Léandre, changer si vite, si fort


Athènes, juillet 2011, sous le soleil de midi. Léandre, 15 ans, est assis face à moi. Il est mal à l’aise, il détourne le regard, il mange ses mots. Il n’aime pas l’exercice, répondre à des questions personnelles face caméra. Une grande sincérité, un air désemparé, le regard troublé posé sur un monde qu’il découvre violent.À la question : en quoi tu crois ? Il répond qu’il ne croit (plus) en rien. Certainement pas en Dieu. Pas non plus en l’amour. Et en l’amitié ?… Eh bien il n’y croit plus non plus : « Il y a peu de choses en lesquelles je crois », conclut-il. Il craint plus que tout « le regard des autres ».Je le sens coincé entre la fin de l’enfance et ce qui va advenir, cette période de transition « mortelle » qui appelle la solitude.

Bob Dylan en pointillé

lui ont permis de s’affranchir de cette peur de « se sentir jugé ». Il se sent « libéré » et jette un regard amusé sur les débuts de son adolescence : « À treize-quatorze ans, j’étais mal dans ma peau, je pétais des câbles. Pour un rien, je sortais de table, comme ça, j’étais violent. Puis, j’ai découvert Bob Dylan et Blowing in the Wind. Quand ça montait, je l’écoutais et ça me calmait, direct. »La découverte de Bob Dylan est un élément majeur dans la vie de Léandre. Pendant les sept ans qu’ont duré nos échanges, le chanteur apparaît toujours en pointillé. Cette musique et ce qu’elle charrie est à la fois une source de réconfort, un régulateur d’humeur, son antidote à la colère et la bande-son inspirante des moments heureux. La musique de Dylan sauve et sublime.Léandre est né dans une famille unie qui compte quatre enfants : un grand frère et deux sœurs, toutes deux adoptées à leurs naissances en Chine et en Éthiopie. Ses parents sont enseignants. Léandre leur voue une grande admiration – « ce sont mes modèles », dit-il, « ils vont au théâtre, ils trient leurs déchets ». Le climat serein et la qualité des relations familiales lui permettent de traverser la crise, de s’appuyer sur eux dans les périodes de doute. Il apprécie surtout qu’on lui laisse la possibilité de « faire ses propres expériences quitte à faire des erreurs ». Sur la liste, une soirée trop alcoolisée à l’occasion du Nouvel An, au cours de laquelle son père le récupère.

Léandre, changer si vite, si fort

Grand vertige

Bon élève, il poursuit une scolarité sans encombre. Après sa rhéto, il part aux États-Unis refaire sa dernière année d’humanité, dans une famille d’accueil, avec laquelle il tisse des liens puissants. Un grand vertige le saisit à son retour. Son rêve depuis toujours : être comédien. Et là, au moment de passer les portes du Conservatoire de Mons pour s’inscrire à l’examen d’entrée, il sent que sa place n’y est plus. Les lieux, l’ambiance qu’il ne sent pas bienveillante, les études qu’on lui prédit compliquées, compétitives. Il pressent que sa place est ailleurs. Il a besoin de pouvoir avoir le choix dans ce qu’il fera et de pouvoir en changer. De se donner le maximum de possibilités. Il se tourne alors vers des études de communication à Tournai, mais sans trop y croire. À sa grande surprise, il réussit et s’y sent bien. Léandre, comme quelques-uns du groupe, renonce à ses rêves d’adolescent – comédien, chanteur… – rattrapé par un certain réalisme, ménageant dans le cadre de ses loisirs une place de choix pour les activités artistiques.La connaissance de soi est un sujet majeur pour Léandre : comment (vraiment) savoir s’il est « quelqu’un de bien » ? Comment savoir s’il est devenu un homme ? Quand devient-on « un homme » ? Qu’est-ce qu’être « un homme » ? Mes questions croisent souvent ses interrogations toutes personnelles. Car si tous n’ont pas le même degré de conscience des défis existentiels, Léandre – que l’on a cueilli en plein mal-être adolescent – témoigne d’une grande sensibilité à la chose. La chance de pouvoir l’interroger chaque année permet de suivre pas à pas sa réflexion complexe et nuancée de cette épreuve de soi.Trois ans après la fin du projet en 2018, je le retrouve à 23 ans. L’entretien porte sur son portrait vidéo réalisé entre ses 15 et ses 20 ans : « J’ai trouvé que c’était fou comment on pouvait changer si fort, si vite, en si peu de temps. » Léandre est impressionné par la versatilité des désirs, des envies et des grandes déclarations adolescentes. Il définit l’adolescence comme « une période d’hésitation totale où on a peur de ce qui va arriver après. On se fait plein de scénarios dans la tête et le scénario peut changer tout le temps, on a peur du futur, de ce que l’on va devenir. »Aujourd’hui, il sait ce qu’il veut faire. Même s’il ne peut pas prédire l’avenir, il a une forme d’assurance tout en indiquant que c’est maintenant que ses choix auront sans doute un impact sur sa vie.

