.
En effet, le 6 juin dernier, Aurélien Besnard, biologiste chercheur fraîchement nommé à la présidence du Cega, en a démissionné, faute d’entente avec le ministère sur un rééquilibrage de la composition du comité (lire notre encadré ci-dessous). Dans la foulée, d’autres membres du comité ont aussi démissionné, en prenant soin, à défaut d’avoir à ce moment-là sa version finale, de remettre le prérapport sur le grand tétras au ministère. « L’idée était de montrer que, au moment où il se mettait en sommeil, le Cega était bien capable de produire des analyses de qualité avec un avis objectif fondé sur des données scientifiques », explique Guillaume Bal, du Muséum national d’histoire naturelle, secrétaire scientifique du Cega. Le ministère a indiqué la suspension des travaux du comité à ses membres par courrier le 29 juin.
Le danger des câbles et clôtures
Ce rapport sur le grand tétras montre pourtant tout l’intérêt d’un tel comité. Loin d’accabler uniquement les chasseurs, les coauteurs estiment ainsi « que la réduction de la mortalité liée aux collisions avec les infrastructures linéaires disposées en milieux de montagne (câbles de remontées mécaniques, lignes électriques, clôtures) » est aujourd’hui la mesure prioritaire pour la sauvegarde du galliforme. « Le grand tétras est un oiseau lourd qui vole assez vite, plutôt au crépuscule quand la visibilité est moindre : du coup, beaucoup se tuent dans les clôtures et les câbles des remontées mécaniques, explique Emmanuel Ménoni, de l’Office français de la biodiversité (OFB), co-auteur du rapport et spécialiste français du volatile sur lequel il travaille depuis plus de 30 ans. Les tableaux de chasse sont aujourd’hui plutôt insignifiants. Si on arrivait à relever ne fut-ce que de trois points le taux de survie des femelles, la population serait stabilisée. » Il faut pour cela avant tout rendre visibles les câbles et clôtures qui balafrent le massif. « Ces repères visuels permettent à l’oiseau de dévier son vol et on sait que cela peut réduire la mortalité de 80 %. Mais aujourd’hui, seuls 25 % des câbles et seule une centaine de kilomètres de clôtures sur les 1 100 concernant l’habitat favorable du grand tétras et du lagopède sont visibilisés dans le massif. Il faut encore des moyens », dit-il.
C’est même une urgence : le Bilan démographique Pyrénées 2021 de l’Observatoire des galliformes de montagne (OGM), paru le 6 septembre, confirme une « tendance à la diminution des effectifs de coqs sur le massif » évaluée à 12,3 % sur 12 ans. Et donne un indice de reproduction très mauvais pour 2021 : 0,6 jeune par poule. Selon la stratégie nationale grand tétras de 2012, si cet indice est inférieur à 1, la chasse n’est pas autorisée. C’est ce qui va arriver cette année : en Ariège, par exemple, département le plus « préleveur » avec les Hautes-Pyrénées, la proposition de l’interdire pour la saison 2021-2022 est encore en consultation publique et la préfète doit signer l’arrêté le 1ᵉʳ octobre. Mais « la décision sera conforme au projet soumis à consultation », assure-t-on du côté de la préfecture.
La chasse n’est pas autorisée lorsque le taux de reproduction du grand tétras est insuffisant. © FNE Midi-Pyrénées
Par conséquent, « il n’y aura pas de chasse au grand tétras cette année, c’est une certitude », se félicite Thierry de Noblens, administrateur de la FNE Midi-Pyrénées, qui a lancé une pétition sur le sujet. Le militant écolo s’apprête donc à porter ses efforts devant le tribunal administratif sur le lagopède et la perdrix grise, deux autres oiseaux dans la mire des chasseurs pyrénéens. Il est un spécialiste du genre. Depuis mars 2011, son association et d’autres (le Comité écologique ariégeois, Nature en Occitanie, FNE 65 et Groupement Ornithologique du Roussillon) ont gagné la totalité des 49 procédures intentées en justice concernant le grand tétras. Autant de défaites pour les chasseurs et le ministère, dont la plus retentissante a été la décision du Conseil d’État en novembre 2018 de rejeter un pourvoi du ministère visant à rétablir l’autorisation de prélèvement d’un seul spécimen.
