Publié le 26 juil. 2021 à 7:03« Messieurs, la ville de Lyon, pendant le siècle qui vient de s’écouler, renferma dans son sein une population nombreuse composée d’hommes industrieux… Lorsque les lois et les coutumes qui avaient fait sa splendeur furent abolies, des hommes pervers ont voulu introduire la licencieuse liberté du temps… Le souverain qui nous gouverne sait que si l’ordre ne règne pas dans les ateliers, aucune entreprise de l’industrie ne saurait avoir de succès permanent. La loi que j’ai l’honneur de vous présenter [tend] à régénérer les manufactures françaises. »L’homme qui, le 18 mars 1806, présente devant ses collègues du Tribunat – l’une des Assemblées chargées de discuter les lois sous le Tribunat et l’Empire – la loi instituant, à Lyon, le premier conseil des prud’hommes, est une figure de l’industrie lyonnaise. Un rien mouvementée, sa vie résume à la perfection le destin de ces négociants fabricants d’Ancien Régime que la Révolution française a ruinés mais qui, pour beaucoup, sont parvenus à renaître de leurs cendres.
Camille Pernon, négociant fabricant
Né en 1753, Camille Pernon est, en effet, le fils de l’un des principaux négociants-fabricants de soieries de la capitale des Gaules devenu fournisseur de la Cour de France. A vingt ans à peine, alors que Casanova soupire après sa mère – l’une des plus belles femmes de France d’après le célèbre aventurier vénitien qui, pour lui faire la cour, n’hésite pas à faire le voyage jusqu’à Lyon pour y commander sa garde-robe ! – son père l’envoie sur les routes d’Europe pour vendre les tissus de la maison.C’est ainsi que le jeune Camille, par ailleurs fort joli garçon lui-même, se rend en Espagne, en Pologne, dans les cours princières d’Allemagne, et enfin en Russie où Catherine II de Russie, pas totalement insensible à son charme, le nomme « agent de Sa Majesté l’impératrice de toutes les Russies » avant de l’inonder de commandes. En 1779, il obtient son brevet de maîtrise et intègre le monde très fermé des grands négociants-fabricants lyonnais.C’est alors que la Révolution française éclate… Tandis que son père choisit de demeurer à Lyon pour sauver ce qui peut l’être – arrêté en pleine rue, jugé comme suppôt de l’Ancien Régime, il sera miraculeusement acquitté par le Tribunal révolutionnaire -, Camille émigre à Gênes où il vit tant bien que mal d’expédients.
Rencontre avec Bonaparte
Lorsqu’il revient en France en 1795, c’est pour trouver ses biens confisqués et l’affaire familiale en ruines. L’exil ou la mort de nombre de ses clients, la fin des commandes publiques sans parler du terrible siège de Lyon de 1793 et des destructions qui l’ont accompagné lui ont été fatals… Il ne lui faut que quelques années pour relever la maison Pernon.En ce début de XIXe siècle, les milieux d’affaires lyonnais sont en pleine ébullition.Aux alentours de 1800, l’entreprise a retrouvé l’essentiel de ses fournisseurs et de ses clients. A Paris où elle expose ses produits, elle est distinguée à plusieurs reprises. C’est à l’occasion de l’un de ces concours où il a reçu une médaille d’or que la route de Camille Pernon croise celle de Bonaparte. Venu saluer les lauréats, le Premier consul a vite fait de distinguer cet industriel énergique dont les étoffes d’ameublement bénéficient d’une haute réputation.Au point d’en faire bientôt l’un des principaux fournisseurs de l’Etat ; au point également de le nommer au Tribunat en 1801. A l’approche de la cinquantaine, le maître soyeux est devenu un proche de Bonaparte. Et il compte bien en profiter pour faire avancer la cause des manufactures lyonnaises…
Le règne du « chacun pour soi »
En ce début de XIXe siècle, les milieux d’affaires lyonnais sont en pleine ébullition. Les événements révolutionnaires ont, en effet, laissé la ville exsangue et précipité la désorganisation de l’industrie de la soie, la principale activité de la ville – elle n’occupe pas moins de 20.000 personnes. En instituant la liberté totale de l’industrie, la loi du 2 mars 1791 abolissant les anciennes corporations d’arts et métiers et, avec elles, toutes les règles qui encadraient la concurrence et la fabrication des étoffes, a créé une véritable anarchie au sein du secteur.Entre les industriels règne désormais le « chacun pour soi ». Cette situation a engendré abus et désordres, non seulement dans les rapports entre fabricants mais aussi entre ces derniers et les ouvriers. Elle a notamment réactivé les très anciens clivages sociaux concernant la réglementation professionnelle, l’accès à la maîtrise et, d’une manière générale, les modalités de représentation des différentes catégories sociales qui composent la « Grande Fabrique » lyonnaise – l’ensemble de la corporation.
