Kevin Ramkaloan : «Les salaires ont augmenté plus vite que la productivité»


Les amendements constants apportés à la Workers’ Rights Act ont rendu certaines opérations peu pratiques. Ainsi, Business Mauritius se dit en faveur de consultations afin de développer un cadre qui favoriserait l’emploi, affirme Kevin Ramkaloan. Dans cet entretien, le CEO de Business Mauritius revient sur les principales propositions de la communauté des affaires à l’approche du Budget, tout en commentant l’épineuse question du ciblage de la pension ou encore celle ayant trait au financement des partis politiques.  Le Fonds monétaire international (FMI) a révisé à la baisse cette semaine ses prévisions de croissance de l’économie mauricienne. Il table sur un taux de 4,6 % en 2023, alors que les autorités misent sur les 5 %. Est-ce que la reprise sera moins rapide que prévu ? 
Il faut comprendre que le FMI et Statistics Mauritius ont tous les deux revu à la hausse le taux de croissance du PIB aux prix du marché pour 2022, lequel est passé à 8,7 % au lieu de 7,8 %. Cette révision de base pour 2022 a pour conséquence mathématique une baisse apparente dans la projection initiale du taux de croissance. Ce qu’il faut savoir, c’est que ce type d’ajustement en lui seul ne reflète ni plus ni moins d’optimisme dans les estimations de croissance. Par contre, il est vrai que malgré les prévisions plutôt stables entre janvier et mars, les taux de croissance mondiale projetés par le FMI restent faibles. Nous parlons ici surtout de la croissance de nos partenaires économiques, notamment l’Union européenne, le Royaume-Uni et les États-Unis. Cependant, il faut aussi noter que, pour l’instant, dans les secteur touristique, manufacturier ou agricole, les contraintes observées sont moins liées à la demande qu’à des problèmes tels le manque de main-d’œuvre. 

Pour ce qui est de l’inflation, le FMI prévoit un taux élevé de 9,5 %. Dans ce contexte, faut-il s’attendre à ce que la Banque de Maurice poursuive sa politique de resserrement monétaire ? Et si oui, quel en sera l’impact sur le secteur privé qui était endetté à hauteur de Rs 174,56 milliards à fin février ? 
La gestion de l’inflation a été fondamentalement modifiée par la décision prise au niveau de la Banque de Maurice de remplacer le key repo rate par le key rate, changement effectué en janvier cette année. L’idée était d’assurer que l’inflation soit ramenée à un taux entre 2 % et 5 %, et à moyen terme à 3,5%. Si pour 2023, nous estimons que l’inflation tournera autour des 5 %-6 %, il n’empêche que l’augmentation des taux d’intérêt représente un coût conséquent pour les entreprises, et pourrait rendre moins viables certains projets tels ceux autour de l’énergie renouvelable, où le taux d’intérêt reste un facteur critique.

Kevin Ramkaloan : «Les salaires ont augmenté plus vite que la productivité»

Le Budget sera présenté dans environ deux mois. Dans son mémoire soumis aux Finances, Business Mauritius met en exergue quatre axes à privilégier : les services financiers, le secteur de l’énergie, l’ouverture aux talents et investisseurs et le développement de la santé et de l’industrie pharmaceutique. Pourquoi ces quatre axes en particulier ? 
Depuis la pandémie, la question de la reprise économique est restée au cœur même du dialogue entre les autorités et la communauté des affaires, avec l’objectif de retrouver la santé économique dont nous jouissions en 2019 sans perte conséquente de notre capacité de production. Depuis un moment, nous parlons aussi de croissance dans le moyen terme avec les autorités, notamment autour de ces quatre axes qui nous semblent porteurs de croissance et d’emplois. 

Business Mauritius est en faveur d’une réforme du marché du travail et préconise, à cet effet, la création d’un observatoire de l’emploi, la mise sur pied de deux comités techniques, dont l’un pour recruter de la main-d’œuvre étrangère et le second pour revoir les contraintes dans les lois du travail. Dites-nous-en plus.

Aujourd’hui, si nous voulons assurer un développement continu, la main-d’œuvre et les compétences demeurent des éléments incontournables, et le sujet même demande une approche holistique. 
En termes de législation, nous constatons plusieurs changements dynamiques dans l’emploi occasionnés notamment par la pandémie, changements qui ont demandé plusieurs amendements à la Workers’ Rights Act de 2019. 

