Quelles étaient les réelles intentions du groupe sino-espagnol Mediapro, et de son PDG Jaume Roures, lorsqu’il a obtenu en mai 2018 pour 780 millions d’euros par an* les droits TV des plus grands matchs de la Ligue 1 sur la période 2020-2024 ? La question mérite d’être posée, car à peine la saison 2020-2021 avait-elle commencé que Mediapro n’était pas en mesure d’honorer ses échéances, avant de se retirer définitivement en février 2021, laissant sur le carreau les 140 salariés de ses filiales françaises, et toute l’économie du football hexagonal.La principale interrogation : l’homme d’affaires espagnol voulait-il vraiment créer une chaîne de télévision ? Comprendre : le but initial du groupe basé à Barcelone n’était-il pas de racheter les droits de la Ligue 1 et de les sous-louer ou de les revendre à un autre diffuseur dans l’unique but de réaliser une culbute financière, avec un minimum d’investissements ? Un courriel envoyé le 7 juin dernier par le patron du groupe aux salariés de Mediapro France, dont Marianne a pris connaissance, confirme cette hypothèse : « Il n’était pas nécessairement prévu que Mediapro exploite directement la diffusion des matches », concède-t-il aux salariés français – qui vont tous être licenciés. Roures écrit aussi qu’à « défaut d’autre alternative, il a fallu assurer directement cette diffusion », via la création à la va-vite de l’éphémère chaîne Téléfoot.
Difficultés financières
Qu’implique cette déclaration ? Qu’en reprenant à prix d’or les droits TV de la Ligue 1, Mediapro s’est en réalité lancé dans une grande cavalerie financière. En 2018, les agences de notation Fitch et Moody’s pointaient déjà la situation alarmante de la dette de Mediapro, qu’elles classaient en catégorie « spéculative ». À l’époque, Jaume Roures tentait de faire monter au capital le fonds chinois Orient Hontai Capital (OHC). Pour le convaincre, il a fallu « habiller la mariée », analyse un fin connaisseur du dossier. Comment ? En rachetant – en plus des droits de la Liga espagnole que Mediapro possédait déjà – les droits TV de la série A italienne et de la Ligue 1 française. Les Italiens ont finalement éconduit le diffuseur espagnol qui ne donnait pas les garanties financières suffisantes. Mais en France, la ligue de football professionnelle (LFP) a été moins regardante et Mediapro a remporté fin mai 2018 l’appel d’offres pour plus de 80 % des matchs, dont les meilleures affiches. Bingo pour le groupe de Jaume Roures : à peine un mois plus tard, un accord pour qu’Orient Hontai Capital devienne son actionnaire majoritaire a été annoncé.Les droits TV de la Ligue 1 ont donc servi d’appât. Mais l’arrivée du nouvel actionnaire n’a pas pour autant sorti Mediapro du marasme financier. Selon le magazine Capital, fin 2019, le groupe supportait encore une dette de près d’1 milliard d’euros, soit près de 5 fois son résultat opérationnel courant… L’année suivante, la dégringolade s’est poursuivie : en avril et juin 2020, Moody’s et Fitch ont dégradé la note financière de deux crans de Mediapro, pointant sa « liquidité très fragile ». Difficile, dès lors, de croire dans la capacité de Mediapro à investir dans la création d’une nouvelle chaîne, qui plus est de manière pérenne.
Le lancement (très) tardif de Téléfoot
Durant la période 2018-2020, c’est peu dire que la priorité de Mediapro n’a pas été au lancement de la chaîne censée diffuser la Ligue 1 : d’abord, aucune campagne de publicité visant à conquérir de nouveaux abonnés n’a été mise en Å“uvre, alors que pour équilibrer ses comptes en France, Mediapro devait tout de même convaincre – en partant de rien – 3,5 millions d’abonnés de payer 25 € par mois pour du foot.
« On a découvert les locaux de la nouvelle chaîne entre un mois et demi et deux mois avant son lancement ! »
Pis, les accords de diffusion avec les plateformes des opérateurs de télécommunication, indispensables à la réussite de Mediapro en France, se sont fait longtemps attendre. « Nous avons alerté plusieurs fois Monsieur Roures et ses équipes sur la nécessité de passer des accords de distribution. Nous avons aussi appelé les opérateurs de télécommunication. Et force est de constater que les accords se sont signés très tardivement », a témoigné l’ancien directeur général de la LFP Didier Quillot, lors d’une audition le 22 juillet à l’Assemblée nationale par la mission d’information sur les droits de diffusion audiovisuelle des manifestations sportives. Bref, le doute a longtemps plané autour de la volonté de Mediapro de lancer sa propre chaîne. Ce n’est que début juin 2020, soit seulement deux mois avant la reprise de la Ligue 1, que la création de la chaîne Téléfoot a été annoncée. « On a découvert les locaux de la nouvelle chaîne entre un mois et demi et deux mois avant son lancement ! », hallucine un salarié de la filiale Mediapro France. De toute évidence, « la chaîne a été montée dans l’urgence de l’impossibilité de revendre les droits », ajoute-t-il.Un constat démenti par Jaume Roures, lui aussi auditionné à l’Assemblée nationale le 16 septembre. Il jure avoir toujours eu « pour projet » de créer une chaîne pour diffuser la Ligue 1, tout en restant ouvert à la discussion avec ses concurrents. D’ailleurs « on a créé une chaîne, non ? Je ne vois pas de quoi on parle », a-t-il répondu sèchement au député LREM Cédric Roussel, le rapporteur de la mission d’information. Contacté par Marianne au sujet du courriel adressé aux salariés, l’entourage de Jaume Roures a précisé que « l’objectif de Mediapro était de rendre le foot accessible au plus grand nombre de téléspectateurs. Ce qui peut vouloir dire créer notre propre chaîne, mais aussi arriver à des accords avec d’autres opérateurs pour trouver une formule mixte, faisant partie d’un accord stratégique ».
