Les Canaries, terminus de leur nouvelle vie


Canaries (Espagne), envoyée spéciale

au bout de la plage de Las Canteras

Les Canaries, terminus de leur nouvelle vie

Quand j’étais enfant, je me suis débrouillé seul, sans père, sans mère. je vais me débrouiller seul.Ali, 17 ans

Contrairement à Doudou, Ali a pris seul la décision de partir.

Il n’en a parlé à personne, pas même à sa grand-mère avec qui il vivait. La mère d’Ali est décédée quand il était tout petit, il n’a jamais connu son père. Il a arrêté l’école en CE2 pour travailler dans la pêche.

« Au Sénégal, je n’ai rien », répète Ali, les yeux soudain remplis de larmes. Il s’excuse  : « C’est quand je pense à ma famille.Tu as pu parler à ta grand-mère depuis que tu es aux Canaries ?Non.

Elle n’avait pas de téléphone, c’est une amie qui l’a prévenue que j’étais bien arrivé. Et maintenant elle est décédée. »Les larmes coulent de plus belle, de grosses gouttes qui s’écrasent sur les marches en béton.

Toute la solitude d’un gamin dont les rêves se sont brisés et qui n’a plus où revenir. J’essaie de le rassurer, le consoler. Il finit par se calmer et reprend son récit.

À Mbour, Ali pêchait le long de la côte, parfois plus loin. « Je suis parti plusieurs mois en Gambie.

Là-bas, je gagne 2 000 ou 5 000 CFA par jour, j’économise, j’économise. J’ai ramassé 500 000 CFA, j’ai donné 150 000 CFA à ma grand-mère et j’ai payé le ticket. » Le départ a eu lieu deux semaines plus tard.

Dans la pirogue, Ali a reconnu un visage familier, un autre garçon du quartier de Tefess, où il habitait à Mbour. Les autres passagers venaient parfois de loin, de Kaolack, de Casamance, de Saint-Louis. Le voyage a duré onze jours, dont les trois derniers sans eau ni nourriture.

Ali a pensé qu’il ne survivrait pas. « Beaucoup de gens commençaient à abandonner, moi aussi. Mais Dieu nous a aidés, on a été sauvés.

 »À l’arrivée, il y a eu les interrogatoires de police, puis la quarantaine pour cause de Covid, puis plusieurs mois dans un hôtel, au sud de l’île, comme ce fut le cas pour Lémou, un autre jeune pêcheur de Tefess (lire l’épisode 3, « “Lui, il est allé jusqu’en Europe et il est revenu  !” »). Quand les touristes ont commencé à revenir, au printemps 2021, les arrivants ont été transférés vers des centres d’accueil, à Gran Canaria et à Tenerife. Des centaines de personnes ont alors préféré se réfugier sur les plages et dans les jardins, craignant que le centre ne soit qu’un prélude à l’expulsion.

Ali a, lui aussi, vécu sur une des plages de l’île pendant un mois, avant d’être hébergé par une habitante chez qui il loge toujours. Il étudie l’espagnol six heures par semaine et voudrait apprendre un métier, chauffeur ou cuisinier par exemple. « Je suis parti pour réussir ma vie, pas pour dormir, dit-il.

Quand j’étais enfant, je me suis débrouillé seul, sans père, sans mère. je vais me débrouiller seul. »Pendant la procédure d’asile, les migrants ne peuvent être refoulés et deviennent une main-d’œuvre bon marché au service de l’économie européenneAli ne pensait pas rester aussi longtemps dans les îles.

Son objectif était la France. Pour ceux qui arrivent à bon port, l’archipel espagnol n’est qu’une porte d’entrée vers l’Europe – à condition de rejoindre le continent. Pour quitter les îles, il faut déposer une demande d’asile dans les Canaries, puis attendre un transfert vers un centre d’accueil du continent, ou voyager par ses propres moyens, muni d’un passeport ou d’une preuve de dépôt de demande d’asile.

Dans les deux cas, le but est de travailler le plus rapidement possible en attendant le résultat d’une procédure d’asile dont tous savent qu’elle n’aboutira pas. Mais pendant la durée de traitement de la demande, la personne ne peut être expulsée. Cela laisse le temps d’arriver, de trouver un travail, un toit.

C’est toute l’hypocrisie du système  : les voies légales de migration étant terriblement compliquées pour celui qui cherche du travail, l’asile devient le sésame permettant de ne pas être refoulé une fois arrivé sur le territoire. La situation n’est pas spécifique à l’Espagne, elle concerne la plupart des pays européens, y compris la France. Elle produit des centaines de milliers de travailleurs sans-papiers au service de l’économie européenne, dans le bâtiment, l’agriculture, la restauration ou les services à la personne.

C’est grâce à cette main-d’œuvre bon marché que les touristes européens qui peuplent la plage mangent des tomates toute l’année sans se ruiner.

Un groupe de Sénégalais récemment arrivé sur l’île marche sur la plage, le 15 novembre 2021 ; un touriste bronze sur un banc à côté de la plage de Las Canteras, le 14 novembre 2021

Évidemment, personne n’est dupe, pas plus la police de l’île qui reçoit les demandes d’asile que les arrivants eux-mêmes, tous obligés de jouer le jeu, avec plus ou moins de bonne volonté et d’arbitraire.

Il est ainsi arrivé que la police fixe un nombre maximum de personnes reçues dans la journée, ou exige de prendre rendez-vous à l’avance. « Tout ça, c’est pour décourager les gens de déposer leur demande », estime Ángeles Moreno Herrera, bénévole du réseau citoyen Somos Red, constitué au printemps 2021 pour venir en aide aux arrivants. « La frontière, ça peut rendre les gens fous », dit-elle et prend un exemple  : dès qu’elles foulent le sol espagnol, les personnes reçoivent un ordre de quitter le territoire qui établit leur identité et notifie leur entrée illégale dans le pays.