À Maurice, comme de par le monde, la pandémie a entrainé une métamorphose dans la façon de travailler, par exemple, avec le « présentiel » ou le « télétravail » ou encore établir une « flexibilité » qui renverse les horaires fixes traditionnels. Si c’est la pandémie qui a braqué les projecteurs sur ces nouvelles pratiques et perceptions, nous savons aujourd’hui que ces changements n’auront pas été temporaires. Ils reflètent la nécessité de voir un véritable réaménagement dans la conception même du travail, que ce soit par rapport à la flexibilité, aux congés, au work-from-home ou encore au remote working.  

En même temps, toujours en ce qui concerne la Workers’ Rights Act, qui a été sujette à des amendements constants, nous notons plusieurs points qui rendent les opérations peu pratiques. Je pense, par exemple, à la comptabilisation des heures à la journée lorsque le type d’emploi demande plutôt une comptabilisation par semaine ou même par quinzaine. À Business Mauritius, nous pensons que le moment est propice pour mener des consultations approfondies afin de développer un cadre qui favoriserait l’emploi, tout en respectant les droits des travailleurs et les valeurs de l’Organisation Internationale du Travail (l’OIT).

Autre aspect qu’il nous faut reconnaître, du moins dans le court et le moyen terme, est la valeur ajoutée que la main-d’œuvre étrangère rapporte aux secteurs où la main-d’œuvre mauricienne n’est pas disponible, par exemple, dans la construction et le secteur manufacturier. La croissance dans ces domaines est largement dépendante de cette main-d’œuvre et il serait judicieux de rendre plus agiles les processus de recrutement et de migration des travailleurs. 

D’une perspective plus large, nous devons nous concentrer sur la formation et l’adaptabilité des compétences mauriciennes. Cela, pour les besoins de l’économie actuelle, mais aussi pour les années à venir. C’est dans cet esprit que nous proposons un observatoire de l’emploi qui permettrait de bâtir des ponts entre l’éducation, la formation et les demandes des industries dans le moyen et le long terme.

Si le manque de main-d’œuvre touchait principalement le textile et la construction, le phénomène s’est étendu à tous les secteurs, conséquence d’une pénurie de talents, mais aussi de la fuite des cerveaux. Quels sont les principaux constats de l’étude menée par Business Mauritius sur la fuite des cerveaux ? 
Aujourd’hui, avec la mobilité transfrontalière des compétences, rajoutée aux effets de la pandémie sur l’emploi, il est évident qu’un des défis immédiats auxquels nous nous attelons reste l’attraction et la rétention des talents. Nous avons identifié trois priorités. Il faut d’abord aligner la formation ainsi que la career guidance au niveau des écoles et collèges aux demandes du marché de travail. C’est ici, par exemple, que l’observatoire de l’emploi prend son sens, avec des mécanismes pour l’orientation professionnelle ainsi que pour l’identification des skills gaps. Deuxièmement, pour subvenir aux besoins de main-d’œuvre dans le court terme, nous devons nous tourner vers la main-d’œuvre étrangère, ce qui demande des processus de migration et d’embauche plus flexibles et adaptés. Finalement, l’attractivité du pays, incluant l’environnement fiscal, aura un rôle important à jouer pour l’attraction des talents comme des investisseurs. 

Au niveau de Business Mauritius, nous avons aussi lancé le mois dernier le National Employee Engagement Survey qui a pour but d’étudier de manière granulaire l’environnement du travail à Maurice. À partir des résultats de cette étude, nous serons mieux équipés pour approcher de façon systématique une refonte de l’espace du travail, tout en nous mesurant non seulement aux attentes des employés mauriciens, mais aussi aux standards internationaux. 

L’autre priorité, c’est d’accélérer la transition vers un modèle de développement plus durable et plus inclusif. Quelles sont vos recommandations pour décarboner plus rapidement notre économie ? 
Si notre contribution nette aux émissions de carbone à l’échelle mondiale reste infime, Maurice se range cependant parmi les pays les plus vulnérables aux effets du changement climatique. Ce qui est critique pour nous aujourd’hui, c’est de pouvoir nous adapter à une économie mondiale qui tente d’accélérer la décarbonation. Pour cela, il s’agira de mettre en place des systèmes de transition pour réduire les risques aux entreprises et commerces, mais également de construire des communautés résilientes, capables de s’adapter. Ce qui passe d’abord par la transition énergétique. En réduisant notre dépendance sur l’import et des prix associés, la transition énergétique nous permettra de construire notre résilience face aux chocs géopolitiques qu’entraînent déjà le changement climatique. Rappelons aussi que notre initiative commune avec l’État et l’Agence française de développement (AFD) sur le Programme National d’Efficacité Énergétique a transformé le paysage des investissements du privé sur cette transition vers le développement durable. 

