« Le témoignage d’Éric Cantona est terrible »


« Vous ressemblez à l’attaquant de Tottenham, Harry Kane ! » Assis dans une des salles de réunion du prestigieux hôtel Le Monitor (16e arrondissement de Paris), Guy Roux n’a pas le temps pour les présentations lorsque l’on se présente à lui. L’heure est à la rigolade.

À l’occasion de la sortie sur Amazon Prime Vidéo du documentaire qui lui est consacré « Guy Roux, une histoire de France », ce jeudi 1er septembre, l’entraîneur emblématique de l’AJ Auxerre (1961 – 2005) s’adonne à ce qu’il adore faire : parler de football et de ses milliers d’anecdotes toutes aussi farfelues que drôles. Pourtant, dans ce documentaire, on découvre un Guy Roux pris par l’émotion et un homme aux grands cœurs ayant profondément marqué les joueurs et les hommes qu’il a entraînés : Laurent Blanc, Lionel Charbonnier, Djibril Cissé, Éric Cantona ou encore Jean-Marc Ferreri. Entre passion et sincérité, Guy Roux se livre longuement. Entretien.

Quelle a été votre première réaction lorsque vous avez visionné le documentaire ?

Ce n’est pas le premier film qui m’est consacré, j’en ai déjà eu trois ! Et puis, j’ai déjà fait du cinéma, je suis rodé donc je n’étais pas surpris par les caméras et les lumières. Mais je l’ai vu quand j’étais en Crète. J’étais en vacances avec mon fils (François). Il avait un lien et on a regardé tout ça en famille. J’ai été très touché. À tel point que le lendemain, à l’heure de la sieste, je lui ai dit : « Repasse-moi le documentaire s’il te plaît ». Là, j’ai tout de suite vu que c’était un vrai film.

Certains témoignages sont très forts. Il y a notamment celui d’Éric Cantona. Votre ancien protégé tient ce discours : « J’ai tout appris à Auxerre. Il n’y en a pas beaucoup que j’aime et je respecte énormément et profondément mais Guy en fait partie. C’est un deuxième père pour moi. »

Il y a eu énormément de témoignages dans ce documentaire. Ils sont pratiquement tous flatteurs. Tous ne le sont pas mais c’est normal. Oui, j’ai été vraiment touché par les discours de personnes dont je ne les croyais pas capable de les faire. Par exemple, Cantona, son témoignage est terrible. Il y a aussi mes grognards de Lionel Charbonnier et Lucien Denis mais les mots d’Éric Cantona sont très forts.

Eric Cantona était insupportable
— Guy Roux

Est-ce une forme de reconnaissance pour vous ?

Avec lui, c’était très difficile (il soupire). Il le sait, il en a pleinement conscience. C’était un adolescent très très turbulent. Si on emploie un mot pour qualifier un gamin, je dirai qu’il était insupportable. Il a épuisé Daniel Rolland, l’entraîneur du centre de formation et après, c’était moi. Il y a aussi eu le président (Jean-Claude Hamel). On l’a eu sept ans. On l’aimait bien tous mais il nous a fait souffrir (il sourit). Le soir de son dernier match avec nous, j’étais totalement vidé. À tel point que j’ai eu besoin de partir tout de suite en vacances et je me suis retrouvé dans l’avion d’Eddie Barclay (éditeur et producteur de musique décédé en 2005). Il partait en voyage de noces à Casablanca (Maroc). J’ai passé quinze jours de rêve là-bas. Je suis revenu en pleine forme !

LIRE AUSSI. Football. Guy Roux : « Je mériterais une décoration pour m’être occupé de Cantona pendant sept ans »

Votre relation avec certains joueurs était plus qu’une simple liaison joueur – entraîneur. Notamment avec Jean-Marc Ferreri que vous avez hébergé chez vous mais aussi Éric Cantona et Djibril Cissé… Pensez-vous qu’en créant un lien paternaliste avec ces joueurs cela a changé votre vie et celle du club ?

J’ai toujours eu des relations fortes avec mes joueurs. J’avoue que je ne sais pas pourquoi ni comment. Seulement, je faisais tout pour eux. Je faisais tout pour leur rendre service. J’ai vite compris qu’ils étaient des hommes avant d’être des footballeurs et qu’ils auraient besoin d’aide dans des moments importants. J’essayais de les guider comme je le pouvais. À toute heure du jour ou de la nuit. Ils savaient que je les défendais.

Alors, c’est sûr que je n’ai pas réservé beaucoup de temps à ma famille. Un jour, on était à table avec ma femme et mon fils qui avait huit ans à l’époque. Et il m’avait dit cette phrase : « Papa, tu as les yeux vides » (silence). Un autre jour, dans une engueulade de couple avec ma femme, je lui ai dit : « Écoute, si tu savais que ce que tu es en train de me dire m’importe peu par rapport au but que j’ai pris hier à deux minutes de la fin, tu ne te donnerais pas autant de mal » (rires).

