la vue plonge sur les Monts du Lyonnais. Après un coup de bêche sans effort, une grosse motte de terre grasse, légère, aérée, gorgée de lombrics et d’eau (il a plu) dégouline entre nos mains. Elle sent bon l’humus, le champignon et le pétrichor. Les trèfles y prolifèrent.
Puis le producteur de viande nous mène dans le terrain voisin, une prairie cultivée de manière conventionnelle. Là, son outil bute très vite sur des gros blocs de terre compact, quasiment secs à trois centimètres seulement en dessous de la surface. L’eau n’a fait qu’y passer, elle n’est pas restée. Résultat, si 2022 réserve un printemps sec, comme il s’en succèdent depuis cinq ans, les vaches n’auront très vite plus grand-chose à manger sur place…
La terre de la praire de Mathieu Razy, à Haute-Rivoire. B.Flipo.
Le secret de la prairie de Mathieu Razy ? « Je l’irrigue six fois par an, grâce à la retenue collinaire en contrebas », confie l’éleveur, qui milite à la Confédération paysanne. Du doigt, il désigne un petit étang, comme il en existe partout dans le coin, au creux des vallons. Cette étendue profite à quatre agriculteurs, dont des maraîchers en bio installés en contrebas.
Sans cette eau, impossible de faire pousser quoi que ce soit : excepté l’an dernier, le secteur manque cruellement de précipitations et d’humidité depuis 2015. « On sort de plus de cinq années de sécheresses de plus en plus longues et de plus en plus sévères, confirme Camille Garcia, chargée de mission du syndicat du bassin des rivières Brévenne Turdine (SYRIBT). Parallèlement, des politiques économiques de territoire tendent à développer les circuits courts et le maraîchage, ce qui a un impact sur la ressource. »
Retenue d’eau, à Haute-Rivoire. B.Flipo.
le sol ne renferme pas de nappes phréatiques et il n’existe pas de système d’irrigation collectif « Avant, on était sauvé par quelques bons orages d’été, se souvient Mathieu Razy, 41 ans, revenu à la terre après un détour dans le marketing des machines agricoles. La sécheresse s’installait du 15 juillet au 15 août. Maintenant, elle peut durer huit mois… »
Aux phénomènes météorologiques s’ajoute un changement de pratique, pointe Camille Garcia : « Historiquement, on avait de la polyculture et de l’élevage. Avec la déprise agricole puis la crise laitière, les petites fermes ont laissé la place à des unités plus grandes spécialisées dans le maraîchage, très gourmandes en eau, et à des vergers. » Exemple à Bessenay, avec sa célèbre cerise, qui a elle aussi besoin d’eau.
Touche pas à mon étang
Frédéric Bonnard est arboriculteur à Bibost, village limitrophe de Bessenay. Il y produit des cerises
depuis vingt-quatre ans. Pour combien de temps encore ? Depuis 2003, « le climat a changé », observe-t-il. Les canicules s’enchaînent, le sol craquelle, ses arbres perdent en productivité chaque année, déplore-t-il. Contrairement à Mathieu Razy, lui ne dispose pas de retenue collinaire pour arroser ses cultures. Alors il s’est tourné vers le syndicat mixte d’hydraulique agricole du Rhône (Smhar), un organisme né en 1966 de la volonté du conseil général du Rhône, de la Chambre d’agriculture et des communes de l’agglomération lyonnaise de prendre des décisions collectives autour de l’eau. Avec huit autres arboriculteurs, il a créé une Association syndicale autorisée, l’ASA des Bigarreaux, qui a compétence pour créer des systèmes collectifs d’irrigation, la première du genre dans les Monts du Lyonnais.
Oui, mais avec quelle eau ? Dans un premier temps, sur les conseils du SYRIBT, les agriculteurs se sont tournés vers les propriétaires des nombreuses retenues collinaires. Après tout, la plupart n’ont plus d’usage. « Elles ne sont souvent plus aux normes et ont un lourd impact sur les milieux, en privant les rivières d’oxygène », remarque aussi Camille Garcia, du syndicat chargé de la répartition de la ressource entre tous les usagers.
Ces milliers de réservoirs ont été construits avant que l’Europe encadre la protection des milieux aquatiques. Installés parfois en plein milieu des cours d’eau, ils peuvent causer plus de dégâts sur les rivières que la sécheresse elle-même… Les remettre aux règles actuelles tout en permettant aux arboriculteurs de continuer à travailler, l’idée paraît donc astucieuse.
