Les meilleurs cerveaux de l’intelligence artificielle sont français. Une Dream Team que le monde nous envie. À l’occasion des 75 ans de Paris Match, nous leur avons posé les mêmes questions sur cet enjeu fondamental du siècle.
Paris Match. En quoi l’IA est au cœur de votre travail ?Baptiste Jamin. Crisp permet à 600 000 entreprises d’unifier toute la gestion de la relation client, que ce soit par chat, par mail, par WhatsApp, Instagram, en un seul endroit.
Il faut le voir un peu comme un Microsoft Teams ou un WhatsApp pour parler avec ses clients. Les entreprises aujourd’hui font face à des clients qui ont souvent les mêmes questions. Ce que nos clients ont toujours demandé, c’est de pouvoir répondre automatiquement, ne serait-ce qu’à 30 % des questions.
Depuis la sortie de ChatGPT et l’IA générative, Crisp est aujourd’hui en mesure de pouvoir résoudre automatiquement entre 30 et 55 % des demandes des clients.Quelles sont les avancées technologiques clés qui ont permis le boom de l’IA depuis novembre 2022 ?Pour moi il y a deux raisons à cela. Déjà, la puissance de calcul est vraiment différente par rapport à il y a une dizaine d’années.
Pour faire de l’IA, il faut de la puissance de calcul, et aujourd’hui elle permet vraiment d’avoir des IA qui arrivent à raisonner quasiment comme un humain ; du moins à vraiment assimiler la connexion humaine. La deuxième raison, je pense que c’est l’essor de l’open source. Aujourd’hui, ça va si vite parce que tout le monde partage ses recherches.
En mettant ses billes tous ensemble, on arrive à être plus forts.Pourquoi est-ce que la France, et plus largement Paris, est une place forte de l’IA ?Historiquement, la France a toujours été un bon pays d’ingénieurs. On a souvent dit que les développeurs français étaient excellents, et c’est vrai.
On a beaucoup de très bonnes universités, notamment sur le plateau de Saclay. Il y a aussi beaucoup d’étudiants étrangers qui viennent en France pour étudier et ça aide énormément à avoir des talents. Notre avantage c’est qu’on a de bons ingénieurs.
Notre problème c’est qu’on ne sait pas vendre, et c’est souvent ça le souci. C’est pour cela aussi qu’on a eu 10 ans de retard voire plus, et que l’Europe aujourd’hui est un peu technologiquement, même si ça se rattrape avec l’IA.
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« Économiquement, il faut résister pour ne pas être largué »
En 2024, plusieurs études estiment les investissements dans l’IA autour de 150 milliards de dollars, dont une centaine venant uniquement des grandes entreprises technologiques américaines.
Est-ce que l’Europe peut jouer un rôle décisif avec ses start-up et licornes face à ces montants astronomiques ?Ce n’est pas qu’une histoire de montants, c’est avant tout une histoire d’ambition. En Europe, il faut qu’on en ait un peu plus. L’IA, notamment les modèles de langage modernes, est vraiment imprégnée de notre représentation du monde.
Donc si on veut que ces IA parlent correctement français, qu’elles connaissent nos valeurs, c’est important qu’on ne rate pas le coche. On commence à voir une implication du langage, or quand vous parlez à ChatGPT, sa représentation vocale du français c’est concrètement, un Américain qui parle anglais avec un accent français. Ce n’est pas du vrai français.
Économiquement, il faut résister pour ne pas être largué, mais c’est une bonne opportunité pour nous. On a perdu la bataille des réseaux sociaux, des moteurs de recherche, mais je pense qu’avec l’IA on est plutôt bien parti.Si on veut réussir il faut aussi des cerveaux et les payer.
Pensez-vous que l’AI Act européen qui vient de passer est une bonne chose ou cela contraint et encadre trop les firmes européennes, sachant que les Américains et les Chinois n’ont pas ce souci ?C’est souvent le problème de l’Europe et de la France. On régule, et finalement, les autres font sans nos lois et nous passent devant. Heureusement, grâce notamment à l’impulsion de la France, cela a été un peu modifié et la régulation de l’EUAI Act a été édulcorée.
