« En mixité choisie (sans mecs cis) »… Encore marginale il y a peu, la formule s’affiche de plus en plus à Rennes. Et pas toujours là où on s’y attend. Retour en octobre. The Roof, Maison de l’escalade rennaise, prévoit d’organiser sa première « soirée en mixité choisie ». Et détaille sur ses réseaux : « Le 16 octobre au soir, on réserve les salles aux femmes, personnes transgenres, intersexes et de genre non-binaire ! (…) » L’événement, signalé aux modérateurs de Facebook par des internautes, a tout de même eu lieu. Aujourd’hui, la salle tire un bilan plutôt positif. Pas tant financièrement, puisqu’elle avait accueilli « une trentaine de personnes, soit beaucoup moins qu’un vendredi soir classique, estime Olivier Lhopiteau, coordinateur. Mais de nouvelles personnes ont découvert la salle. Ça a aussi permis de sensibiliser des gens sur le sujet ».Les questions de non-mixité (ou choisie) font polémique en France. Pourtant, le phénomène est loin d’être récent. « La mixité choisie s’est surtout fait connaître en France par les mouvements féministes après Mai 68, mais elle remonte à la Révolution française », retrace Aurélia Décordé Gonzalez, directrice de l’association d’éducation populaire Déconstruire. Pourtant, cette forme de militantisme, méconnue, suscite souvent l’incompréhension et le rejet. Mais de quoi s’agit-il ? Cela consiste à réserver, ponctuellement, des espaces de parole ou de réunion à des groupes de personnes qui s’estiment opprimées car elles sont qui elles sont : des femmes, des personnes racisées, en situation de handicap ou de la communauté LGBTI + par exemple.Les personnes considérées appartenir à un groupe social dominant ne sont pas conviées, afin de ne pas reproduire des schémas de domination sociale. La mixité la plus couramment choisie consiste à se retrouver entre femmes et minorités sexuelles et de genre. Et donc à écarter temporairement les « mecs cisgenres hétéros » d’un espace, qui ne serait pas ouvert autrement.
« Se retrouver entre pairs »
La question de la mixité choisie reste pour le moins « touchy ». Le 1er avril, un amendement dit « Unef » a été adopté, par le Sénat dans le cadre de la loi séparatisme, pour pouvoir dissoudre les associations tenant des réunions non-mixtes racisées. Pour autant, les espaces en mixité choisie avaient déjà suscité des controverses avant cet épisode récent.Françoise Bagnaud, membre de l’association Histoire du féminisme Rennes, ne le sait que trop bien : « Cette démarche – d’avoir, pour des gens ayant des points communs les discriminant par rapport à la majorité, besoin de se retrouver entre pairs à un certain moment – a toujours existé et été décriée. Quand j’étais à la CFDT, on avait mis en place une commission femmes pour pouvoir discuter au sein de l’organisation, pour faire des propositions à l’assemblée mixte. Et rien que cette idée, c’était quasiment une injure que l’on faisait aux hommes ».Pour ses détracteurs, écarter une partie de la population de discussions ou réunions au nom de l’égalité ne tient pas. Ils y voient une dérive identitaire, le signe d’un repli communautaire, contraires aux principes d’égalité et d’universalisme. Des arguments jugés hypocrites pour les partisans de la méthode. « On entend beaucoup que la mixité choisie divise, mais c’est le système social et politique qui divise en voulant faire comme si tout le monde était égal. La non-mixité est de fait, il n’y a qu’à regarder les photos des instances nationales et locales… Et ça ne dérange personne, constate Françoise Bagnaud. C’est quand la mixité est choisie et choisie par des femmes qu’elle interroge ».Manifestation a l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, dans les rues de Rennes (Vincent Michel / Le Mensuel)À Rennes, la stratégie fait aussi débat, comme l’a illustré le conflit entre la CGT spectacle et les féministes du groupe intersectionnel en mixité choisie dans le cadre de l’occupation du TNB. Et en même temps, si elle reste critiquée, elle semble mieux acceptée qu’avant, tant elle a infusé au-delà des cercles militants ces dernières années. Jusqu’à être utilisée par des entreprises et associations locales, en interne ou pour leurs adhérents(e) s, dans un but « d’empowerment » ou commercial – le magasin Leroy Merlin de Chantepie, par exemple, organise des soirées « bricolage entre filles » depuis 2017 – ou encore par les pouvoirs publics.L’association L’Armada productions, en partenariat avec le Département, organise ainsi début juillet un « Music girls camp » destiné à « huit jeunes filles volontaires de 15 à 18 ans prises en charge par l’aide sociale à l’enfance » à Saint-Erblon. Autre signe d’ouverture : le dialogue entre la Ville et les associations sur le thème de l’égalité. « Beaucoup sont proactives sur ces questions. Elles veulent mieux agir quand elles se rendent compte qu’elles ne sont pas représentatives de la diversité, observe Rozenn Andro, adjointe déléguée à la vie associative. D’où notre décision, en lien avec l’association BUG, de porter un programme ressource sur ces enjeux, en particulier sur la question de l’inclusion dans les conseils d’administration (CA) ».
