Liens avec TotalEnergies : la grande remise en question des universités


Les banderoles étaient prêtes, les slogans aussi. Mais ce 26 janvier, à Sciences Po Strasbourg, de banderoles ou de slogans, il n’y eut pas besoin. La conférence du directeur marketing de TotalEnergies, Thierry Pflimlin, sur la géopolitique de l’énergie a été annulée quelques heures avant l’horaire prévu. « Les conditions pour mener un débat serein sur ce thème crucial de l’énergie n’étaient pas réunies », a justifié Jean-Philippe Heurtin, le directeur de l’école. Plus tôt, une pétition rédigée à l’initiative l’association étudiante Alter bureau prévenait : « Nous étudiant.e.s conscient.e.s de l’urgence climatique refusons qu’une tribune soit offerte à une entreprise responsable d’une large part des émissions carboniques mondiales, coupable de destructions ».Au sein du campus strasbourgeois, l’incident n’avait rien d’imprévisible. Depuis quelques années, l’enseignement supérieur vit au rythme des polémiques plus ou moins retentissantes dénonçant les liens entre le secteur pétrolier et des établissements souvent prestigieux. L’exemple le plus marquant a eu lieu sur le campus de l’Ecole polytechnique, à Saclay, où TotalEnergies ambitionnait d’installer un centre de recherche. Opposition des étudiants, mobilisation relayée par des associations dont Greenpeace… En janvier, soit deux ans après l’annonce, le pétrolier français se trouvait contraint de renoncer à son projet.En 2020, les polémiques ont même gagné l’université Paris Sciences et Lettres, un mastodonte universitaire rassemblant ce que l’enseignement français compte de meilleur : Ecole normale supérieure, Mines Paris Tech, l’université Dauphine… A PSL, la direction a créé en 2020, grâce à un partenariat financier avec BNP Paribas, une licence dédiée à la transition écologique appelée « Sciences pour un monde durable ». Une initiative dénoncée par une association d’étudiants comme une opération de « nettoyage » de l’image de la banque, qui finance très largement les projets pétroliers.

Recherche, enseignements et intérêts privés

concède Luc Abbadie, professeur émérite d’écologie à Sorbonne Université et coauteur du rapport Jouzel sur l’enseignement de la transition écologique dans le supérieur. Il ajoute : « Il faut aller convaincre et pour cela travailler avec tout le monde, mais il y a, à un certain point, le risque de conforter le système dans un état qui ne convient pas. »

Liens avec TotalEnergies : la grande remise en question des universités

TotalEnergies, le repoussoir

Au sein de l’Institut national des sciences appliquées (Insa), Bertrand Raquet, le président de ce groupe de grandes écoles d’ingénieur, et directeur de l’Insa Toulouse, tente d’illustrer ce dilemme : « Je n’ai pas souvenir d’avoir été confronté à une situation manifeste de blocage entre certains de nos partenaires industriels et des étudiants, peut-être car nous ne sommes pas en contact direct avec les entreprises les plus polluantes… Et pour le dire autrement, nous n’avons pas de collaboration particulière avec TotalEnergies. » Lui se souvient des premières marches des jeunes pour le climat : « C’était en mars 2020 et on avait plus de 25 % de grévistes sur le campus de Toulouse ». Aujourd’hui, il admet qu’il serait « compliqué » de nouer des relations avec Total pour la formation des élèves ingénieurs, même si tous ne « désertent » pas. « Je ne vois pas de secteurs entiers dits traditionnellement polluants qui sont en train de se vider de diplômés », assure le directeur.Pour le moment, TotalEnergies dit ne pas percevoir non plus cette problématique dans ses campagnes de recrutement. Mais jusqu’à quand ? En octobre, dans une tribune parue sur le site des Echos, plus de 800 étudiants et diplômés de grandes écoles, dont l’X et AgroParisTech, proclamaient : « Nous, jeunes diplômés, ne travaillerons pas pour TotalEnergies s’ils continuent à lancer des pipelines géants ».Souvent dénoncée par les collectifs étudiants, la capacité d’influence de TotalEnergies et des intérêts privés sur l’enseignement et la recherche peine à se démontrer de façon frappante, soulignent professeurs et étudiants. « A aucun moment ne se pose la question de qui sont les partenaires privés de Paris Sciences et Lettres, je n’ai aucun lien avec eux, et ils n’ont aucun lien dans mon travail », assure Anne-Sophie Robilliard, directrice du parcours Economie et sciences sociales au sein de la licence Sciences pour un monde durable. C’est moins cette main invisible du secteur pétrolier qui pèse sur l’université que l’image d’une industrie appartenant de plus en plus au passé. Dénoncé, TotalEnergies concentre les griefs, et fait désormais office de repoussoir. « Il faudrait être un peu masochiste pour aller chercher un partenariat avec TotalEnergies compte tenu de son image de marque », lâche un responsable académique. Avec pour les écoles les plus prestigieuses une problématique double : « Quand TotalEnergies s’associe à Polytechnique, ça veut dire que les travaux de recherche peuvent être signés en mentionnant l’Ecole polytechnique, ce qui lui donne un crédit scientifique très important ; à l’inverse, cela apporte un discrédit à l’image de Polytechnique », estime Matthieu Lequesne.

Pas de pression des étudiants

Loin de Strasbourg, à Sciences Po Paris, les lignes semblent bouger discrètement. En janvier, l’école n’a pas reconduit, « d’un commun accord », le partenariat qu’elle entretenait depuis près de vingt ans avec le groupe pétrolier et qui permettait de financer des bourses soutenant l’égalité des chances. « Il n’y a rien de brutal ni de forcé à cela », justifie aujourd’hui Nathalie Jacquet, la directrice de la stratégie et du développement de Sciences Po, qui écarte toute volonté de s’ériger en « juge ou en censeur de l’action de ses partenaires financiers ». Une manière de dire que cette décision n’a pas été prise sous la pression des étudiants.Face à cette question, l’entreprise assure « entendre les inquiétudes et les préoccupations d’une partie des jeunes générations ». Et estime que la meilleure façon d’y répondre sérieusement est d’agir et d’investir au quotidien pour « accélérer la transition énergétique ». Ce qui pose une autre question : celle de la confiance accordée aux entreprises fossiles sur la réalité de leur transition énergétique.