Manuel Carcassonne, « Le Retournement » : La déprise de soi


EXTRAIT

Les origines de l’amour, ou l’amour des origines

au silence mystérieux d’une statuette votive de Byblos, que j’imaginais vivre dans cet Orient enchanté d’arabesques, priant à Noël dans des églises étroites comme des grottes, une mantille sur les cheveux, la croix entre les seins.

Un santon irréel. Une Arabe chrétienne, je ne savais pas bien ce que c’était. Je croyais alors que c’était une contradiction dans les termes.

Manuel Carcassonne, « Le Retournement » : La déprise de soi

Je n’avais pas tort.Ces messages qui datent de décembre 2013, je les ai tous relus : j’ai reconnu dans ma prudence laconique, l’allusion au bleu réparateur du ciel, aux manuscrits que je déchiffrais tant bien que mal, à cet insistant « je vous embrasse » final qui n’avait pas lieu d’être, quand bien même, mais je ne le savais pas, Nour n’était pas du style à s’en offusquer, j’ai reconnu mon désir de lui plaire. Dans l’égarement des sens où j’étais : le tremblé émotif des premiers signes de l’amour.

Mais n’allons pas trop vite.J’étais encore incapable d’aimer. Aimer demande un effort.

À ce moment‐là de ma vie, je voulais qu’on m’aime.J’écoutais ému (l’émotion était permanente à Cochin : je pleurais sans raison à intervalles réguliers, Nour, que j’épouserais plus tard sur une plage d’Athènes car nous ne pouvions nous marier civilement au regard de la loi libanaise qu’en Grèce, me traiterait d’« israélite lacry‐ mal ») le récit de l’un qui ne trouvait pas les mots justes pour écrire une lettre à la femme qui l’avait quitté, l’autre qui caressait un ventre enceint, rond mais imaginaire, l’étudiante diaphane au poignet entouré d’un bandage, une humanité ordinaire, une communauté soudée par le fracas de la vie, à qui je n’allais pas imposer mes malheurs de privilégié.Pour une fois, je me taisais.

Il y a ce vrai silence, sous la voûte des gémissements et des voix brisées.J’étais alors un bavard en rémission. Plus tard, lisant La Capacité d’être seul de Donald W.

Winnicott, une capacité que je possède si peu, je comprendrais mieux que la paix provient de l’espace intérieur, non dans ce qu’il a de secret, de clos, mais dans ce qu’il échappe sainement à autrui. D’ordinaire, je m’épanche, je fuis, l’impudeur m’est familière. À Cochin, j’étais scellé : sous vide, pour mieux me garder.

Plus tard aussi, je trouverais chez Nour, dans son obstination à se taire, à boucler toutes les portes de son passé à double tour, et même dans son talent d’artiste qui lui faisait créer des mondes étanches et miniaturisés, non l’expression d’une méfiance, mais l’aboutissement d’une structure psychique bien plus forte que la mienne. Je voyais une enfant joueuse, dans une bulle, gentiment imbécile. J’aurais dû voir qu’elle était la gardienne d’un noyau isolé, qu’au cœur de « chaque personne se trouve un élément de non‐communication qui est sacré, et dont la sauvegarde est très précieuse ».

Je disais oui à tout. Elle disait non à tout. La bou‐ deuse prenait la position inverse de son petit pays poreux à toutes les influences.

Elle se renfrognait, elle s’échappait dans son être intérieur, inacces‐ sible. Elle protégeait son « self », eût dit Winnicott :« Chaque individu est un élément isolé en état de non‐ communication permanente, toujours inconnu, jamais découvert en fait. »Un service psychiatrique, c’est impressionnant.

On y sent se cogner le cœur des autres, et le sien, lentement froissé.J’écoutais couler ce lent filet de vie tracassée. Je regardais les visages, les rides, les traits flous, les patientes glissant sur des charentaises, comme si je voulais graver chaque moment.

Ne jamais l’oublier. Quand je parvenais à me concentrer, je lisais sous un ciel hivernal et doux, seul dans un petit jardin clos de murs, que j’avais pris en affection.J’ai rarement été aussi serein que ces quelques jours de cure de moi‐même, en absence de mon double social.

