L’histoire folle du Folies Pigalle


Bouil­lon­nant, bor­délique, excen­trique, sul­fureux, branché… Les adjec­tifs ne man­quent pas pour décrire le Folies Pigalle, qui fut l’un des clubs les plus en vue du Paris des années 1990, berceau par­fois un peu oublié de la french touch. S’il a depuis per­du de sa superbe, il est resté un club à part.

Arti­cle issu du Tsu­gi 152 : Être artiste en 2022 

Folie’s ou Folies ? Le ou les ? La ques­tion décon­te­nance un peu Axel Huynh. Pas sûr qu’il se la soit déjà posée. “Je dirais le Folies Pigalle, avance celui qui fut directeur artis­tique du club parisien dans les années 1990. Il me sem­ble que c’est ce qu’on met­tait sur nos fly­ers, mais j’imagine qu’on peut écrire les deux.” Ce n’est pas la façade de l’établissement qui aidera à tranch­er. Ses néons rouges sur fond noir, emblé­ma­tiques de la place Pigalle, affichent depuis plus de trente ans les deux orthographes, entre­tenant une forme de con­fu­sion qui sied finale­ment plutôt bien à ce club sou­vent décrit comme atyp­ique, bor­délique, voire trou­ble, chargé d’Histoire et d’histoires. Ancien ciné­ma en forme de théâtre à l’italienne, le Folies – appelons-le ain­si – fut d’abord un cabaret pro­posant des spec­ta­cles de nu inté­gral, typ­ique du quarti­er. L’un des nom­breux étab­lisse­ments de nuit appar­tenant à Hélène Mar­ti­ni, mar­raine de Pigalle, décédée en 2017, dont les tables accueil­laient aus­si bien les flics que les fig­ures du grand banditisme.

L’histoire folle du Folies Pigalle



Celles du Folies dis­parurent au tour­nant des années 1980–1990, pour laiss­er place à une piste de danse. Paris com­mence alors à s’ouvrir timide­ment à la house et “l’impératrice de la nuit” a le nez creux en lais­sant les clés de son étab­lisse­ment à un jeune DJ, David Guet­ta, qui y organ­ise des soirées au nom décalé – Jean-Pierre et Saman­tha – mais en phase avec le son de leur époque. “Une house très dansante, assez vocale, genre CeCe Penis­ton, le son de New York”, détaille Axel Huynh, alors âgé de 17 ans, qui décou­vre le club à la faveur d’un arti­cle paru dans Glam­our, signé Frédéric Beigbeder.

 

L’esprit du Pigalle seventies

À la même péri­ode, on peut égale­ment y enten­dre Patrick Vidal aux platines. L’ancien chanteur du groupe Marie et les garçons, pio­nnier de la house en France, en a gardé un sou­venir atten­dri. “C’était l’un des seuls clubs à Paris où on jouait de la house, raconte‑t‑il. On pou­vait en enten­dre un peu aux Bains, au Rex Club ou au Palace, mais rarement sur des soirées entières. Les patrons de clubs étaient encore réti­cents. C’était vu comme une musique de drogués, ils avaient peur que ça attire une clien­tèle de raves, pas habil­lée.” C’est au con­traire un pub­lic de jeunes gens très intéressés par la mode qui se presse au Folies, attiré par la musique, mais aus­si par le lieu, “dans son jus”, dans un Pigalle pas encore gen­tri­fié, à l’ambiance sul­fureuse. “Un mini-théâtre de moins de 500 places, décrit le DJ, aux murs rouges mate­lassés avec des faux dia­mants, une mez­za­nine… C’était un petit bijou. Écouter de la house dans cet endroit, c’était incon­gru, finale­ment. Il y avait aus­si un côté Pigalle sev­en­ties qui sub­sis­tait. On arrê­tait la musique trois ou qua­tre fois par nuit pour laiss­er place à des numéros un peu ringards qui tour­naient dans les clubs de Madame Mar­ti­ni, du striptease, un lanceur de couteaux… Le lanceur de couteaux était un vieux mon­sieur au cos­tume élimé. On avait tou­jours peur qu’il rate sa cible et tue sa femme  ! ” 

