Les 2 morts de la maison du malheur > Le Nouveau Détective


Châteauneuf-sur-Loire, une charmante bourgade classée au patrimoine de l’Unesco. Un paradis de calme, à une trentaine de kilomètres d’Orléans, où au roulement soyeux du fleuve répond le profond silence de la forêt… C’est pour cette douceur qu’on vient dans la région – et qu’on y reste. Mais ce matin du 11 novembre, rue de la Touche, les oiseaux ont suspendu leurs chants familiers. Ce sont les sirènes de la police qui tirent les habitants du lit !
Voilà un remue-ménage bien inhabituel : policiers, gendarmes, techniciens de l’identité judiciaire… En tout une dizaine de voitures s’ingénient à passer sous leurs fenêtres, gyrophare au capot. Bientôt, sous un grand soleil froid, le 35 bis est isolé, cerné de véhicules, envahi d’enquêteurs. Et le défilé se poursuit toute la matinée ! A un riverain qui le questionne par-dessus les barrières, un gendarme explique :
— J’ai une mauvaise nouvelle pour vous… Votre voisine est morte.
— Morte ? Marie-France ?
Il est vrai que l’annonce a de quoi choquer. Mais s’agit-il vraiment d’une mauvaise nouvelle ? Au sens propre, on ne dirait pas ça. Du moins pas comme ça.

Le type même de la septuagénaire acariâtre

C’est que cette femme-là, ici, on ne l’a jamais trop aimée. Quand elle a débarqué au 35 bis, il y a quinze ans de ça, c’est à peine si elle a daigné se présenter. Et elle n’a plus salué personne ensuite… Pas bonjour, pas merci, rien. Il faut dire que Marie-France ne sort pas, ou presque pas. Mais dans le genre septuagénaire­ acariâtre, elle mériterait­, elle aussi, d’être classée­ au patrimoine de l’Unesco ! Petite, enrobée, binoclarde, aussi sèche qu’elle est avare, elle incarne à la perfection son rôle d’ancienne comptable à la retraite. C’est dire si on a envie de lui offrir le café !
On n’a jamais compris, en somme, ce que Joseph Bruneau, son mari, a pu lui trouver. Parce que lui, c’était tout le contraire. Ancien ouvrier, bon vivant, bon voisin, il était d’ici, il avait même vécu à Châteauneuf avec sa première­ femme, Paulette… On dit que les secondes noces sont souvent plus heureuses, mais avec ce dragon de Marie-France, sûr que le pauvre Joseph a tiré le mauvais­ numéro ! C’est bien simple : à partir de 2005 – l’année où il a épousé Marie-France –, le bonhomme n’est plus rentré­ chez lui que pour dormir­. Toujours à bricoler dehors­, à tondre la pelouse, à prendre l’apéro chez l’un, à tailler la haie chez l’autre… A voir comme il drague les dames seules du voisinage – « Prenez mon numéro­ de téléphone, on ne sait jamais ! » –, on se doute bien qu’il n’est pas heureux­ en ménage­. Lui, c’est le gars simple, à l’ancienne­. D’une femme, il attend un intérieur bien tenu et quelques bons petits plats. Ce n’est pas grand-chose, mais déjà trop pour Marie-France – alors Joseph s’échappe, qu’il pleuve ou qu’il vente, il part en vadrouille dans le bourg.
Et puis, un jour, soudain, on ne l’a plus vu. Disparu, le Joseph…

On ne saura jamais de quoi Joseph est mort

A ceux qui osent aller demander de ses nouvelles, au 35 bis, Marie-France répond en bougonnant :
— Il a des maux de tête !
Ou alors :
— Il a mal au dos !
A un troisième, elle lance, avant de claquer sa porte :
— Problème de genoux !
Bref, entre la tête, le dos, les genoux, on ne saura jamais de quoi Joseph est mort. Car on a bien fini par l’apprendre… Début 2019, après plusieurs mois de « problèmes de santé », le brave type a rendu son dernier souffle à l’hôpital d’Orléans. Marie-France n’a prévenu personne. Ni les voisins, ni la famille. C’est sur Facebook, par les condoléances d’un cousin, que la propre fille de Joseph a appris la mort de son père ! De quoi alimenter les rumeurs : dans le quartier, on murmure que Marie-France ne serait pas pour rien dans l’histoire… Et moins qu’avant encore, on a envie de fréquenter le 35 bis. N’y passent plus guère qu’un infirmier, pour le diabète de la veuve, et une voisine au cœur sensible.
— Entre nous, nous a confié cette dame, elle se servait de moi et me parlait assez mal. Mais je ne pouvais quand même pas la laisser toute seule, sans nourriture…
Cette âme charitable se doute-t-elle, en faisant pour la première fois les courses de Marie-France, de l’engrenage dans lequel elle met le doigt ? Parce que très vite, il lui faut remplir ses papiers administratifs, gérer ses rendez-vous à la banque, recharger son téléphone… Plus, toujours plus ! Quant à la gratitude, zéro ! Des textos secs, autoritaires, impolis. Il faut dire que Marie-France vit dans une crasse effroyable, ce qui n’améliore sans doute pas son humeur. Les services de la mairie, appelés à la rescousse, ont bien tenté de mettre un coup de propre chez elle, mais comment voulez-vous vaincre quinze ans de graisse, de poussière et d’urine de chat ?