« Aujourd’hui, les prélèvements de grand tétras sont minimes, reconnaît-il. Mais la chasse reste un acteur très volontaire : même quand elle baisse ses niveaux de prélèvement, c’est elle qui donne le la sur les espèces gibiers au ministère. Ce que je reproche le plus aux chasseurs, c’est de ne pas avoir été avec nous ces dernières décennies dans la lutte contre les aménagements dans la montagne, les stations de ski, les lignes à haute tension », qui ont endommagé les zones d’habitat du galliforme. Et d’ajouter l’impossible recensement des oiseaux blessés ou de ceux mourant d’épuisement pour fuir les randonneurs et skieurs.
Autant de facettes du touffu dossier du grand tétras — et au-delà, des oiseaux « gibiers » — qui mériteraient d’être documentées avec rigueur pour améliorer la situation. Par exemple par un comité indépendant d’experts scientifiques, conforté par le ministère.
Au Cega, les démissionnaires trouvaient que la science n’infusait pas assez
Pourquoi Aurélien Besnard a-t-il démissionné, le 6 juin dernier de la présidence du Cega qu’il venait tout juste de récupérer après le départ de Patrick Duncan ? « Je voulais être remplacé comme simple membre du Cega par un autre membre académique ou universitaire et que la vice-présidence soit également attribuée à un universitaire », répond-t-il à Reporterre. Deux « conditions » pas extravagantes mais sur lesquelles il n’a pas été entendu.
Passé inaperçu, ce gros raté est pourtant éloquent. Créé par un décret du 5 mars 2019, le Cega, censé être composé d’experts recruté sur « l’excellence académique », a finalement réuni six experts universitaires, six représentants du monde de la chasse et deux de la Ligue de protection des oiseaux (LPO). Une composition trahissant la difficulté du pouvoir français à se tenir à bonne distance du lobbying toujours très intense des chasseurs. « Les chasseurs ont systématiquement émis des contre-avis qui ont été pris en compte par le ministère, déplore Aurélien Besnard. Sur le courlis cendré, nous avions dit que les données de chasse n’étant pas assez précises, on ne pouvait, en l’état, continuer de l’autoriser. Eh bien, le ministère a considéré que le Cega n’avait pas assez d’éléments pour interdire la chasse… c’est-à-dire le contraire de notre avis ! » Le président démissionnaire assure que, depuis le début, le rapport de force en interne pose problème et que « le ministère a toujours refusé de refondre le Cega sur des bases plus scientifiques ». Contacté à plusieurs reprises par Reporterre, par courriel et téléphone, le ministère de la Transition écologique n’a pas répondu à nos questions.
« Le politique interfère trop et les parties sont en conflit permanent. »
Au-delà du devenir du comité, c’est la façon dont la France pratique la gestion adaptative qui pose question : consistant à « ajuster les prélèvements d’une espèce selon l’état de sa population et sa dynamique », comme le résume la Fédération nationale de la chasse (FNC), la gestion adaptative peut s’avérer un outil pertinent pour maintenir les populations d’espèces à un bon niveau. Encore faut-il que chaque acteur reste à sa place. « Dans les commissions internationales, il y a une grosse séparation entre le politique et le scientifique sur la gestion adaptative avec des commissions où il n’y a que des scientifiques et où les chasseurs et les associations environnementales n’ont qu’un statut d’observateur », note Guillaume Bal. La France a, elle, opté pour un mélange des genres bancal, installant d’emblée le Cega dans un « équilibre précaire » qui aura tenu à peine deux ans. « Pour la gestion adaptative, il faut des objectifs fixés par les politiques, pas par les scientifiques, abonde Aurélien Besnard. Et le rôle d’un comité tel que le Cega doit être de donner les éléments permettant d’atteindre ces objectifs. Mais dans cette phase-là, le politique et les parties prenantes (chasseurs et écolos) doivent se mettre en retrait du processus. Je crois qu’on n’est pas mûrs en France pour cela : le politique interfère trop et les différentes parties sont en conflit permanent. »
Une situation dans laquelle l’ambivalence du politique est prééminente. En attestent les dernières semaines où le pouvoir est passé en quelques jours d’un vibrant « Nous avons du retard sur la biodiversité, il faut le rattraper » (Emmanuel Macron, le 3 septembre à Marseille, au congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature) à la mise en consultation publique d’arrêtés autorisant des chasses traditionnelles d’oiseaux menacés.
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13 octobre 2021 à 09h28,
Durée de lecture : 10 minutes
Animaux
Politique