Au final, je pense que la version actuelle permet aux entreprises européennes de suffisamment innover. Je ne suis pas pessimiste là-dessus.Comment définiriez-vous l’intelligence artificielle en la distinguant d’autres formes d’automatisation ?Il ne faut pas parler d’une intelligence artificielle mais des intelligences artificielles.
Récemment, ce qui a fait beaucoup parler c’est « l’IA générative ». Cela contraste avec celles qu’on a pu avoir avant comme Siri par exemple, qui était seulement capable de comprendre des types de mots, de phrases, et de faire certaines actions basiques comme aller voir la météo. Alors que les IA génératives sont capables de créer des choses de toutes pièces.
Cependant, ce n’est pas de la vraie intelligence dans le sens où c’est plutôt une simulation d’intelligence. Il faut le voir comme ça.Étymologiquement, l’intelligence artificielle n’est-elle pas justement, la définition d’une intelligence « simulée » ?Oui mais simuler le langage ne conduit pas forcément à l’intelligence.
Cela nous fait aussi réfléchir sur notre condition humaine et ce qu’est notre propre intelligence. On est plus intelligent que ce qu’on exprime par la parole. C’est vrai que les modèles de langage modernes aujourd’hui simulent très bien le langage, et c’est incroyable.
Mais ce n’est pas à proprement parler de « l’intelligence ».
« On a une IA qui est quand même, sur certains points, capable de battre beaucoup d’humains »
Elon Musk prédit une IA plus intelligente qu’un humain en 2025 et plus intelligente que tous les humains en 2029. Quel est votre avis sur ce calendrier ?Aujourd’hui, avec des systèmes comme ChatGPT 4, on a une IA qui est quand même, sur certains points, capable de battre beaucoup d’humains.
Après, il faut souvent se méfier des propos d’Elon Musk, parce que si on croyait tout ce qu’il dit, on serait déjà sur Mars et sur la Lune.Il manque encore quelque chose pour avoir vraiment une AGI (intelligence artificielle générale). Simplement simuler le langage ne suffit pas.
Il y a quelque chose dans l’intelligence humaine qui relève de la créativité. C’est surtout ça qui fait vraiment l’humain et son évolution : la capacité d’apprendre. Dans cette aptitude réside notre vraie intelligence.
Or aujourd’hui, toutes les IA qu’on utilise sont pré-entraînées. Elles n’ont pas de moyen de réapprendre d’elles-mêmes le langage ou la vision et d’évoluer de manière continue. Pour moi, c’est la clé aujourd’hui pour arriver à une AGI.
Justement, l’AGI, quand est-elle possible au vu de l’accélération des progrès ?Il y a 5 ans je vous aurais dit que c’était impossible. Aujourd’hui, je pense que c’est envisageable d’ici 5-10 ans.Pensez-vous que la conscience et les émotions soient nécessaires pour une AGI ou peut-elle s’en passer ?Dans l’humain, il y a vraiment une part d’émotions dans nos choix.
Par exemple pour la conduite autonome, je pense qu’atteindre le niveau 5 va être vraiment compliqué pour cette raison. Si on veut faire une voiture autonome, il faut qu’elle arrive à réagir dans des contextes qu’elle n’a jamais vus. Sur la route, notamment Place de l’Étoile à Paris, les gens s’insèrent parfois n’importe comment, il y a presque un jeu un peu musclé qui va au-delà du simple code de la route.
On est dans le comportement humain.Aujourd’hui, les IA simulent le comportement humain en essayant de le reproduire. Mais répliquer le facteur « x » d’un humain, c’est autre chose.
Quels sont les défis de l’explicabilité et de la transparence des algorithmes d’IA ?On peut expliquer ce que les algorithmes font mais on ne peut pas expliquer ce que l’IA fait. Les réseaux de neurones ne font que simuler notre propre fonctionnement. Pour qu’une IA produise un texte à un instant T, il faut des milliards de paramètres qui rentrent en jeu.
C’est la somme de tous ces milliards de neurones simulés qui produisent un résultat. On peut imaginer des interprétations du pourquoi d’un mauvais résultat, mais l’explicabilité d’une réponse d’IA est extrêmement compliquée. Et personne n’a vraiment la recette aujourd’hui.