Jadis tout allait bien, aujourd’hui tout va mal.
Aux yeux des industriels, cela ne fait aucun doute : le retour à la prospérité passe par le retour à l’ordre ancien, et plus particulier par la remise en vigueur du règlement de 1744. Très favorable aux « maîtres marchands » – les industriels et négociants propriétaires de leurs affaires -, ce dernier écartait l’accès des maîtres ouvriers aux dignités de la confrérie et limitait la faculté qu’ils avaient de fabriquer ou de faire fabriquer pour leur propre compte. Ces dispositions avaient provoqué une émeute que le pouvoir royal avait eue, à l’époque, le plus grand mal à réprimer.
L’écu plutôt que le franc
Malgré les risques sociaux, les négociants-fabricants n’en plaident pas moins pour son rétablissement. Depuis le Directoire, ils multiplient les adresses, mémoires et requêtes aux ministres concernés et, désormais, au Premier consul puis empereur. « Jadis tout allait bien, aujourd’hui tout va mal » ; « iIl faut revenir à ce qui existait autrefois » ; « Il faut rétablir le Corps de la Fabrique » ; « Toute la prospérité de Lyon vient du règlement de 1744 »… Les arguments employés par les milieux d’affaires ne varient guère. Leurs représentants ont en réalité les yeux rivés sur le passé. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la profession préfère utiliser, pour ses transactions avec l’étranger, l’écu de six livres plutôt que le franc germinal – créé en 1803 – et, pour les mesures, l’aune d’Ancien Régime de préférence au nouveau système métrique. Pourquoi changer un système sur lequel s’est bâtie la prospérité du secteur…A Paris, Bonaparte n’est pas totalement sourd à ces réclamations. Depuis son arrivée au pouvoir, il a beaucoup oeuvré au redressement de Lyon. Il est également sensible à la question de l’ordre dans les fabriques qui sous-tend les requêtes des hommes d’affaires lyonnais. En haut lieu, on se méfie en effet des « classes laborieuses » que l’on n’appelle pas encore « classes dangereuses », de ce 1,8 million d’ouvriers que compte alors la France, non compris les femmes et les enfants.
Entente interdite
C’est d’ailleurs pour cette raison que la législation soupçonneuse de la Révolution française a été maintenue et, parfois même, renforcée : la célèbre loi Le Chapelier de 1791 interdisant les « coalitions » a ainsi été complétée au début du Consulat par une autre loi interdisant aux employeurs et aux salariés de s’unir pour faire monter ou baisser les prix, les seconds étant frappés par des peines plus lourdes que les premiers.D’une manière générale, les grèves sont durement sanctionnées. Surtout, la loi du 22 germinal An XI (12 avril 1803) a institué le livret ouvrier qui ne disparaîtra qu’en 1890. Tout ouvrier est tenu d’avoir sur lui ce document dont l’un des objectifs est de contrôler ses déplacements, de lui imposer une discipline de travail et de lutter contre le vagabondage.Si Napoléon entend bien protéger les patrons et, s’il le faut, mater les ouvriers turbulents, il n’entend, cependant, pas donner entièrement carte blanche aux fabricants lyonnais en renouant purement et simplement avec le passé. Le rétablissement du règlement de 1744 pourrait en particulier agiter de nouveau la cité rhodanienne, ce dont il ne saurait évidemment être question. En l’espèce, l’essentiel se joue en avril 1805, lors d’une visite de l’empereur dans la capitale des Gaules.