Bien­tôt, le spec­ta­cle se déplace de la scène à la piste, où l’on peut observ­er des clubbeurs rival­isant d’imagination et d’audace dans leurs tenues ves­ti­men­taires. Devenu entretemps man­nequin pour Jean-Paul Gaulti­er, Axel Huynh com­mence à y organ­is­er des soirées (Bitch !, Ultra, Crazy Baby) drainant “une faune over­lookée, bigar­rée et non gen­rée”, pour repren­dre ses ter­mes. “Les gens n’hésitaient pas à se déguis­er pour sor­tir. C’était l’époque des club kids. Il y avait un vrai style club­wear, avec des bottes années 1960, des gros man­teaux en four­rure rose flashy, des tops en latex ou des t‑shirts taille enfant. On avait une équipe de gogo-danseuses qui don­nait le ton, qu’on habil­lait en man­ga ou en moon boots. À la porte, la sélec­tion ne se fai­sait pas par l’argent. On pou­vait accepter quelqu’un d’overlooké qui n’avait pas un radis.”

 

Des flyers bruyants

Les files d’attente devant le club s’étirent, on y croise des per­son­nal­ités comme John Gal­liano, Jere­my Scott ou Ora‑ïto. Rapi­de­ment, Axel Huynh se voit con­fi­er la direc­tion artis­tique du lieu aux côtés de Michel Poulain, un jeune graphiste qui se fait appel­er La Sham­pouineuse. “Le gérant s’appelait Jean-Pierre, c’était le bras droit d’Hélène Mar­ti­ni, se sou­vient ce dernier. Tous les soirs, vers une ou deux heures du matin, il lui rendait compte de ce qui se pas­sait. Elle restait dans sa Rolls, garée devant le club. On n’a jamais signé de con­trat, on était payé en liq­uide et on avait carte blanche.” Michel Poulain en prof­ite et trans­pose l’esprit libéré et créatif du club sur des fly­ers restés mythiques, détour­nant pub­lic­ités et pho­tos des années 1960–1970, piquées dans des mag­a­zines. “J’allais aux archives de la presse, où il y avait plein de vieux mag­a­zines que j’achetais pour pas cher. Je numéri­sais les pub­lic­ités et les pho­tos, et je me fai­sais ma banque d’images. On pas­sait la nuit dans ma cham­bre à trou­ver des idées, des con­cepts. On n’avait pas de lim­ites. Une fois, Axel a été con­vo­qué au com­mis­sari­at parce que sur un fly­er on avait mis un paquet de Corn Flakes avec un bol de pilules. Une autre fois, Evian nous a envoyé un recom­mandé parce qu’on avait détourné l’étiquette de ses bouteilles avec des filles nues. On était un petit club, on ne pou­vait pas pouss­er les murs, alors on fai­sait du bruit avec nos fly­ers.”

Dis­posant d’un bud­get con­fort­able pour leur impres­sion, l’équipe du Folies arrose les dis­quaires et les bars de la cap­i­tale et en envoie chaque semaine par la poste à une liste d’abonnés. “Ce qui me rendait fier, c’est que les gens demandaient à être inscrits pour recevoir les fly­ers. Et je l’ai été encore plus lorsque j’ai appris que la femme de Jean-Baptiste Mondi­no l’avait demandé ! ” Musi­cale­ment, la scène french touch encore bal­bu­tiante y four­bit ses pre­mières armes, dans une ambiance dépeinte comme bouil­lon­nante, mais famil­iale. Dim­itri From Paris, DJ Gré­go­ry, les Daft Punk, encore non masqués, Bob Sinclar, alors dénom­mé Chris The French Kiss, ou Philippe Zdar défi­lent der­rière les platines du club. “Toute la french touch est passée à un moment don­né par le Folies, soit pour mix­er, soit pour danser”, assure Axel Huynh. C’est aus­si au Folies que le jeune Pedro Win­ter, fraîche­ment sor­ti du lycée, décou­vre le monde de la nuit et devient un habitué à qui on ne tarde pas à don­ner les jeud­is soir, durant lesquels il lance ses soirées Hype. “Un jour, Pedro m’a dit : “Michel, je crois que je vais arrêter mes études, je vais tra­vailler avec des potes dans la musique.” Je lui ai répon­du : “Mais Pedro, faut quand même avoir un bagage, ça ne va pas dur­er éter­nelle­ment la musique ! ” C’était pour devenir le man­ag­er des Daft. Il a bien fait de ne pas écouter mes conseils  ! ”