« Safe »
« Les gens vont dans des groupes en mixité choisie par nécessité, pas pour exclure les autres ! », insiste Françoise Bagnaud. « Je dis souvent que les personnes qui ne comprennent pas la mixité choisie soit ne ressentent pas, soit ne mesurent pas l’oppression des autres car elles sont en position de domination ; pas dans leur tête, mais du moins socialement et politiquement ». Pour cette militante féministe, les débats autour de ces questions aujourd’hui sont « biaisés » parce qu’ils n’abordent pas les raisons pour lesquelles ces personnes ont besoin de se retrouver entre elles. Alors, quelles problématiques ces espaces permettent-ils d’aborder ? Et quelle utilité pour la société ?Pour celles et ceux qui l’utilisent, la mixité choisie est surtout une façon de s’exprimer dans un espace dit « safe », sécurisant. « C’est un outil pour modifier le cadre d’un échange et venir offrir une certaine sécurité émotionnelle. D’abord, car les gens viennent sans être identifiés comme concernés ou en questionnement sur une thématique, puis parce qu’ils sont entre concernés, explicite Élian Barcelo, président d’Iskis, centre LGBTI + de Rennes, qui compte notamment un groupe en mixité choisie pour les personnes bisexuelles, pansexuelles ou en questionnement. Derrière, ça rend l’échange avec des personnes non concernées possible. On voit ça comme une suspension de la mixité pour arriver à une meilleure mixité – réelle celle-là – par la suite ».Aurélia Décordé Gonzalez, directrice de Déconstruire, qui lutte contre le sexisme et le racisme, parle, elle, de « parenthèses de répit pour partager des vécus, des colères, des moments d’indignation, mais aussi des solutions ». L’association, hébergée au Bocal, a déjà organisé un atelier en mixité choisie autour des cheveux texturés et d’autres temps sur l’accès à l’emploi. « Encore une fois, ce n’est pas un projet de société. Cela répond juste à un moment à un besoin d’affirmation de soi et de se préserver mentalement ».