Dans cette optique et parmi nos recommandations budgétaires, nous réitérons la nécessité de mettre en action le Sustainable Development Goals Roadmap qui énonce six zones d’investissement, dont la transition énergétique, où l’on prône l’adoption de sources alternatives d’énergie renouvelable, que ce soit dans la production d’électricité ou le transport. 

Nous continuons, au niveau de Business Mauritius, à encourager les membres de la communauté des affaires à adopter le pacte SigneNatir, afin qu’ils puissent non seulement signifier leurs intentions, mais qu’ils adoptent concrètement des pratiques de développement durable. Sous les thèmes de la ‘transition énergétique’, de ‘l’économie circulaire’ et la ‘biodiversité’, nous proposons des actions pour que les entreprises puissent décarboner leurs activités, et en même temps, protéger et augmenter les puits de carbone.  

Nous avons aussi accueilli l’engagement du gouvernement pour ce qu’il est de développer un roadmap vers une économie circulaire à Maurice. Le sujet est pris en commun par la communauté des affaires, notamment avec nos membres de la Chambre de Commerce et d’Industrie et l’Association of Mauritian Manufacturers dont plusieurs membres s’attèlent déjà à concevoir à travers l’éco-design, puis utiliser les ressources d’une façon responsable, pour finalement ramener les déchets dans le cycle de production autant que possible. Dans le traitement des déchets, nous accueillons l’adoption toute récente du Waste Management and Resource Recovery Bill, qui a été débattu dernièrement au Parlement. Il s’agira maintenant de s’assurer de la bonne implémentation de ces initiatives.

La compétitivité et la productivité reviennent constamment sur le tapis. Où est-ce que le bât blesse ? 
Rappelons que notre économie est tournée vers l’exportation. Cela signifie que nos produits et services locaux se retrouvent en compétition avec des produits et services internationaux, ce qui nous appelle à rester compétitifs par rapport au marché mondial. 

À Maurice, nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation où le coût unitaire de la main-d’œuvre, ou le unit of labour cost (ULC), est en hausse constante. Entre 2011 et 2021, cet index a grimpé par 2,9%, ce qui indique que les salaires ont augmenté plus vite que la productivité. Ceci a un impact direct sur la compétitivité de nos produits et services à l’international. 

Une meilleure productivité du port est aussi un sujet stratégique qui demandera des décisions courageuses. Quelques années de cela, la proposition de trouver un partenaire stratégique était sur le tapis.

Dans le milieu syndical, on soutient que les conditions de travail et les salaires sont deux facteurs qui démotivent les jeunes à travailler dans certains secteurs, dont le tourisme. Vos commentaires ? 
L’objectif clé du National Employee Engagement Survey (NEES) – qui a d’ailleurs déjà recueilli les réponses de plus d’une centaine d’entreprises – est d’avoir une idée précise, ancrée dans les données, de la perspective des employés sur le travail à Maurice. Il faut souligner que ce genre d’étude, qui a pu être faite au niveau de compagnies individuelles, n’a jamais été entreprise à l’échelle nationale. À terme, le NEES nous permettra d’identifier, avec données, témoignages et analyses à l’appui, ce qui constitue les véritables facteurs affectant l’emploi, globalement mais aussi par secteur, à Maurice. 

En parallèle, dans plusieurs secteurs, dont le tourisme, des formations sont proposées qui permettent des cycles de progression rapide au sein des entreprises, la réinsertion ou l’apprentissage. Je pense notamment au National Skills Development Programme avec le HRDC. Mais, aujourd’hui, il s’agit aussi de réfléchir stratégiquement sur la question de la formation par rapport aux besoins changeants du marché, des nouvelles technologies, des secteurs émergents, entre autres. 

La cherté des tarifs d’électricité et la dépréciation de la roupie sont parmi les autres préoccupations du secteur privé. Quelles sont les solutions que vous préconisez ? 
Il est indéniable que la hausse des tarifs d’électricité impacte directement la compétitivité dans plusieurs secteurs de l’économie. Nous avons d’ailleurs fait une demande officielle auprès des autorités pour qu’un moratoire soit accordé à certains secteurs, ce qui permettrait aux entreprises de mettre en place des systèmes pour, par exemple, produire elles-mêmes l’énergie renouvelable. Cela non seulement réduirait leurs factures, mais leur permettrait en même temps d’atteindre des objectifs de développement durable. 

