Le jeûne est-il vraiment bon pour la santé ?


C’est donc lui le gardien du temple ? Crâne bulbeux, joue balafrée, regard à vous ausculter le fond de l’âme : sur ce portrait de 1938 placardé face à la réception de l’hôtel-clinique d’Überlingen, le docteur Otto Buchinger n’a pas l’air de plaisanter. L’époque sans doute n’était pas à la rigolade. Et encore moins à la restriction alimentaire volontaire. C’est pourtant grâce à ce sérieux un poil flippant que le « médecin-philosophe », ex-officier de marine guéri d’une polyarthrite paralysante grâce à un jeûne de dix-neuf jours, a imposé, dès 1920, sa méthode de jeûne « prolongé ». Et c’est ce qui, cent ans plus tard, rassure au moment de tenter cette aventure nutritionnelle minimaliste. Le cadre. L’autorité médicale dont Buchinger et ses trois générations d’héritiers ont fait un pilier. Noria d’infirmières disponibles 24 heures sur 24, équipe de médecins spécialisés, auscultations quotidiennes : ici, rien n’est improvisé. « On est loin de la caricature des bouffeurs de graines perdus dans la Drôme », plaisante un jeûneur doctorant en neurophysiologie, athlète tout en muscles et en sourire, devant son potage über léger.             Un coup d’œil par la baie vitrée du salon de musiquebibliothèque le confirme. Au milieu des volutes de chaleur émanant de la piscine extérieure émergent des silhouettes silencieuses. Ici des infirmières sous de grands parapluies bleus, là des curistes en peignoir regagnant leur chambre aménagée dans le goût de Charlotte Perriand après un sauna… le décor évoque plus le fellinien « Huit et demi » qu’un stage « nature et découverte de soi ». La clinique Buchinger-Wilhelmi, forte de ses 250 000 jeûnes de dix à quarante jours suivis depuis 1953 sur les rives du lac de Constance, est, de fait, une institution. Son expertise lui vaut le titre médiatique de « temple mondial du jeûne ». Pionnière, sa méthode est celle dont les cures françaises, telle la Pensée Sauvage de Thomas Uhl, s’inspirent. Mais, par une bizarrerie sur laquelle le ministère de la Santé n’a pas souhaité nous éclairer, il est interdit de pratiquer le jeûne dans une clinique encadrée médicalement en France. Ce qui laisse paradoxalement la porte ouverte à des nuées de charlatans.     ©Laurence Geai          Luxe, calme et parcours santé personnalisé… tout cela a bien sûr un coût : entre 4 000 et 5 000 euros les dix jours, diagnostics et soins de pointe optionnels inclus (de la médecine orthmoléculaire au massage avec des bols tibétains ou à l’emotional balancing). Pour être très cosmopolite (plus de soixante nationalités), la patientèle est donc socialement assez homogène. De Philippe Starck à Agnès Varda, on ne compte plus les VIP passés par « Buchinger ». Parmi les jeûneurs de l’automne, des élus européens, des architectes parisiens, de nombreux médecins, une marchande d’art new-yorkaise, un banquier de Singapour, un groupe de Saoudiennes, le patron de deux brasseries mythiques parisiennes ou encore un acteur français quadragénaire qui préfèrerait « ne pas trop communiquer sur ses lavements ».                Mais qu’allaient-ils faire dans cette galère qui coûte si cher ? La question s’impose durant les premières journées à deux cent cinquante calories par jour (thé au miel, potage, jus de fruits et hectolitres de tisane cumulés). Entre les maux de tête, les nuits tourmentées et les lombaires douloureuses, on peine à croire que « c’est un très beau cadeau à se faire, une expérience qui vous fait perdre plus que quelques kilos, dix ans de fatigue », comme l’assure Myriam, bientôt 50 ans, entre sa séance de yoga et celle d’ostéopathie. « Ah si, si, si ! » abonde Jean, architecte et bon vivant, venu en couple, et dont le premier jeûne a « changé la vie. L’effet waouh peut durer deux ans ». « Vous verrez ! » nous répète-t-on. On guette l’épiphanie. Que se passe-t-il pour que 60 % des sept mille curistes annuels soient des « revenants », certains cumulant quatre-vingt-dix jeûnes ?   ©Laurence Geai            « On s’allège des différents poids de la vie, c’est une renaissance à soi. Cela redonne une clarté intellectuelle remarquable… tout va très vite dans la tête, tout revient à sa juste place », explique la docteure Monika Griefahn devant un grand verre d’eau, au retour de la grande marche quotidienne en Forêt-Noire. L’ex-ministre allemande, cofondatrice de Greenpeace, est arrivée en plein burnout il y a quinze ans, et en est ressortie « complètement neuve ». Et de comparer le jeûne au travail de son ONG Cradle to Cradle : « C’est le même système hyper écologique. Tu recycles tes cellules sans causer de déchet. » Et, de fait, le principe du jeûne est fondé sur un « switch » métabolique. Cessant d’être alimenté de l’extérieur, le corps puise dans ses réserves de glucose, de lipides et de protéines, créant lui-même des corps cétoniques pour nourrir ses organes. Par un phénomène d’autophagie, le corps élimine les cellules sénescentes ou endommagées. Véritable coup de fouet, le boom de cellules souches neuves lors de la reprise alimentaire est comparable à celui de l’adolescence. On peut donc croire que Miroslaw, sémillant septuagénaire et sportif hédoniste, se sente « comme un serpent à sonnette » [sic].                                                       Au cinquième jour en effet, tada ! la brume se lève. Non seulement on n’éprouve toujours aucune sensation de faim (laxatif liminal et lavement tous les deux jours y sont pour beaucoup, apprend-on), mais toute douleur, toute fatigue se sont évaporées. À nous la pétillante euphorie du teenager au printemps, la sérénité du Bouddha ! Tous les sens, odorat et vue en particulier, semblent augmentés. Un état extatique qui explique l’engouement en France et partout dans le monde parmi les sujets « sains » récemment. On ne vient plus chez Buchinger seulement parce qu’on est obèse, diabétique ou souffrant d’une pathologie inflammatoire chronique.       ©Laurence Geai        Les clients sont de plus en plus jeunes, parfois en burn-out, mais souvent animés par une seule envie : « se recentrer ». L’aspect médecine préventive et le côté ascèse monastique attirent. À une époque où l’accélération des flux de données à traiter n’a jamais été si incontrôlable, et où la pandémie a rebattu les cartes des priorités, « il y a de plus en plus de personnes hyper stressées qui travaillent, fument et boivent trop… ils viennent reprendre le contrôle sur leur corps et leur vie », explique la médecin Françoise Wilhelmi de Toledo, directrice de l’institution pendant quarante ans et mère de Leonard, pour qui « l’apprentissage du vide rend puissant ». Otto Buchinger avait coutume de dire que « ce n’est pas le corps qui a faim, c’est l’âme », recommandant randonnées, musique, poésie et philosophie au menu quotidien. Un programme auquel s’ajoute ici la sociabilité choisie (liberté du programme), la méditation et le yoga (of course). Françoise Wilhelmi de Toledo rappelle qu’il s’agit juste de renouer avec un mode métabolique adopté pendant les périodes de disette hivernale par nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, puis repris par la majorité des religions. Durant le jeûne, toutes nos facultés cognitives seraient en éveil comme lorsque nous cherchions une proie au milieu des steppes glacées (en gros). Fantasme de malnutris shootés à la tisane bio ?               Le neurobiologiste Mark Mattson a étudié la question avec des souris placées dans un labyrinthe. Aucun doute, les « jeûneuses » s’en sortent beaucoup plus vite. De fait, le jeûne est une forme de stress auquel le cerveau répond par une accélération de la production de « facteurs neurotrophiques » qui renforcent et développent les synapses, les neurones issus de cellules souches, et les mitochondries, qui produisent l’énergie dans les cellules. Les facultés cognitives sont bel et bien décuplées. Les corps cétoniques s’avèrent un super-carburant pour le cerveau. Et la sérotonine (hormone aux effets cruciaux sur l’humeur) serait « potentialisée ». Les curistes auraient raison de se sentir plus intelligents, plus sereins, voire plus heureux.©Laurence Geai