Retour à l’Ancien Régime
Dans la ville qui panse encore ses plaines, Napoléon Ier reçoit un accueil triomphal. Lors des entretiens qu’ils ont avec lui, les négociants et les industriels de la soierie lui font part de leurs vues. L’empereur se montre compréhensif. En mai 1805, il rétablit les marques de fabrique qui, en indiquant la qualité des tissus et en précisant la valeur des fragments de métaux précieux qui y sont mélangés, vise à réguler la concurrence et, au final, à restaurer la prédominance des entreprises ayant pignon sur rue.Ce faisant, Napoléon Ier renoue avec les pratiques professionnelles de l’Ancien Régime. Les milieux d’affaires saluent avec enthousiasme cette mesure. Ils ont d’autant plus de raisons de se réjouir que, dans la foulée, l’empereur a répondu à une autre de leurs demandes : la mise en place d’une autorité chargée de régler les différends professionnels au sein du secteur.C’est Camille Pernon qui se voit chargé, avec quelques autres, de concevoir un projet.Lors de son voyage à Lyon, l’empereur a, en effet, annoncé la création prochaine, à Lyon, d’un conseil des prud’hommes – « hommes utiles » en vieux français. Il aura pour mission de « terminer, par la voie de conciliation, les petits différends qui s’élèvent journellement, soit entre des fabricants et des ouvriers, soit entre des chefs d’atelier et des compagnons ou apprentis ».
Principe de parité
C’est Camille Pernon qui se voit chargé, avec quelques autres, de concevoir un projet. Mais le digne négociant n’a pas vraiment la main. C’est en réalité le Conseil d’Etat, et plus particulièrement le président de sa section de l’Intérieur, Regnaud de Saint-Jean d’Angély, qui se charge de rédiger la loi.Or celui-ci a clairement pris le parti de tourner le dos au passé. Les marchands fabricants lyonnais vont en être pour leurs frais. Promulguée le 18 mars 1806, la loi instituant le premier conseil de prud’hommes en France ne répond en effet pas pleinement à leurs attentes. Loin de rétablir le règlement de 1744, comme ils le souhaitaient, elle s’en démarque nettement.C’est ainsi que le conseil sera régi, sur la base d’un principe d’imparité, par cinq négociants-fabricants et cinq chefs d’atelier. Les négociants-fabricants auraient préféré un rapport de deux tiers-un tiers qui leur aurait été plus favorable… De même, le système électoral qui est instauré ne leur donne pas entièrement satisfaction.Il prévoit en effet que les élections – au scrutin individuel direct et à la majorité absolue – se feront au sein de deux Assemblées électorales distinctes – la première pour eux, la seconde pour les chefs d’atelier -, ce qui les empêche de maîtriser tout le processus électoral. Ces réserves faites, l’élite des maîtres soyeux ne s’en félicite pas moins d’une réforme qui, pour l’essentiel, préserve leur pouvoir sur la Fabrique. L’ordre régnera bien dans les fabriques et le patronat conservera la main sur la police des ateliers.
Premières élections
Organisées en 1806, les premières élections montrent combien la nouvelle institution ne concerne au final qu’une petite élite. Moins d’un quart des négociants fabricants et des chefs d’atelier participent en effet aux processus électoraux. Quant aux ouvriers lyonnais, ils ne sont pas concernés. A l’exception d’une poignée d’entre eux établis à leur compte – ce qui les assimile à des chefs d’atelier -, ils ne participent en effet pas aux élections.Ils auront alors beau jeu de dénoncer une institution dont ils sont exclus mais devant laquelle ils doivent comparaître en cas de litiges. L’élargissement des conseils restera, des années durant, l’une des revendications de base du mouvement ouvrier.Créé initialement pour la seule ville de Lyon, le conseil de prud’hommes a vite fait d’essaimer en France. A la fin du Premier empire, on en compte déjà une trentaine. Ils sont aujourd’hui 210. Il faudra cependant attendre 1848 pour que les ouvriers puissent élire, eux aussi, des représentants et que le principe de parité soit enfin proclamé. Les conseillers ouvriers auront désormais les mêmes droits que leurs collègues issus du patronat…