Nous espérons aussi retrouver une roupie plus stable. Ce qu’il ne faudrait pas, c’est que la dépréciation de la roupie soit unidirectionnelle, car cela entraînerait de la spéculation, ce qui pourrait se transformer en une self-fulfilling prophecy d’une roupie en chute libre. Dans ce contexte, nous saluons les différentes interventions de la Banque de Maurice pour remédier à ces risques, et nous espérons que ces efforts se poursuivent suffisamment pour éviter une situation de spéculation.

Pour certains observateurs, le secteur privé a tendance à trop s’appuyer sur le gouvernement et pèche en termes d’innovation. On reproche aussi au secteur privé de ne pas assez investir (Ndlr : cette année-ci, l’investissement du secteur privé va croître de 4,9 % contre 9,6 % en 2022). Critiques erronées ou infondées ? 
Si toute l’économie a effectivement souffert ces dernières années, largement dû à la Covid-19, et le conflit russo-ukrainien, il faut aussi reconnaître la reprise considérable de l’investissement depuis 2022. La formation brute de capital fixe, ou le Gross Fixed Capital Formation (GFCF), indicateur d’investissement, est en croissance depuis 2021, et cela, même si entre 2011 et 2021, la productivité du capital a connu une chute annuelle de 0,8 %. Avec un capital moins productif, le secteur se retrouve néanmoins à investir. Pour 2023, le taux d’investissement est estimé à 20,4 % du PIB, ceci contre 18,8 % en 2022.
Cependant, il est aussi important de souligner que la recherche, le développement ainsi que l’innovation sont des facteurs clés pour une croissance soutenue d’une économie mauricienne qui ne peut plus dépendre sur un avantage au niveau des coûts de production. Pour cela, nous avons un partenariat avec le Mauritius Research and Innovation Council (MRIC) pour plus de ponts entre les universités et les entreprises ainsi qu’un groupe de travail focalisé qui nous aide à réfléchir sur la recherche et l’innovation. Mesurer le niveau de recherche dans les entreprises est une des premières étapes à concrétiser. 

À noter que plusieurs entreprises mauriciennes sont déjà bien engagées sur cette voie, notamment pour le développement de nouveaux types de textiles, l’utilisation de l’intelligence artificielle dans certains processus de production ou encore dans la recherche liée à l’économie circulaire.

Parlons de la pension, vous avez déclaré il y a quelques mois que le ciblage de la pension est une nécessité. Sachant que la question de réforme de la pension est un sujet politiquement sensible, quelles sont vos recommandations ? 
Le ciblage de la pension universelle reste une proposition rationnelle, mais sera-t-il acceptable politiquement ? Une autre recommandation serait de limiter les contributions à la pension universelle de sorte qu’une contribution ne dépasse pas les deux-tiers de salaire minimal. Parmi nos recommandations budgétaires, nous avons aussi proposé des mesures liées aux pensions privées volontaires qui, par exemple, leur permettraient de mieux répondre aux besoins du marché. Encourager les pensions privées allègerait le fardeau de l’État sur la pension universelle et rendrait plus envisageable la pérennité d’une pension universelle ciblée, et cela, dans un scénario où plus de Mauriciens seraient couverts par une pension privée. 

Où en est l’affaire logée par Business Mauritius pour contester la constitutionnalité de la Contribution Sociale Généralisée (CSG) ? 
À ce jour, l’affaire est toujours en cours. 

Le Premier ministre a annoncé son intention d’organiser des consultations sur les réformes électorales incluant la question de financement politique. Sur ce sujet, le patronat se dit en faveur du principe que tout parti politique soit reconnu comme une entité légale et que les dons en espèces soient réglementés. Doit-on aller dans cette direction et pourquoi ? 
Il serait important que les partis politiques soient reconnus comme des entités légales, ce qui permettrait plus de transparence dans le financement politique. Il serait bon de noter que même les ONG et les professions non financières désignées, ou les Designated Non-Financial Businesses & Professions, sont régies par ces cadres régulateurs. Le montant dépensé par candidat et par parti politique pour une élection devrait aussi être revu.