Avec la contestation visant tout à la fois la vaccination dans son principe même, le passe sanitaire, et la personne d’Emmanuel Macron, notre pays s’installe plus que jamais dans la face sombre de l’ère contemporaine, celle où les conflits sociaux et culturels tournent à la rupture avec la modernité ou, plus précisément, avec la première modernité, celle qui est née avec la Renaissance puis les Lumières. Il entre ainsi douloureusement dans une seconde modernité qu’il avait abordée avec plus de confiance.
La première modernité ne se réduit pas aux images sommaires du triomphe des valeurs universelles de la raison et du droit, de la science, de l’esprit des Lumières, sur les traditions, la religion ou les communautés.
Elle a été bien davantage leur cohabitation grâce en particulier à la démocratie, qui permet de traiter sans violence ce qui divise le corps social. Elle a constitué une phase historique, inaugurée en Europe, où se sont conjugués, avec certes parfois de graves échecs, l’universalisme et le relativisme, la raison et la religion, la société ouverte et la nation.
Deux risques majeurs ont toujours menacé cette première modernité, qui tiennent l’un et l’autre aux tendances aux dérives et à la dissociation des deux registres, celui des valeurs universelles, et celui d’autres valeurs qui leur sont opposées.
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D’une part, les tenants des valeurs universelles sont toujours susceptibles de s’attribuer le monopole de la raison et du progrès, et de rejeter tout ce qui leur semble relever de valeurs particulières dans le non-sens, la barbarie, l’absurde, l’irrationnel. Les dérives ont pris dans l’histoire des formes diversifiées.
Ainsi, le communisme réel, notamment en Union soviétique, s’est réclamé de la science – prolétarienne – au point avec Lissenko, sous Staline, d’embarquer l’agriculture vers divers échecs. Par ailleurs, la colonisation s’est présentée abusivement, au moins dans l’expérience française, comme facteur de progrès et synonyme d’entrée dans la modernité pour les peuples colonisés.
Et d’autre part, ne pas s’identifier aux valeurs universelles a souvent été synonyme de fermeture, d’appel à une communauté, une nation, une religion exigeant une subordination sans nuance, et de diverses modalités de rupture – la guerre, les violences de masse, le rejet raciste et xénophobe, etc.
La première modernité a connu son apogée avec les Trente Glorieuses, puis une crise majeure est advenue, prenant la forme d’une séparation accélérée des deux registres.
Le rejet de l’universalisme
avec des références obscènes à la Résistance, au port de l’étoile jaune ou à l’Apartheid.
Ces ruptures d’avec les valeurs universelles n’en sont pas moins révélatrices de l’entrée dans une seconde modernité.
La contestation met en avant des thématiques nouvelles, le corps, l’intégrité physique, la subjectivité personnelle, elle en appelle à l’éthique, elle n’est pas tant sociale que culturelle, et promeut une conception, certes égoïste, de la liberté, proche de celle des libertariens américains. Elle témoigne de l’épuisement de la première modernité et de la capacité de ses mouvements de contestation, à commencer hier par le mouvement ouvrier, à articuler une face de lumière, ouverte au débat, à la négociation, à la vie démocratique, et une autre face, d’ombre, plus ou moins radicalisée.
Le mouvement antivax et anti-passe sanitaire ne se lie pas à une quelconque face de lumière, il en est éloigné.
Celle-ci, dans la transition vers une seconde modernité, est pourtant apparue avant lui.
La face de lumière des nouveaux mouvements sociaux et culturels
Dans la France des années 70, en effet, des contestations sont apparues, se présentant alors sous leur angle de lumière, même si elles prenaient quelque distance parfois par rapport aux valeurs universelles.
Le mouvement écologiste naissant n’est pas dominé pour autant par des logiques de pure rupture.
Cela vaut même pour ceux qui décident de quitter la ville pour une expérience de retour à la nature, les plus décidés sont capables d’être des entrepreneurs s’inscrivant dans une économie moderne qu’ils renouvellent. Le mouvement anti-nucléaire en son coeur critique le manque de démocratie dans les décisions liées au programme électronucléaire.