Croire en l’homme

Pour lui, le projet Avoir 20 ans a montré qu’il était possible – simplement du fait de son existence et de sa réussite – de « croire » en l’homme, lui qui affirmait lors du premier entretien « ne croire en rien ». Sa longue réponse montre que, probablement, les effets profonds du dispositif sont à mesurer dans les années à venir : « Ça m’a apporté une ouverture d’esprit. Ça m’a apporté un peu de joie. De savoir que voilà… il y a des gens bien, un peu partout. Dernièrement, ça m’a influencé. Quand on faisait les interviews, je disais que réussir sa vie, c’était avoir une femme, des enfants et tout ça. Et là récemment je me demandais si c’était toujours ça. Je repensais aux discussions que j’ai eues avec les autres, avec Wajdi. Je me suis rendu compte que ce n’est peut-être pas ça exactement ce que je voulais. Je ne veux pas me réveiller un jour à quarante ans et me dire que les trucs fous je ne peux plus les faire parce que j’ai des responsabilités. » « Et je me suis demandé : c’est quoi vivre en fait ? C’est quoi poursuivre ses rêves, faire vraiment ce que j’ai envie et pas ce que la société veut. Et vraiment aller au plus profond de moi. Écouter mes envies et essayer d’aller les chercher. »

À savoir

Personne parmi eux n’a abandonné l’aventure en cours de route, ce qui donne une valeur singulière à cette exploration inédite de l’adolescence. Pour cette série d’été, Chloé Colpé signe cinq portraits emblématiques et donne accès à leurs pendants documentaires filmés.

3 questions à Léandre, celui qu’il est aujourd’hui

Avec le recul, quel regard portes-tu sur cette traversée adolescente avec ce projet ?Rétrospectivement, c’était une chance inouïe et, surtout, un cadre exceptionnel qui a permis de créer des ambiances particulières propices aux discussions avec les adolescents. Avec ce groupe, ce n’étaient pas les mêmes discussions qu’avec mes amis de tous les jours. C’était comme vivre deux adolescences en parallèle. À 15 ans, c’était fou de découvrir d’autres cultures, de se rendre compte que notre réalité d’adolescent n’était pas la même à l’autre bout de la planète. Et même au sein du groupe de Mons, ça m’a permis de côtoyerdes personnalités très différentes de la mienne. Aujourd’hui, si je travaille dans le secteur social, dans l’éducation permanente, je pense que ce n’est pas par hasard.

En quoi cette expérience t’a outillé pour ta vie de jeune adulte aujourd’hui ?

Principalement, je dirais que j’ai appris à me poser les bonnes questions, à réfléchir, à comprendre les enjeux. Force est de constater qu’avant le projet, je ne parvenais pas à réfléchir (rires) ! Je le dis dans le portrait vidéo : à 14 ans je pétais des câbles, et puis tout a changé. On ne sait pas comment j’aurais évolué sans le projet mais moi, ça m’a changé la vie. Aujourd’hui je sais que mon entourage me voit comme une force tranquille.

Gardes-tu un souvenir en particulier ?

J’ai toujours à l’esprit l’image de Wajdi qui prenait cinq longues minutes de réflexion avant de nous répondre, je trouvais cela très apaisant. Développer ses idées, avoir de longues discussions philosophiques sur la vie, c’est beau et puissant. Et c’est certainement pour ça que je déteste aller chez le coiffeur, avoir à subir les discussions sans intérêt ! C’est aussi pour ça que j’appréciais nos rencontres avec toi, on avait le temps de la réflexion.