Canal inflexible
Mais si Mediapro n’a pas réussi à mener à bien sa stratégie cavalière en France, c’est surtout du fait des rudes négociations, perdues, avec Canal +, que Jaume Roures a certainement abordées trop naïvement. « Entre l’été 2018 et l’été 2020, on devine que la relation entre Canal et Médiapro va être très compliquée », analysait Didier Quillot devant l’Assemblée nationale. Après avoir tenté « de faire échouer l’appel d’offres  », Canal a torpillé la stratégie de Mediapro, ne signant aucun accord, ni de distribution via Canal Satellite, ni de sous-licence. « Canal qui n’a pas joué le jeu et nous a pris pour des concurrents (…) C’est comme un enfant qui n’est pas très bien éduqué. On parle pourtant d’un empire, pas d’une petite entreprise », a pesté Jaume Roures à l’Assemblée. L’attitude de Canal est toutefois peu surprenante, vu l’enjeu économique pour la chaîne cryptée, dont les abonnés sont très attachés au football. In fine, le constat est sans appel : Roures s’est fait plier par Bolloré, le grand patron Vivendi, propriétaire de Canal, qui prédisait à ses proches, comme nous le relations, le jour de l’attribution des droits TV à Mediapro : « Il ne faut pas paniquer (…) Mediapro ne pourra pas tenir ses engagements, ils vont droit dans le mur »…
« Il ne faut pas paniquer (…) Mediapro ne pourra pas tenir ses engagements, ils vont droit dans le mur »
Certes pour Jaume Roures, Canal n’est pas seul responsable du départ de Mediapro : il cite le piratage sur Internet ; mais aussi la crise du Covid-19, qui aurait d’une part réduit l’attrait des téléspectateurs pour les matchs de Ligue 1 à la télévision à cause de l’absence de public, et qui a d’autre part provoqué la fermeture des bars-hôtels-restaurants qui représentent « entre 10 et 15 % des recettes TV sur les contrats ». Enfin, Jaume Roures a fustigé l’attitude de la LFP, qui aurait selon lui refusé de négocier un rabais de 200 millions d’euros sur les droits le temps de la crise du Covid-19. Des arguments qui peinent à convaincre. Car comme indiquait Cédric Roussel, « Mediapro est le seul, en Europe, à avoir jeté l’éponge et abandonné son activité ». C’est donc que le problème était plus profond.À LIRE AUSSI : Canal +, CNews, Europe 1… Ce que cache l’appétit de médias de Vincent Bolloré
Désastre économique
Et malheureusement, le bilan est là : Mediapro n’a pas voulu, ou pu, faire le dos rond durant la crise. Il a laissé vacant la majorité des droits de la Ligue 1, qui ont été depuis redistribués à Amazon pour… 250 millions par an, soit un manque à gagner de 530 millions d’euros par an par rapport à ce qui avait été décidé initialement avec Mediapro ! De quoi affecter durablement le modèle économique des clubs dont la part des droits TV oscille entre 50 et 70 % du budget annuel. De même, le monde amateur, qui bénéficie de la taxe Buffet payée par les clubs professionnels, va voir ses moyens diminuer.Et que dire, enfin, du traitement des salariés de Mediapro France, à qui Jaume Roures avait d’abord promis une enveloppe de 5 millions d’euros en guise d’indemnité de départ, et qui sont finalement envoyés en liquidation judiciaire. « Ce monsieur a joué une partie de poker qui se solde par le licenciement de tous les salariés français, dans des conditions épouvantables, et s’est arrangé pour se mettre en liquidation et faire payer l’État français à travers le régime de garantie des salaires », déplorent leurs représentants. Un argument repris par le député Cédric Roussel pour questionner Jaume Roures lors de son audition. Mais ce dernier est resté de marbre. « Il faut trouver un moyen pour ce ne soit pas le contribuable français qui paie les pots cassés de la faillite d’une entreprise commerciale », commente le député auprès de Marianne. Et sauver ce qui peut encore l’être dans cette affaire qui a tout du désastre économique.À LIRE AUSSI : Droits TV de la Ligue 1 : nouveau marasme financier en perspective pour les clubs