Les espadrilles de la discorde


Natif de la Suisse, Blaise Dubois avait sept ans lorsqu’il a eu la piqĂ»re de la course Ă  pied. Une passion qui l’a menĂ© vers l’athlĂ©tisme au secondaire, au QuĂ©bec, puis dans l’équipe de l’UniversitĂ© Laval pendant six saisons.
Quand j’ai graduĂ© en 1998, j’étais coureur universitaire et je portais les mĂȘmes chaussures que tout le monde. De grosses chaussures, explique-t-il.
Étant physiothĂ©rapeute, je me posais juste un peu plus de questions. À quoi ça sert, le dĂ©nivelĂ© dans une espadrille? À quoi servent les nouvelles technologies? Y a-t-il des Ă©tudes qui montrent que ça fonctionne?
Des coureuses au marathon de New York, en 1998.Photo : Getty Images / STAN HONDAÀ l’époque, les coureurs s’entraĂźnaient avec de grosses espadrilles, mais avaient encore l’habitude d’enfiler des souliers lĂ©gers Ă  semelle mince le jour des courses, des racers, pour des raisons de performance. Au dĂ©but de sa pratique, Dubois a commencĂ© Ă  conseiller ces chaussures Ă  des patients aux prises avec certaines pathologies, mais aussi des coureurs de haut niveau.
En fin de compte, j’ai commencĂ© Ă  prescrire des chaussures minimalistes il y a 20 ans, mĂȘme si le mot minimaliste n’existait pas encore dans le vocabulaire des vendeurs de chaussures. Je recommandais d’augmenter graduellement leur temps de course avec des chaussures plus simples pour augmenter le niveau de stress sur les diffĂ©rents tissus musculaires et les rendre plus robustes. Bref, pour renforcer les pieds.
La littĂ©rature scientifique de qualitĂ© sur les types de chaussures Ă©tait alors quasi inexistante. Mais certaines thĂ©ories scientifiques commençaient Ă  bouleverser le jeune physiothĂ©rapeute. Il y avait des Ă©bauches de rĂ©flexion. On se rendait compte que contrairement Ă  ce qu’on croyait, l’amorti dans les chaussures ne rĂ©duisait pas le stress sur le squelette. Quand on met de l’amorti, le corps court diffĂ©remment.
Deux rĂ©centes paires de souliers de type « racer ».Photo : Radio-Canada / Olivia LaperriĂšre-RoyEn 2008, le chercheur australien Craig Richard dĂ©taille dans un examen scientifique publiĂ© dans le British Journal of Sports Medecine qu’il n’existe absolument aucune preuve que les souliers de course modernes rĂ©duisent le risque de blessure.
L’annĂ©e suivante, le physiologiste Joseph Knapik publie les rĂ©sultats d’une premiĂšre vaste Ă©tude menĂ©e auprĂšs de militaires amĂ©ricains pour dĂ©terminer si recommander des souliers de course en fonction de la forme du pied a un effet sur la rĂ©duction des blessures. Depuis des dĂ©cennies, on recommande aux coureurs des souliers pour contrĂŽler la pronation de leur pied et ainsi Ă©viter un affaissement du pied vers l’intĂ©rieur ou l’extĂ©rieur au contact du sol.
Le rĂ©sultat de l’étude : peu importe la forme du pied, courir avec des chaussures neutres ou dotĂ©es d’anti-pronateurs ne semble faire aucune diffĂ©rence dans la prĂ©vention des blessures.
Pour Dubois, c’est une confirmation que les pratiques de vente de chaussures de course doivent changer. Que les nouvelles technologies proposĂ©es depuis des dĂ©cennies par les grands Ă©quipementiers de sport, c’est de la foutaise. Une position qu’il commence Ă  dĂ©fendre sur son blogue de La Clinique Du Coureur et, rapidement, dans des panels Ă  travers le monde.
Si les Ă©tudes de Knapik piquent la curiositĂ© de la communautĂ© scientifique, en 2009, c’est plutĂŽt un livre, Born to Run (NĂ© pour courir), qui fait fureur chez les coureurs amateurs. Coureur rĂ©crĂ©atif souvent blessĂ©, le journaliste Christopher McDougall y raconte au fil des pages sa transformation en ultramarathonien en rĂ©apprenant Ă  courir pieds nus. Le journaliste est sur les traces d’une tribu cachĂ©e, les Tarahumaras, vivant loin de la civilisation dans les montagnes, au Mexique.
Un jeune Tarahumara dans le village de Corareachi, dans les Barrancas del Cobre, au Mexique.Photo : Getty ImagesLe rĂ©cit se termine avec une course de 80 kilomĂštres Ă  travers la Sierra Madre occidentale opposant les meilleurs coureurs Tarahumara Ă  des coureurs Ă©lites amĂ©ricains, dont le champion ultramarathonien Scott Jurek. Les Tarahumara n’ont pas de souliers. Sur le sol rocailleux, brĂ»lant ou enneigĂ©, ils se contentent de trĂšs minces sandales lacĂ©es Ă  leurs pieds. Ce qui n’empĂȘche pas l’un d’entre eux, Arnolfo Quintare, de franchir la ligne d’arrivĂ©e devant l’invincible Jurek.
McDougall saupoudre le rĂ©cit de science, en dĂ©taillant notamment le travail de trois biologistes amĂ©ricains convaincus que l’ĂȘtre humain a Ă©voluĂ©, il y a des millions d’annĂ©es, spĂ©cifiquement pour courir de longues distances.
Tendons d’Achille, ressorts dans les pieds, ligament stabilisateur du cou, capacitĂ© de transpirer exceptionnelle, l’homme possĂšde une sĂ©rie de caractĂ©ristiques physiologiques que le chimpanzĂ©, de qui il dĂ©coule, ne possĂšde pas. Des caractĂ©ristiques qui semblent ĂȘtre utiles Ă  une activitĂ© prĂ©cise : la course d’endurance.
En quoi courir lentement longtemps pouvait bien servir Homo, entouré de prédateurs quadrupÚdes plus rapides et puissants?
L’hypothĂšse de David Carrier et Dennis Bramble, de l’UniversitĂ© d’Utah, et Daniel Lieberman, de l’UniversitĂ© Harvard, est la suivante : il y a des millions d’annĂ©es, bien avant l’invention de l’arc Ă  flĂšches, Homo erectus a adoptĂ© la chasse Ă  l’Ă©puisement. En groupe, nos ancĂȘtres traquaient et pistaient des mammifĂšres plus rapides Ă  la course sur des dizaines, voire des centaines de kilomĂštres, jusqu’à ce que leur proie s’effondre de fatigue et de chaleur.
Les sandales d’un Tarahumara, faites Ă  partir d’un pneu et de cuir.Photo : iStock / Robert IngelhartEntre les exploits des Tarahumara et les longues parties de chasse d’Homo erectus, la lecture de Born to Run donnait envie d’une chose : jeter ses espadrilles et partir courir pieds nus. Sans nĂ©cessairement le vouloir, Christopher McDougall venait de crĂ©er dans la tĂȘte de plusieurs ce que le biologiste Daniel Lieberman appelle aujourd’hui le mythe du sauvage athlĂ©tique.

Cette idĂ©e que les humains qui n’ont pas Ă©tĂ© contaminĂ©s par la civilisation sont ces incroyables ultra-marathoniens qui peuvent courir de trĂšs longues distances. Ce n’est pas vrai, mais c’est ce que les gens veulent entendre.Une citation de :Daniel Lieberman