Ce club, c’était toute votre vie ?

Oh oui. Et pas seulement l’équipe première. Tout était essentiel pour moi. Par exemple, une fois, on était rentré d’un déplacement à une heure du matin. On venait de jouer en D1 ou D2, je ne sais plus. Et j’avais les juniors qui jouaient le lendemain à Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire). Il y en avait un qui ne s’était pas réveillé. Je suis allé le chercher à la ZUP (zone à urbaniser en priorité) pour le réveiller à 7 heures pour qu’il soit là au départ du bus.

Vous dîtes dans le documentaire qu’« on n’a pas le droit de ramener la réussite d’un club à un seul homme parce qu’il y a des milliers de gens qui ont permis cette réussite ». Pourtant, vous êtes le visage emblématique de ce club…

Pourquoi ? Et bien je vais vous donner un exemple. À mon époque, un match de Coupe d’Europe à Auxerre, on mobilisait 600 bénévoles ! Parmi eux, tu avais toujours un mec qu’on mettait à deux cents mètres du stade sur un parking pour indiquer où les voitures devaient se garer. Il ne pouvait pas voir le match avant la 30e minute. Il avait sa bière, son casse-croûte et le journal. Ils peuvent être fiers même si je leur faisais la morale parfois. Je faisais un banquet avec eux et je gueulais parce qu’il laissait passer des gens sans billet et ça représentait 1 % de manque à gagner pour les recettes guichets. Je leur disais qu’avec cet argent, on pouvait payer le salaire d’un joueur stagiaire !

La vie, c’est l’enfance et après c’est les prolongations
— Guy Roux

D’où tenez-vous cette rigueur ? Est-ce la maladie de votre mère (hémiplégie en 1946) et son décès des suites de celle-ci (en 1963), dont vous parlez dans le documentaire, qui vous a forgé ce caractère ?

Cela a changé ma vie, oui. Mon père était un officier sollicité sur toutes les guerres. Mes grands-parents m’ont éduqué. J’ai eu une enfance libre et heureuse. Quand on allait à la messe, il arrivait que l’on mangeait un casse-croûte et que j’aille jouer au football. Quand ma mère est tombée malade, mes grands-parents ont dû s’occuper d’elle. Je suis alors parti en Alsace, chez des amis de mes grands-parents. Ils ne parlaient pas français mais alsacien. C’était pareil à l’école. J’ai dû vite me faire comprendre. Entre ça et la maladie de ma mère, j’ai fait ma personnalité. J’ai une phrase que je répète souvent mais qui n’est pas de moi. Elle dit ceci : « La vie c’est l’enfance, et après c’est les prolongations. » Je vois la vie comme ça.

Vous dites souvent que la défaite vous détruisait. Vous l’évoquez d’ailleurs dans le documentaire. Comment avez-vous géré cela avec vos joueurs ?

C’est simple, la recette n’a jamais changé : c’était six ou sept heures chez soi, une bonne douche et c’est reparti ! Il fallait être assez fort mentalement pour être apte à se reconstruire. Dans la victoire comme dans la défaite, j’usais du même élément de langage. Je disais des mots forts pour que cela travaille mes joueurs. Par exemple, un match où on gagne 3-0, les gars sont heureux comme tout (il mime une célébration). Je leur dis : « Non, attention, il y avait un but hors-jeu, le second on a une chance extrême, le troisième peut-être… Alors le 3-0, hein, stop. »

Jean-Marc Ferreri avec Guy Roux dans le documentaire  » Guy Roux, une histoire de France  » | LCE / PRIME VIDÉO

Comment avez-vous inculqué la rigueur à vos joueurs ?

Par le langage, essentiellement. Quand j’étais entraîneur-joueur, j’avais une relation de copains avec eux. Mais quand je suis devenu uniquement entraîneur, ils se sont mis à me vouvoyer. Ce que je n’ai jamais fait à l’inverse. Si je les tutoie c’est pour une simple raison et non un manque de respect. Par exemple, imaginez si je dis : « Monsieur Cocard, s’il vous plaît, pouvez-vous revenir en défense surveiller votre joueur » ça ne va pas du tout alors que (il fait les gestes du bras pour un retour défensif) : « Cocard, reviens ! », c’est autre chose. C’est un commandement. J’ai fait la même chose avec Laurent Blanc. Quand on est arrivé pour le faire signer en 1995, je l’ai vouvoyé jusqu’à ce qu’il signe son contrat pour jouer chez nous (rires).

Vous êtes vous considérés plutôt comme un éducateur ou un entraîneur ?

Je dirai éducateur car c’est quelqu’un qui s’occupe de la croissance du jeune, de l’enfance à l’âge adulte dans le cadre de la morale judéo-chrétienne. J’ai toujours dirigé les joueurs à l’intérieur de cette morale. Tu respectes les autres, tu ne cherches pas à leur nuire, tu cherches à les aider s’il y a besoin. Et je savais les récompenser. Quand ils étaient bons, ils allaient en équipe de France parce que j’étais proche du pouvoir.