Cerises de Bessenay. capture d’écran vidéo La cerise de Bessenay/ARB.
Seulement voilà, la solution n’a pas séduit les propriétaires des alentours de Bessenay : tous ont refusé les demandes de l’association de Frédéric Bonnard. « Auparavant, ces retenues étaient utilisées pour arroser les cultures. Mais quand les agriculteurs ont cessé leurs activités, ils ont vendu leurs terres sans mettre les réserves d’eau à la disposition des suivants ! Le pire, c’est qu’ils avaient touché des subventions pour les creuser ! », déplore l’arboriculteur. De fait, nombre d’entre elles ont fini privatisées au profit de retraités qui n’entendent pas qu’on touche à leurs étangs à poissons…
« Avec l’ASA, on aurait pu demander leur expropriation, mais ces propriétaires, c’est mes voisins, je les croise au village tous les jours. », poursuit le producteur de cerises. Gênant. D’autant plus que du côté de la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire auquel appartient Frédéric Bonnard, remettre en cause la propriété privée, cela ne se fait pas.
ça me fait quand même mal au cœur »
ça me fait quand même mal au cœur. »
elle contiendrait 50 000 mètres cubes d’eau. Coût du projet : 600 000 euros.
Sauf que là aussi, ça coince. La raison est juridique : en raison du stress hydrique, la quasi-totalité des Monts du Lyonnais est classée depuis 2015 en zone rouge par les services de l’État – « état écologique moins que bon », en langue administrative. Conséquence, déplore Frédéric Bonnard, « c’est impossible de toucher des financements européens pour construire une retenue collinaire ». Contactée, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) n’avait pas répondu à nos questions au moment de la publication de notre article.
Impasse administrative
Le 25 septembre 2020, Laurent Wauquiez est pourtant venu sur l’exploitation de Frédéric Bonnard annoncer que la région Auvergne-Rhône-Alpes aiderait les projets d’irrigation à hauteur de 50 millions d’euros. L’élu est allé un peu vite en besogne : l’argent de sa collectivité en matière d’agriculture se résume aux financements européens. « Tout le monde se renvoie la balle, les politiques, la préfecture…, grince l’arboriculteur de Bibost. En attendant, nous, on ne peut rien faire ! » Tout juste ont-ils touché 455 000 euros d’aides de la Région pour stocker des eaux de la Saône. Pour le reste, « on attend toujours ».
sans tabou : 50 millions € seront investis chaque année pour les développer et adapter notre agriculture.
L’impasse administrative révolte Nicolas Kraak, du SMHAR, référent irrigation auprès de la Chambre d’agriculture. « On ne comprend pas le zonage de la Dreal, s’il y a un problème de stress hydrique, n’est-ce pas là justement qu’il faut construire des retenues ?, interroge-t-il. Sinon, il faudra m’expliquer comment on peut continuer à faire du maraîchage et des fruits dans l’Ouest lyonnais. »
Sur le plan environnemental, les réservoirs ne sont toutefois pas exempts de reproches. « Les retenues sont souvent un désastre, blâme Jacques Pelou, spécialiste des questions d’eau pour l’association France nature environnement (FNE). Une fois remplies, elles augmentent la température des rivières en aval et font disparaître les écrevisses à pattes blanches. » « Pour nous, l’urgence, c’est d’utiliser les retenues existantes quitte à réclamer au préfet qu’il utilise une déclaration d’utilité publique pour forcer les propriétaires à donner accès à leurs étangs », poursuit-il.
Vaches aubrac, dans les Monts du Lyonnais. B.Flipo.
Paradoxe
Face au scénario catastrophe, certains ont décidé de réagir. À Savigny, l’association Terre de Liens a aidé à l’installation d’un maraîcher, lequel travaille avec l’aide du syndicat de rivières pour économiser l’eau au maximum par un système de goutte-à-goutte ou de micro-aspersion. De son côté, le Grand Lyon promet de financer des « systèmes d’irrigation économes ».
« Ce projet coûte un million d’euros. Sans argent européen, mes voisins et moi, on ne peut pas y aller. Mais personne ne bouge ! Si c’est comme ça, je vais vendre mes terres aux Chinois, ils sauront sortir l’argent eux ! », lance-t-il par provocation. La bataille de l’eau ne fait que commencer.