Dans les salons de Baabda, lorsque le président reçoit ses convives en petit comité, il se lâche : « Je vais tous les mettre en prison », répéterait-il à l’envi. Des propos dont la présidence dément que le chef de l’État les ait tenus. Dans la ligne de mire de Michel Aoun, tous ses adversaires politiques, tous ceux qu’il accuse de l’avoir empêché d’accomplir ses grands desseins pour le pays, de Saad Hariri à Nabih Berry en passant par Walid Joumblatt et Riad Salamé.
Tel Don Quichotte contre les moulins, Michel Aoun est convaincu, ou en tout cas cherche à convaincre tous ceux qui l’entourent, qu’il se bat seul et sans arrêt contre le reste du monde.Voilà près de quatre décennies que Michel Aoun est à la recherche permanente d’un ennemi. C’est ce qui l’habite, tant le conflit nourrit autant ses ambitions que ses obsessions.
« Avec Aoun, la paix ne peut être que temporaire », assure un de ses vieux adversaires politiques, qui a souhaité garder l’anonymat. Durant la guerre d’élimination qui a opposé le général aux Forces libanaises en 1990, Samir Geagea décrivait par ces mots son ennemi intime : « Le général Aoun est un cycliste qui a besoin de ne jamais s’arrêter de pédaler pour ne pas tomber. » Les FL peuvent en témoigner.
La réconciliation scellée en 2016 entre les deux adversaires historiques n’aura tenu que quelques mois. Très vite, les habitudes ont repris le dessus. « Aoun veut toujours plus.
Dès qu’il obtient quelque chose, il réclame quelque chose d’autre, c’est ce qui rend la relation avec lui impossible », affirme un vieux briscard de la politique qui a souhaité lui aussi garder l’anonymat.Même le tout-puissant Hezbollah ne parvient pas à calmer les ardeurs de son allié chrétien, qui se présentait comme son plus féroce adversaire avant l’accord de Mar Mikhaël en 2006. Le président accuse aujourd’hui le parti chiite de ne pas avoir rempli sa part du contrat, en refusant de le soutenir dans son combat contre la corruption, celui-là même qui doit lui permettre de sauver son mandat.
Fermer la parenthèse de TaëfLe général mène désormais ses derniers combats. « L’enjeu n’est pas le gouvernement ou l’attribution des portefeuilles. C’est la lutte contre la corruption, contre la troïka qui a mené le pays à sa perte », dit un proche du président.
Michel Aoun utilise le mot troïka pour désigner Hariri, Joumblatt et Berry, qu’il accuse d’être à l’origine de tous les maux du pays depuis Taëf. « Michel Aoun est un pilier essentiel du système qu’il prétend combattre », dénonce son adversaire cité plus haut. D’après lui, le président reste coincé à la fin des années 1980 et veut prendre sa revanche sur l’histoire.
« Il ne pense qu’à cela : fermer la parenthèse de Taëf. En accédant à la présidence, il a réussi à retrouver une grande partie du pouvoir qu’il avait à l’époque », dit-il. En exil, le général a dû prendre son mal en patience et regarder les anciens chefs de guerre se partager le pays.
À son retour en 2005, il cherche à rattraper le temps perdu. « Aoun a voulu réaliser en quelques années ce qu’il considère que Hariri, Berry et Joumblatt ont réalisé en 30 ans », affirme un autre de ses opposants. « Tout cela explique qu’il veuille être sur tous les terrains à la fois, quitte à dire tout et son contraire.
Il dit vouloir rebâtir l’État et ses institutions et lutter contre la corruption, et en même temps il veut enterrer la Constitution de Taëf, après avoir fait le serment de la respecter, et restaurer les pouvoirs du président de la République. Il affirme être favorable à un État laïc, mais il prétend aussi défendre les droits des chrétiens. Il déclare être hors du système mais conclut des accords et s’allie avec tous les piliers de celui-ci », ajoute-t-il.
Dans l’entourage du locataire de Baabda, on estime que toutes ces critiques sont injustes et témoignent d’une campagne interne et externe visant à affaiblir le plus possible le mandat présidentiel. « Aoun subit un double siège dont il ne peut s’extraire », confie le proche du président. Salamé, « boîte de Pandore » Parmi toutes les obsessions du général, il y en a une qui prend le dessus depuis déjà quelques mois : avoir la tête de Riad Salamé.
Le gouverneur de la Banque du Liban est considéré par le camp aouniste comme le gardien du temple de la corruption. « Pour Aoun, la banque centrale est la boîte noire qui contient tous les fichiers et secrets financiers du pays », souligne encore le proche du président. Il a fait de la défense de l’audit juricomptable, qui a des implications pénales, son principal cheval de bataille.
Quitte à en faire un enjeu de la formation du gouvernement. « Aoun a proposé à Hariri, quand ce dernier était Premier ministre désigné, d’ouvrir une enquête contre Riad Salamé. Mais le chef du courant du Futur a refusé.
S’il avait dit oui, le gouvernement serait déjà formé », assure un cadre du Courant patriotique libre (CPL). Le président a opéré de la même façon avec le nouveau Premier ministre désigné Nagib Mikati, assurant que les Français le soutiennent dans cette démarche. « Mikati a répondu qu’il était nécessaire de former un gouvernement avant de s’attaquer à ces dossiers », assure un proche du milliardaire de Tripoli.
Une personnalité s’étant récemment rendue à Baabda assure que Michel Aoun lui a dit qu’il ne quitterait pas son poste avant de voir Salamé en prison. Pourtant, le renouvellement du mandat du gouverneur de la BDL faisait partie d’un deal entre Michel Aoun et Saad Hariri dans le cadre du compromis présidentiel de 2016. Mais la crise économique et financière qui frappe le pays a tout remis en question.
« Aoun voit Salamé comme la boîte de Pandore qui lui permettra de s’attaquer à tous les autres », décrypte son vieil adversaire politique. S’ils démentent que le président ait pu tenir de tels propos, plusieurs de ses proches admettent que ce sont bien là ses intentions. Il s’agit pour lui de s’attaquer à la Middle East Airlines et à son président, Mohammad el-Hout, un proche de Saad Hariri, mais aussi au Conseil du Sud, une structure considérée comme dépendante du président du Parlement Nabih Berry, et enfin, selon le contexte politique du moment, à la Caisse des déplacés, une institution gérée pendant des années par une personnalité plus ou moins proche de Walid Joumblatt, que le président préfère cependant aux deux autres, le considérant comme le seul à être franc.
« Michel Aoun veut s’attaquer à tout le système financier. Soit il réussit à redistribuer le gâteau à son avantage. Soit il œuvre à le transformer à son profit et surtout à celui du Hezbollah », analyse un bon connaisseur de la politique libanaise.
Dans les salons de Baabda, lorsque le président reçoit ses convives en petit comité, il se lâche : « Je vais tous les mettre en prison », répéterait-il à l’envi. Des propos dont la présidence dément que le chef de l’État les ait tenus. Dans la ligne de mire de Michel Aoun, tous ses adversaires politiques, tous ceux qu’il accuse de l’avoir empêché.