Qui donnerait deux sous de ce cloaque ?

La litière déborde. La baraque empeste. La voisine n’y entre qu’en apnée. Quant aux extérieurs, naguère si bichonnés par Joseph, ils tournent au terrain vague. Les chaises en plastique prennent l’eau, l’herbe folle envahit la terrasse… Et au milieu de ce désastre, l’ancienne comptable néglige de payer ses factures : c’est dans le noir, privée d’électricité, qu’elle accueille désormais ses rares visiteurs. Elle parle de vendre la maison, mais qui donnerait deux sous de ce cloaque ?
De toute façon, à présent, la question ne se pose plus. Marie-France n’est plus, paix à son âme, même s’il est certain qu’elle ne manquera pas à grand monde… Seulement voilà. Ce matin du 11 novembre, le gendarme ne s’est pas contenté d’annoncer aux voisins le décès de la vieille dame. Il a parlé de « mort violente ». C’est l’infirmier, leur explique-t-il, qui, comme tous les matins, l’a trouvée dans son lit. Et elle avait le crâne fracassé ! Quelqu’un l’a tuée !
En ville, c’est la consternation. Si un rôdeur se met à assassiner les bonnes gens à Châteauneuf-sur-Loire, c’est qu’on n’est plus en sécurité nulle part… Un début de panique gagne la ­population. Le soir venu, certains se barricadent chez eux. D’autres font l’acquisition de caméras de surveillance. Mais très vite, une indiscrétion des enquêteurs vient mettre un terme à l’affolement.
— Vous n’avez rien à craindre, assure-t-on aux plus inquiets. Vous pouvez dormir tranquilles…
Est-ce à dire que l’on tient une piste ? Certainement. En tout cas, les coupables ne sont pas les escrocs africains avec lesquels, paraît-il, ­Marie-France fricotait sur le Net. Il y a beaucoup plus proche. A Châteauneuf même, une personne, par ses frasques, n’a pas tardé à attirer les soupçons des gendarmes.

Ivre, c’est une grenade dégoupillée

A vrai dire, cette personne, on ne peut pas la louper. Avec son blouson bombers, ses rangers et sa matraque télescopique, elle détonne parmi la population locale. Elle s’est signalée déjà par des embrouilles à la salle des fêtes, des bagarres, des scandales… A jeun, c’est une véritable crème, mais avec quelques verres dans le nez, ce serait plutôt une grenade dégoupillée, du genre à menacer les passants un couteau à la main ! On redoute ses emportements.
Surtout, depuis des mois, au PMU et ailleurs, elle déversait sa haine contre Marie-France, proférait des insultes à son égard, la vouait aux gémonies… Quelques jours avant le meurtre, au caissier du supermarché qui lui souhaitait une bonne soirée, elle avait répondu :
— Bof, je vais peut-être prendre vingt ans…
Une boutade qui, a posteriori, résonne comme un aveu.

Tête baissée, elle se laisse emmener sans résistance

Le mardi 1er février, vers 16 heures, les gendarmes investissent en force un HLM, au 72 de la rue de la Ruelle-aux-Bois. Ils en ressortent en encadrant une femme à la silhouette masculine, très garçon manqué… C’est leur suspecte. Elle se nomme Sandrine Bruneau et elle est la belle-fille de Marie-France, la victime. La fille du regretté Joseph. Regard vide, tête baissée, elle se laisse emmener sans résistance par les hommes en uniforme, sous les yeux des voisins interdits. C’est que « Poupette », comme on l’appelle par ici, a deux visages. D’un côté la bagarreuse braillarde et alcoolique, à laquelle on a retiré la garde de ses enfants. De l’autre, une quadragénaire aimable, généreuse, un peu paumée. Laquelle de ces deux personnalités a fracassé le crâne de sa belle-mère, le 11 novembre dernier ? On le devine aisément.
Mise en examen, puis écrouée, « Poupette » n’a pas nié avoir porté le coup fatal. Mais pourquoi l’a-t-elle fait ? C’est en vérité ­depuis la mort de son père – apprise par hasard sur ­Facebook, rappelons-le –, qu’elle vouait à Marie-France une détestation farouche. La soupçonnait-elle, comme plusieurs voisins, d’avoir précipité la mort de Joseph ? Lui en voulait-elle d’avoir, quinze années durant, mené la vie dure à son gentil papa ? Ou bien avait-elle appris que Marie-France avait l’intention de vendre la maison, sa maison d’enfance, du temps du bonheur ? Quoi qu’il en soit, c’est bien Sandrine Bruneau qui a frappé la vieille dame à mort, dans son lit…
Rue de la Touche, aujourd’hui, les policiers ont levé le camp. Les oiseaux sont de retour. Mais leurs trilles ont beau faire : derrière ses volets clos, la maison garde obstinément ses secrets, ses silences… La ­méchanceté qui l’a si longtemps habitée semble y planer encore.
Une enquête d’Oumeya Aouzal et d’Anouk Zentz Simenon