J’ose à peine l’avouer à l’heure où nous avons été dans le monde entier « ghettoïsés », confinés (le mot vient du Moyen Âge), mais à l’ombre de la grande cité hospitalière, des médecins, des infirmiers, des hauts murs que je ne voulais surtout pas franchir, j’étais le vassal consentant du suzerain Cochin, le protégé d’une petite armada d’infirmiers dévoués. Chaque Juif est une Esther biblique qui doit sa survie à un pouvoir compatissant. Je n’avais plus aucune responsabilité.

J’étais en retrait, comme serré autour de mon noyau le plus intime. Je me rétractais, puis me diffusais, comme ces Juifs hassi‐ diques en transe, glissant de la peine à la joie éplorée de l’exaltation.Il fallait sortir, bien sûr.

Il fallait s’en sortir, un jour. Mais qu’est‐ce qui allait m’arriver, dehors ? Qu’est‐ce qu’on allait me faire ? Serait‐ce la continuation de l’exil ? « L’exil est le fruit le plus amer des péchés anciens. » Quels sont mes péchés ? Les connaîtrai‐je jamais ? Qu’avais‐je quitté, qui ne reviendrait jamais ?« Le syndrome d’anniversaire »  Dehors, c’est le réel : tout menace et conspire à me nuire.

Penser à mourir, comment, dans quel endroit du monde, de quelle manière, m’occupe beaucoup. Je suis un narcissique du deuil.J’ai été éduqué dans l’idée persistante que la mort pouvait surgir à tout moment, sans crier gare.

La mort est une clôture, une voie sans issue qui empêche la fluidité et provoque le ressassement morbide.Avant moi, il n’y avait rien ? Ou alors, au contraire, des générations innombrables, les héritiers des héritiers ?Le rien ajoute à mon angoisse. Si je suis incroyant, je reste sur mes gardes.

Je pourrais dire avec Martin Buber, « pour vous, Dieu est un Dieu qui s’est révélé une fois et jamais depuis. Pour nous, il s’exprime depuis le buisson ardent de l’heure présente ».J’écoute chaque buisson d’épineux dans la montagne.

J’aimerais l’entendre me dire : « Je suis l’Être invariable », à moi qui varie sans cesse comme une voile au vent. Il y crépite plus de pétards d’enfants joueurs que de paroles de la Révélation.François Roustang, qui commente Freud, ajoute :« Le fondateur de la psychanalyse a donc pensé la vie comme quelque chose de redoutable dont il faut se protéger.

» Il faudrait ainsi la déjouer, ruser, repousser le terme dans une obstination« affligeante ». Si vivre, c’est apprendre à mourir, alors j’apprenais. Je me cramponnais à moi‐même.

« Le temps infini derrière nous », selon la formule de Levinas, me semblait bien long, s’il se prolongeait devant nous. Je n’avais pas encore pris mon cachet d’Orient.Un été, Nour m’avait proposé, d’un ton léger, sans insister, que je sois enterré dans le caveau familial de ses grands‐parents maternels, au pied du mont Hermon.

Un caveau grec‐orthodoxe en promontoire d’une vallée chrétienne et druze : l’église des Arabes, ainsi que le résume le prêtre dominicain Jean Corbon (1924‐2001) : « Comme les Juifs et les mazdéens, les chrétiens sont Ahal‐al‐dhimma, les Gens de la Protection, en sécurité dans le Dar‐al‐Islâm, protégés comme des clients mais marginalisés comme des citoyens de seconde zone.» Bien évidemment, le père Jean Corbon parle du passé, mais j’y lis le présent. L’église des Arabes.

Pas la mienne. Pas si loin.J’avais vacillé.

Nour ne plaisantait pas. Ses traits avaient l’impassibilité têtue de la conviction. De la foi ? Ou de sa paresse : elle m’aurait, si j’ose dire, à portée de regard.

Nour aime le confort de l’immédiat, du peignoir qu’on enfile pour une course. Elle se justifie par l’économie de moyens. Elle me voulait, là.

À plus de trois mille kilomètres du cimetière du Montparnasse. À quelques kilomètres de la frontière la plus proche avec Israël. Autant mettre un panneau de signalisation avec une étoile de David au‐dessus de mon squelette ?De cette volonté, de ce lieu, de ce lien inédit, de ma stupéfaction, de mon ahurissement, de la distance creusée entre moi et moi, a jailli ce livre, s’ouvrant dans cette faille, comme une source d’eau vive.

Comme le puits où je dois creuser. L’eau jaillit sans raison, comme l’amour. »

/ Grasset