 

Un clubbing à l’ancienne

En 1996, forts de leurs suc­cès, Axel Huynh, Michel Poulain et Pedro Win­ter sont débauchés par David Guet­ta, qui s’occupe alors du Palace. Pro­gres­sive­ment le club de Pigalle perd de sa superbe, même si l’arrivée de Fouad Zeraoui entre­tient encore l’esprit fes­tif et excen­trique du lieu. Tous les dimanch­es, il y organ­ise les Black Blanc Beur, un thé dansant gay raï et R&B qui se tient de 18 h à minu­it, suivi par les soirées Escuali­ta, dédiées aux trans et à la musique lati­no, mais ouvertes à tous. “Il n’y avait pas de poli­tique à la porte, c’était un club­bing d’inclusion, précise-t-il. J’ai fait les BBB parce que les blacks et les beurs étaient exclus de partout, et les Escual­i­tas parce que les trans n’étaient bien­v­enues nulle part.” Le Folies devien­dra leur mai­son, jusqu’à ce que Fouad Zeraoui migre au milieu des années 2000 vers la Loco, deux fois plus grande, et con­state le déclin du club. “La musique est dev­enue plus som­bre, le club aus­si, qui a per­du son iden­tité.” Un avis partagé par Patrick Vidal. “À la fin des années 1990, l’équipe qui s’occupait de la sécu a récupéré l’endroit. Ça s’est trans­for­mé en truc d’after un peu glauque. La dernière soirée que j’ai faite c’était en 2000, avec Didi­er Lestrade et Patrick Thévenin. On s’est fait vir­er des platines. L’un des gérants nous a dit que nos clients étaient par­tis, que les bouteilles avaient été ven­dues, qu’on pou­vait se cass­er. Je n’y ai plus remis les pieds.”



Videurs agres­sifs, voire mal­hon­nêtes, prix abusifs, rix­es, con­som­ma­tion exces­sive de drogues, toi­lettes insalu­bres, fer­me­tures admin­is­tra­tives, le club se traîne vite une mau­vaise répu­ta­tion que l’émergence des réseaux soci­aux ne fait qu’amplifier. Au début des années 2010, il est briève­ment rebap­tisé Pigal­lion, sans suc­cès. Aujourd’hui, le Folies est “une belle endormie qui a besoin d’un nou­veau départ”, estime Foaud Zeraoui, qui y est revenu au sor­tir du con­fine­ment avec ses BBB. Pour sa part, Joseph Ben­david, DJ et patron du label house Sky­lax, con­nu sous le nom de Hardrock Strik­er, devenu l’un des prin­ci­paux organ­isa­teurs de soirées du club, veut y voir le dernier bas­tion d’un club­bing “à l’ancienne”. “J’ai fait des soirées dans beau­coup de clubs, mais c’est celui qui me plaît le plus. C’est resté dans son jus, c’est trash, ce n’est pas du club­bing d’école de com­merce. On ne va courir der­rière des têtes d’affiche à 10 000 euros. On s’en fout com­plète­ment.” Il recon­naît cepen­dant que les DJs ne sont pas tou­jours “chauds” pour jouer au Folies. “Parce que tout le monde con­naît la répu­ta­tion du lieu… Mais ensuite, ils dis­ent “ah la la, c’était extra­or­di­naire”, parce qu’il y a cette vibe par­ti­c­ulière, presque un peu ama­teur, parce que c’est com­plète­ment mélangé, avec des jeunes, des anciens, des mecs un peu wesh wesh, des trans, des gays… Aujourd’hui, beau­coup de soirées se dis­ent LGBT friend­ly. Bon, c’est bien, mais ça fait un peu argu­ment mar­ket­ing. ça existe de façon naturelle. Et ça a tou­jours été le cas.” 

 

À lire aus­si sur Tsugi.fr : “His­toire d’un club : 125 ans du Tan­go, du bal musette aux drag queens”

 

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