Savoirs et compétences
Autre visée : ouvrir le champ des possibles, notamment pour les femmes et minorités sexuelles et de genre dans des disciplines dites masculines. C’était l’un des objectifs des Bâtisseuses, association fondée « par des femmes et pour des femmes en 2005 », en proposant des ateliers d’échange de savoir en mécanique ou des chantiers participatifs en bâtiment. Autre exemple, La Cyclique : la permanence mensuelle pour « les femmes et les personnes s’identifiant autrement que comme un homme cisgenre » de l’atelier associatif d’auto-réparation de vélos La Petite Rennes.« Le samedi (en mixité), il n’y a quasiment que des mecs et on n’a pas le temps, quelqu’un va vite dire “je te le fais, j’te montre”… décrit Chloé, qui en a animé plusieurs. Donc pour peu qu’une personne ne soit déjà pas très à l’aise, elle fait demi-tour. Alors que la Cyclique est un petit cocon où l’on peut découvrir de quoi on est capable ». Le bilan après sept ans de pratique ? Une « quasi-parité parmi les quelque 1 000 adhérents, notamment grâce à La Cyclique, jauge un membre du CA, loin d’être paritaire lui : 7 femmes sur 26 membres. Ça a aussi permis à des hommes de se questionner sur leur comportement ».Même état d’esprit au Jardin moderne, qui accueille Salut les zikettes, un « atelier d’empowerment et de musique pour les femmes, personnes transgenres et non-binaires ». L’événement, soutenu par la Ville de Rennes, a eu lieu les 12 et 13 juin. « Il y a déjà une non-mixité : sur quelque 1 000 adhérents, on compte environ 15 % de femmes, observe Juliette Josselin, codirectrice des activités et des pratiques. La mixité choisie va permettre aux participantes de se familiariser avec le lieu, les instruments, la pratique en collectif… Le but étant qu’elles puissent se sentir à l’aise dans notre lieu après ».
« Police de genre »
Reste que la pratique trouve ses limites. Ce qu’a éprouvé Nous toutes 35 lors de la manifestation du 8 mars 2020, dont le cortège de tête avait été décidé en mixité choisie « sans hommes cisgenres pour des raisons de sécurité et pour mettre en avant les concerné(e) s », dixit deux membres du collectif féministe. Mais sur place, difficile de filtrer. « Une police de genre – le fait de dire à quelqu’un : “ta place n’est pas là puisque je t’assigne ce genre” – s’est mise en place et des personnes considérées à tort comme hommes cis ont dû quitter la tête de cortège ». Cette année, pour l’éviter, les consignes ont été données avant la marche, complétées « par des pancartes humoristiques ».Même problématique à la bibliothèque féministe de Rennes, hébergée au Bocal féministe, et même constat : « Nos permanences en mixité choisie sont ouvertes aux personnes qui ne se reconnaissent pas dans la notion de « mec cis hétéro ». Après, on n’est pas là pour juger ce que les gens ressentent être, précise Adèle, bénévole de l’association Lilith & ratures. De fait, on les confronte peu. Puis il s’agit avant tout de se préserver de certains comportements, donc si la personne n’est pas dans sa mixité, mais qu’elle est respectueuse, bon… »
Suspicion de communautarisme
Enfin, un dernier défi concerne la mixité choisie raciale : se débarrasser du spectre du communautarisme, qui fait qu’elle est jugée inacceptable en France. « Plein de gens n’ont pas vu l’adjectif « racial » dans l’amendement Unef, alors qu’il est central. Ça veut dire que des femmes noires qui s’organisent entre elles par exemple, c’est impensable. Et donc que des luttes sont jugées plus légitimes que d’autres, conclut Aurélia Décordé Gonzalez. À Rennes comme ailleurs, il y a un discours qui vante les mérites du vivre-ensemble, mais si ce vivre-ensemble n’est pas égalitaire, il n’a pas lieu d’être dans une idée de justice sociale ».Rozenn Andro, adjointe déléguée à la vie associative, se veut rassurante : « Pour moi, la loi séparatisme refuse la complexité de donner un cadre d’expression à des personnes qui se disent dominées. J’espère que cette loi, dans ce qu’elle réduit en termes de liberté associative, n’ira pas au bout. Aujourd’hui à Rennes, le cadre de dialogue et de reconnaissance des associations, c’est la Charte des engagements réciproques, qu’on réactualise. Et ces associations-là, dès lors qu’elles se reconnaissent dans l’ensemble des valeurs constituées, souscrivent à notre charte sans aucun problème, quels que soient les moyens qu’elles utilisent pour permettre la liberté d’expression de tous ».Article extrait du dossier sur les Nouveaux militantisme, extension des domaines de la lutte, à retrouver dans le numéro 136 du Mensuel de Rennes et à partir du 1er et 2 juillet sur le site du Télégramme.
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