Que répondez-vous à ceux qui voient l’IA comme un risque existentiel pour l’humanité ?Il ne faut pas le voir comme un risque existentiel. Comme toute nouvelle technologie, il y a des avantages et des inconvénients. À la sortie de l’électricité, les gens en avaient une trouille incroyable en disant que ça allait tuer tout le monde.
Quand le métro est arrivé à Paris, les gens en avaient peur parce que c’était le royaume des catacombes.Aujourd’hui, l’IA arrive et la vision à l’extrême, c’est Terminator et Skynet. Mais qui a créé l’IA ? Ce sont les humains.
On peut l’utiliser pour résoudre des problèmes énormes à l’avenir, comme le changement climatique. Ça peut aider dans le nucléaire, la médecine, pour inventer de nouvelles molécules… Un chercheur met énormément de temps pour imaginer et tester une hypothèse, alors qu’avec une IA on peut tester des millions de combinaisons beaucoup plus vite.J’entends bien mais il y a « la théorie du trombone » : une super intelligence à qui on demande naïvement de faire beaucoup de trombones et qui finit par se retourner contre l’humanité car nous l’empêcherions de remplir le but assigné au moment où elle s’attaquerait à la civilisation pour faire toujours plus de trombones ! Vous n’avez pas peur de ce genre de scénarios ?C’est comme une ligne de production dans une usine.
Les automates et les algorithmes existent depuis le début de l’informatique.La différence avec l’IA c’est qu’on lui dit simplement : « il faut que tu fasses ça » sans écrire le code, et avec ces simples instructions, elle le fait. Mais in fine, ça reste un programme qui exécute des tâches et qui fonctionne d’une manière différente.
On peut arrêter le programme à tout instant. Le contrôle, c’est nous, humains, qui l’avons.
Moins de « boring jobs »
Elon Musk pense qu’il faudra une percée dans le domaine énergétique car l’IA est trop gourmande.
Qu’en pensez-vous ?Il y a eu beaucoup de recherches pour améliorer la manière dont on fait tourner les modèles de langage depuis un an. Le ChatGPT d’il y a 20 mois devait consommer probablement 20 fois plus d’énergie que celui d’aujourd’hui. Les IA pourront d’ailleurs servir à optimiser ça aussi.
C’est comme comparer un bitmap et un JPEG : c’est la même image, mais on va enlever un peu d’informations ici et là, pour qu’à la fin ce soit la même image, mais 50 fois moins lourde.Est-ce que le développement de l’IA va rendre de nombreux emplois humains obsolètes mais en créer davantage qu’elle n’en détruit ?Il est évident que ça va changer énormément de choses dans les emplois, notamment les « boring jobs ». Mais ça peut aussi être une opportunité pour tout ce qui est travail d’artisanat et métiers vraiment créatifs.
C’est compliqué de prédire l’avenir sur ce sujet.On commence à voir que l’IA va toucher une population qui n’était pas directement impactée jusqu’à présent par les progrès technologiques : les cols blancs, y compris… les journalistes.Paris Match : Est-ce que vous pensez que l’IA sera notre assistant ou notre remplaçant ?Il ne faut pas le voir comme ça mais comme une opportunité pour nous humains, de progresser.
À titre personnel, je n’ai jamais autant appris de choses depuis que l’IA moderne évoluée existe. Professionnellement et personnellement, on peut apprendre beaucoup plus qu’avant. C’est incroyable.
Comme si on pouvait avoir un prof particulier sur tout un tas de sujets.Mais quand l’IA sera aussi intelligente que nous, à quoi bon engager un humain pour faire ce travail ?Prenez votre métier de journaliste. On aurait pu penser que l’IA allait les remplacer.
Mais on se rend compte qu’à l’inverse, à une époque où les fake news sont de plus en plus importantes, où n’importe qui peut créer une « connerie » sur Twitter et TikTok, on a besoin de journalistes qui vont faire un vrai travail d’enquête et de vérification. Je pense au contraire que l’IA augmente encore plus votre intérêt, par rapport à avant.