« Le jeûne : outil puissant de santé un outil publique »

Mais ce qui a occupé Françoise Wilhelmi durant ces dernières années, ce sont les études sur des êtres humains. Elles restent pour le moment très rares, car très coûteuses. Les labos « ne financent que s’ils ont à la clé un produit à vendre, naturellement, analyse la médecin. Ils essaient d’ailleurs de reproduire les effets du jeûne avec des médicaments bloquant le mTOR, responsable du vieillissement par exemple. On cherche la pilule magique. Ma lutte à moi, à près de 68 ans, c’est de permettre aux gens d’exercer leur programme génétique par euxmêmes ». Elle regrette d’ailleurs que son partenaire de recherche sur le cancer, le célèbre gérontologue américain Valter Longo, commercialise désormais lui aussi un produit ersatz sous le nom de Mimicking Diet. « Nous restons, nous, sur le jeûne comme simple adjuvant aux soins », dit-elle.©Laurence GeaiCôté recherche, depuis une dizaine d’années la clinique a investi pour analyser les données colossales qu’elle avait à disposition, multipliant les partenariats, avec notamment le CNRS de Strasbourg et l’écophysiologiste Yvon Le Maho. Et a publié, en 2020, dans la revue en ligne « PLOS On », la plus grande étude scientifique mondiale jamais réalisée (plus de 1 400 cas) sur les effets du jeûne thérapeutique. Pour Françoise Wilhelmi, la plus grande victoire reste cependant cette autre étude*, qui prouve enfin, selon elle, l’innocuité du jeûne en montrant que la dépense protéinique ne vient pas des muscles. « C’est en réalité le foie et la rate qui fournissent l’essentiel du carburant. » Pas de risque de malnutrition donc, car le corps choisirait les bonnes réserves à transformer. Une autre étude est en cours, avec le CNRS de Saint-Étienne, utilisant les techniques high-tech de l’IRM. « On ne sait pas tout ce qu’on va découvrir, les résultats arriveront en juin, explique la physicienne Magalie Viallon, responsable de l’étude avec le radiologue Pierre Croisille. Mais là, en plus du débat sur la performance du muscle, on s’intéresse à la régénération des organes. L’idée est de rassurer sur les organes vitaux : cerveau et cœur ne s’atrophient pas car ils sont sollicités. En revanche, il y a un rétrécissement du volume du foie important, suivi de sa réexpansion qui laisse entrevoir une réversibilité des organes ! » Une découverte fascinante qui signifierait qu’une régénération des organes déficients serait possible. Magalie Viallon et Pierre Croisille espèrent « dissocier toute croyance de cet outil puissant de santé publique qu’est le jeûne ». Qui est, selon eux, « un soin préventif à moindre coût technologique, écologique et économique au bénéfice sociétal considérable ». Chercheur pendant dix ans sur les cellules souches et ophtalmologue, François abonde : « Face à la nourriture industrielle, au sucre, etc., causes d’irritations chroniques, le jeûne est une détox puissante qui permet de redevenir acteur de sa santé. Ça ouvre une porte. » Celle du « Guéris-toi toi-même » ? ?* « Is muscle and protein loss relevant in long-term fasting in healthy men ? », publiée avec onze chercheurs dans « Journal of Cachexia, Sarcopenia and Muscle » (2021).