Une fois, Aimé Jacquet est au fond du trou avant la Coupe du monde 1998, il vient à Auxerre pour observer Diomède mais je ne l’avais pas fait jouer ce jour-là. À sa place, il y avait Lionel Charbonnier et il arrêtait tout ! Et devant, il y avait Guivarc’h qui avait marqué et fait un super match. Résultat, dans sa tête, il est reparti avec « Charbo » et Guivarc’h. Il m’avait dit : « Ton Guivarc’h, il n’est pas rapide mais il met des buts hein ». Je lui ai dit que ce n’était pas un virtuose mais il est toujours là pour mettre un but et c’est tout. Il a fait la Coupe du monde sans marquer mais a été essentiel !

LIRE AUSSI. Football. Guy Roux sur l’arrivée d’Enzo Scifo : « Les discussions ont duré douze heures au Hilton »

Avez-vous évolué avec le football ou êtes-vous restés fidèle à vos principes de base ?

J’ai évolué avec le football. À quatre ans de la fin, j’ai fait une année de burn-out. Je suis allé commenter la Coupe des confédérations et la nuit, on regardait la NBA. À l’entraînement, ils faisaient des règles en interdisant soit l’individuel soit la zone. Jusque-là, je gagnais mes matches uniquement grâce au marquage individuel.

Pour faire du travail en zone, j’ai dû appeler Aimé Jacquet parce que je ne savais pas comment ça fonctionnait. Il me dit : « C’est simple, tu mets tous tes joueurs du côté du ballon qui occupe la zone. Et tu fais une balle aux prisonniers et tu suis là où le ballon va. Et je lui dis : « Et de l’autre côté ? » Il m’a répondu : « Il ne va pas de l’autre côté le ballon puisque tu es en train de presser (rires). Je me suis aussi imprégné de la culture anglo-saxonne tout en restant fidèle à mes principes de bases.

Je n’irai plus aux obsèques, je n’irai qu’aux miennes
— Guy Roux

Ces principes sont-ils encore en application ?

Certains ont disparu comme le jeu de tête (il mime l’action et la scène), une progression à deux, vous mettez trois puis quatre joueurs. Vous mettez ensuite un but et vous coupez votre équipe en deux. Certains doivent marquer avec la tête, d’autres doivent dégager les tentatives de la tête. Derrière, vous faites une mise en place, et c’est formidable le nombre de têtes qu’ils font. C’est une question de rendement. Je ne voulais pas que mes exercices ne soient pas prolifiques. Si les gars ne faisaient que trois têtes sur la mise en place, j’avais perdu mon temps.

Quel regard portez-vous sur le retour de l’AJ Auxerre en Ligue 1 ?

C’est à la fois émouvant et fort même si je n’ai pas mal vécu les dix années de Ligue 2. Pour une ville de 37 000 habitants, se dire que l’on a la 28e, 25e ou 32e meilleure équipe française, c’est beau quand on sait qu’on est la 155e ville de France. Il y a eu du beau football. Il se passe toujours des choses ici. J’ai toujours défendu le club. J’étais plus tranquille quand on était en Ligue 2 (rires). Mais pour moi, c’est formidable. Pour la première fois depuis dix ans, on n’est certain d’être dans le pire des cas en deuxième division l’année prochaine !

Vous y croyez au maintien ?

Oui, j’ai confiance en Jean-Marc Furlan et son staff technique de qualité. Il n’y a presque pas eu de transferts payants dont certaines recrues laissées pour compte qui peuvent briller (Mbaye Niang et Benoît Costil). Je pense que l’AJA finira entre la 11e et 13e place.

Le documentaire se termine par ces séquences émouvantes où Djibril Cissé et Lionel Charbonnier évoquent l’instant où vous ne serez plus de ce monde et de l’héritage que vous y laisserez. Quel rapport avez-vous avec la mort, Guy Roux ?

Je suis dans une zone où beaucoup de gens de mon âge occupent une mauvaise page. J’ai enterré trop de proches. Je n’ai même pas pu le faire pour mon Président (Jean-Claude Hamel, décédé en 2020) à cause du Covid. Je blague souvent avec ça mais je dis depuis que la pandémie nous a frappés : je n’irai plus aux obsèques, j’irai seulement aux miennes. Je manquerai à certaines familles pendant quelque temps. Mais quand on y pense, le déroulement de la vie humaine, ce n’est pas beau. Cela ne devrait pas se finir comme ça. La seule chose que je me souhaite, c’est de reste encore en vie un petit moment. J’ai encore pas mal d’énergies, vous ne trouvez pas ?

« Guy Roux, une histoire de France » de Lionel Rosso (Les Créateurs d’émotions – 1 h 30) diffusé sur Amazon Prime Vidéo dès ce jeudi 1er septembre.

chevron_gauchechevron_droite