La contestation de la médecine qui s’ébauche dans le même contexte est forte d’un désir de modifier la relation du malade au médecin, et non pas de rompre avec lui, ce que montre le succès du Guide des médicaments les plus courants du docteur Pradal, en 1974 (éd.
du Seuil) : son lecteur est désormais informé. L’aura du médecin est en jeu, il lui faut s’expliquer, répondre à d’éventuelles critiques. De manière générale, le point de vue du malade est accepté, le corps médical est invité à s’occuper de lui, et pas seulement de la maladie.
Il devient un sujet qui conteste non pas la médecine, mais son organisation. Ainsi, quand des malades du sida exercent une forte pression sur les laboratoires pour qu’ils délivrent des médicaments contre la pandémie alors que les étapes de leur validation par les autorités sanitaires n’ont pas toutes été franchies, ils ne refusent pas la recherche, ils veulent accéder vite à ses fruits. La confiance dans la science et la médecine demeure grande, il est simplement instauré ou demandé d’autres relations.
à commencer par les réveils juif, puis arménien, dans les années 70, qui exercent une influence sur l’histoire, l’amènent à se transformer. Elles ne sont pas hostiles à l’histoire, elles critiquent une historiographie qui est trop souvent un récit national enfermé dans l’arrogance du « nationalisme méthodologique », et dont les prétentions recouvrent des oublis conséquents et une difficulté ethnocentrique à penser global.
Des contestations nationalitaires qui apparaissent à la même époque n’excluent pas les dérives, terroristes, en Corse pour l’essentiel. Mais les mouvements breton et occitan n’emprunteront guère les chemins de la violence, leur pression reste démocratique et ne met pas en cause les valeurs universelles. Ils demandent la reconnaissance d’une langue, d’une culture, d’une histoire, d’un désir de « vivre et travailler au pays ».
Il faudrait être plus précis, plus complet, mais le lecteur aura bien compris l’essentiel : sont apparues dans la foulée de mai 68, sous une face avant tout lumineuse, diverses contestations qui demeurent attachées aux valeurs universelles et donnent sens à l’idée d’une seconde modernité – certains penseurs parleront plutôt de société post-industrielle, ou de post-modernité.
La face d’ombre des nouveaux mouvements sociaux et culturels
La parole des authentiques scientifiques et des médecins compétents, plus que mise en doute, est disqualifiée, via les blogs, Youtube et les réseaux sociaux.
De même en matière historique. Alors qu’au départ, les mémoires juive, arménienne, coloniale et dé-coloniale, noire ou autres demandaient à l’histoire d’admettre des vérités niées, oubliées ou sous-estimées, se développe une « cancel culture » à bien des égards négatrice de la démarche historique elle-même, et au plus loin de la vie intellectuelle en démocratie : des pans entiers du passé sont oblitérés, l’ostracisation, les dénonciations, intimidations et autres attaques ad hominem se substituent au débat.
Ainsi, les identités fermées prospèrent, nationales et extrémistes politiquement, culturelles, religieuses, aboutissant à fragmenter l’espace public.
La violence rôde. De façon générale, les valeurs universelles sont non plus l’objet de critiques, ce qui fait partie de leur propre bagage, mais dénoncées et rejetées, et avec elles, ceux qui les portent ou les incarnent, qu’il s’agisse d’élites politiques, médiatiques, économiques ou intellectuelles. Au sein de celles-ci, du coup, apparaissent des discours également raidis et radicalisés, des tendances au maccarthysme, des stigmatisations, des logiques de rupture qui l’emportent sur celles du débat.
Les valeurs universelles sont brandies unilatéralement de façon incantatoire ou guerrière et leurs tenants jettent vite le bébé avec l’eau du bain, amalgamant les pires dérapages des antivax et anti-passe sanitaire ou de la « cancel culture » et la face de lumière des contestations contemporaines : l’auteur de ces lignes est traité par les uns de « mâle dominant blanc » et par les autres d' »islamo-gauchiste » ! Il n’y a plus d’espace pour le dialogue et la nuance, les extrêmes prospèrent.
Il y a là une mauvaise passe, dans laquelle la face sombre des contestations nouvelles, celles qui correspondent à l’entrée dans une seconde modernité, se sépare et s’oppose à leur face de lumière. D’un côté, les valeurs universelles sont éventuellement perverties par ceux qui se les arrogent, y compris au nom de la République ou de la laïcité, d’un deuxième côté elles sont niées ou surtout récupérées et comme inversées, et d’un troisième côté, la face de lumière des nouveaux mouvements sociaux et culturels poursuit sa route.