Cependant, l’expulsion n’est possible que pendant 72 heures après l’arrivée, ce qui n’est quasiment jamais le cas au moment où nous nous parlons avec Ángeles. L’ordre de quitter le territoire se transforme alors en preuve d’identité pour les personnes qui le détiennent. Souvent, elles n’en ont pas d’autre.

Cette pièce leur servira donc pour la suite de la procédure, notamment pour déposer une demande d’asile – et donc pour quitter l’île. « Et si tu perds ce papier, c’est la merde, parce que la police ne veut plus te le refaire, dit la bénévole. Dans le pays des procédures, tout d’un coup il n’y a plus de procédure, il n’y a plus que l’arbitraire.

 »

Ce n’était plus tenable. Il y avait des centaines d’arrivées par jour, sans possibilité pour les personnes de continuer leur route. Les îles étaient en train de se transformer en prison, avec des gens désespérés qui n’avaient plus rien à perdre.

Daniel Arencibia, avocat

menée par l’avocat Daniel Arencibia pour le compte d’un jeune client marocain, pour que la situation se débloque. « Ce n’était plus tenable, se souvient l’avocat que je rencontre sur la terrasse d’un des cafés de la plage, attablé au milieu de touristes scandinaves et allemands.

Il y avait des centaines d’arrivées par jour, sans possibilité pour les personnes de continuer leur route. Les îles étaient en train de se transformer en prison, avec des gens désespérés qui n’avaient plus rien à perdre. C’est dans ce genre de situation que la xénophobie augmente.

 » Daniel Arencibia raisonne selon une logique de bon sens implacable  : pour que tout se passe bien, mieux vaut que les personnes puissent circuler jusqu’à leur destination, où elles peuvent alors commencer à s’implanter. Si Ali, lui, n’a pas poursuivi sa route, c’est qu’il s’est rendu à l’évidence  : en France, il ne connaît personne, et l’Europe n’a rien d’accueillant pour celui qui n’a pas de point de chute. À Gran Canaria, il a au moins un toit, même provisoire.

le 14 novembre 2021

mais c’est quand même mieux que là-bas Vieux parle vite et rit beaucoup quand il raconte son périple en wolof  : les négociations pour trouver un passeur, l’arrivée sur l’île, et ce moment où il a proposé à son compagnon de traversée de partager un taxi pour rejoindre Madrid. « Quel con, je te jure  ! Moi je lui dis  : “Viens mon ami, on prend un taxi, on part à Madrid  !” J’avais même pas compris qu’on était sur une île  ! »

Je te jure, partir, c’est comme un virus  ! Depuis que je suis petit, je rêve de partir  !Vieux, sénégalais, vit de travaux de couture sur Gran Canaria

Vieux est plié de rire.

Il préfère prendre la vie comme ça, à la rigolade, même s’il dit que partir, c’est une affaire de vie ou de mort  : « Dund walla dee  ! Si je dois mourir, je meurs. Si je dois vivre, je vis. » Ceci dit, il a préféré prendre quelques précautions, partir avec un pêcheur qui affrétait sa propre pirogue et qui assurait ne pas prendre plus de cinquante personnes.

« Partir, c’est un secret, tu le dis à personne », dit-il. Même s’il a bien fallu qu’il le dise à son ami à qui il a voulu emprunter de l’argent pour payer la traversée – sauf que l’ami en question lui a répondu  : « Si tu pars, je viens avec toi. » Et un autre s’est joint aussi.

Vieux est de nouveau plié de rire  :« Je te jure, partir, c’est comme un virus  ! Depuis que je suis petit, je rêve de partir  !Pourquoi ?C’est simple  ! Je vois les belles maisons et les belles voitures de ceux qui sont partis, je vois leurs enfants qui vont dans les bonnes écoles. Moi je vends la glace dans la rue, je fais chauffeur de charrette, je vois ça, je veux partir aussi.C’était comment, la traversée ?J’avais peur quand même.

Je ne sais pas nager, je n’étais jamais sorti en mer. Mon ami était malade dans la pirogue, alors chaque jour je lui disais  : “Est-ce que tu as mangé ? N’oublie pas de manger un peu.” On avait du couscous avec un peu de sucre et de l’eau, mais le dernier jour, on n’avait plus d’eau et on a bu l’eau de la mer.

Il y avait des vagues, la pirogue montait en haut et puis, clac, elle tombait dans le creux, l’eau rentrait dedans, les gens criaient  : “Enlevez l’eau, enlevez l’eau  !” Je me suis dit  : “Si mon ami meurt, je dois mourir aussi parce que c’est moi qui l’ai entraîné dans cette galère.” »

Des Sénégalais arrivés récemment aux Canaries font du sport en fin de journée sur la plage ; des touristes profitent de la plage, le 15 novembre 2021, à Gran Canaria

on n’a chacun qu’un short et un t-shirt, et il fait frais quand même. » Leurs visages sont paisibles, ils ont l’énergie de l’arrivée récente, du voyage rapide et sans encombres.Le soir, Ángeles m’envoie un communiqué de Somos Red  : un jeune homme de 19 ans est mort sur la plage d’Alcaravaneras la veille.

Il y vivait depuis plusieurs mois, après avoir été balloté d’un centre d’accueil pour mineurs à un autre, puis mis à la rue, ne parvenant ni à poursuivre sa route, ni à rentrer chez lui, au Maroc. Parfois, la mort sur la route survient plus tard, alors qu’on pensait être déjà arrivé..