L’écologie est institutionnalisée au point d’être présente dans tous les discours politiques, mais la « deep ecology » ne disparaît pas. L’antiracisme classique, universaliste, s’épuise quelque peu, tandis que s’ébauchent des mises en avant de la « race » par des « racisés », préliminaires, peut-être, à une guerre des races. Le mouvement pour l’égalité des hommes et des femmes, ou, très puissant actuellement, l’action contre les violences faites aux femmes n’empêchent pas les discours beaucoup plus guerriers, esquissant la guerre des genres ou dénonçant une « théorie du genre » qui n’existe pas.
Les musulmans sont en grande majorité désireux de trouver leur place dans la société, au même titre que les croyants d’autres religions, mais l’islamisme radical est une réalité. Et dans le débat public, la nuance n’a pas beaucoup d’espace, les positions modérées sont rejetées.
La responsabilité des élites
A quoi tient l’adhésion à des modes de pensée qui témoignent de l’entrée dans la seconde modernité sous les auspices d’une perversion des valeurs universelles ? Leur refus ou leur ignorance ne sont pas neufs.
Mais il y a dans la situation présente autre chose : ceux qui se méfient de la science, de la médecine, de l’histoire se réfèrent constamment à ce qui serait la vérité scientifique, médicale, historique, ils brandissent des données, des informations, des études, ils proposent des raisonnements parfois sophistiqués, des arguments qui ont toutes les apparences de la raison. La production et le contenu de ces pseudo-vérités planétaires, globales peuvent s’alimenter de travaux sérieux, dont elles surinterprètent les résultats, ou qu’elles mêlent sans vergogne à des considérations délirantes. Quels sont les mécanismes qui assurent leur diffusion, voire leur succès ?
et à deux de leurs caractéristiques.
La première est qu’elles portaient pour tous et pour chacun, pour soi et pour ses enfants la promesse d’un monde meilleur, de lendemains qui chantent, d’une mobilité ascendante. Ceux qui, ensuite, ont pu avoir le sentiment, fondé ou non, que cette promesse ne valait pas pour eux, qu’elle n’a pas été tenue, ou qu’elle ne le sera pas pensent alors que les élites, elles, se reproduisent en tenant des discours prometteurs qui valent pour elles, et qui pour le reste sont décalés du réel. Frustrations, ressentiment, colère et rage parfois, sentiment d’avoir été trompé, de n’être ni reconnu, ni respecté ont débouché sur une curiosité forcenée, sur la certitude de pouvoir s’informer soi-même, en se passant des élites jugées mensongères, sur la conviction de pouvoir prendre son destin en main là où il serait sinon sans horizon.
Deuxième caractéristique de la première modernité : jusque dans les années 80, elle reposait sur un principe de conflictualité sociale – le conflit structurel opposant le mouvement ouvrier et les maîtres du travail- prolongé par des perspectives de traitement politique. Les attentes et demandes sociales, les peurs, les inquiétudes, les espoirs aussi trouvaient de quoi se faire représenter concrètement, il existait un avenir pour tous, et pas seulement pour les dominants, qui pouvait se négocier entre les uns et les autres. Cette époque est révolue, et une bonne partie de ceux qui décrochent ainsi aujourd’hui se retournent contre ceux qui continuent à prétendre incarner la raison ou le droit.
Ce qui précède n’épuise pas l’analyse. Un vieux fond a toujours combattu les valeurs universelles au nom de la tradition, du christianisme, d’un nationalisme extrême, ou d’habitudes, aussi, ancrées profondément dans la culture française ; il existe ainsi une infinie variété de recours à la sorcellerie, à l’envoûtement et de désenvoûtement, ou à des médecines non conventionnelles.
Et maintenant, que faire ?
Dans quelle mesure une analyse comme celle qui vient d’être proposée peut-elle apporter un éclairage utile face à l’urgence, et donc à l’action en matière sanitaire ?
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*Sociologue et professeur à l’EHESS, Michel Wieviorka est notamment l’auteur de « Pour une démocratie de combat » (Robert Laffont), « Les juifs, les musulmans et la République » (avec Fahrad Khosrokhavar, Robert Laffont) et « L’antisémitisme expliqué aux jeunes » (Seuil).
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