Napoléon, épisode 7. La naissance du Trésor public


Publié le 27 juil. 2021 à 7 :08« Pendant une heure, il me sembla que la foudre tombait sur trois individus sans abri. L’un, Desprez, fondait en larmes ; l’autre, Roger, balbutiait des mots incohérents ; le troisième, Ouvrard, restait immobile comme un roc, ne proférant pas une parole, semblant dire par son attitude que, rien n’étant plus passager qu’une tempête, il suffit d’en attendre la fin… » La scène, racontée par Mollien dans ses mémoires, se situe au palais des Tuileries le 27 janvier 1806 au matin.

Ce jour-là, Napoléon Ier, de fort méchante humeur malgré la splendide victoire qu’il a remportée à Austerlitz quelques semaines plus tôt, convoque deux de ses ministres – Gaudin pour les Finances et Barbé-Marbois pour le Trésor public -, Mollien, pour quelques heures encore directeur de la Caisse de garantie et d’amortissement, Desprez, membre du Conseil des régents de la Banque de France, Roger, un commis du Trésor soupçonné d’avoir touché des pots-de-vin et, enfin, le sulfureux financier Gabriel-Julien Ouvrard qui, depuis l’époque du Directoire, a accumulé une fortune considérable dans le commerce colonial et les fournitures militaires.

Napoléon, épisode 7. La naissance du Trésor public

Limogeages

Objet de cette réunion sous haute tension : la crise née de l’effondrement du système des « Négociants réunis » mis en place par quelques financiers et fournisseurs aux armées avec le soutien de la Banque de France et des ministres concernés, et destiné à fournir des liquidités à l’Etat. L’affaire a irrité au plus haut point l’empereur qui, depuis toujours, éprouve une véritable aversion pour la spéculation et ceux qui s’y livrent.

Ce jour-là, le malheureux Barbé-Marbois, ministre du Trésor public depuis 1801, en prend pour son grade. Après avoir maladroitement tenté de se disculper de toute forme de prévarication – « je le préfèrerais cent fois : la friponnerie a des bornes, la bêtise n’en a point ! » lui a répondu, cinglant, Napoléon -, il est limogé sans autre forme de procès.

Vous êtes ministre du Trésor.

Vous prêterez serment ce soir. Il faut, dès ce soir même, prendre possession du ministère.Napoléon Bonaparte

Un rien solennel et naïf, Barbé-Marbois agaçait de toute façon l’empereur par ses lenteurs et ses hésitations…Le soir-même, Mollien hérite de son portefeuille.

L’affaire est expédiée en quelques minutes. « Vous êtes ministre du Trésor. Vous prêterez serment ce soir.

Il faut, dès ce soir même, prendre possession du ministère », lui a lancé l’empereur, avant de tourner les talons. A quarante-huit ans, Nicolas François Mollien récupère l’un des ministères les plus importants de l’empire. Un ministère qu’il allait conserver jusqu’en 1814 – et même au-delà, durant les Cent-Jours – et qu’il allait profondément marquer de son empreinte.

Création de la Caisse de garantie et d’amortissement

Destitué en 1792, arrêté en 1794, puis libéré à la chute de Robespierre, il s’est installé quelque temps en Angleterre où il a étudié dans le détail le système financier britannique.

Lorsqu’il revient en France à la fin de l’année 1799, c’est pour se voir confier par le nouveau ministre des Finances Gaudin – qu’il a connu au Contrôle général des finances avant la Révolution – la direction de la toute nouvelle Caisse de garantie et d’amortissement. Créée en janvier 1800, elle est destinée à recevoir et à garantir les cautions fournies par les receveurs généraux des départements mais aussi à racheter les titres de la rente perpétuelle et à amortir ainsi la dette de l’Etat.

Remarqué par Bonaparte

Une nouveauté pour un établissement public et qui assure la réputation de Mollien auprès des milieux financiers.

Alors Premier consul, Bonaparte ne tarde pas à remarquer ce brillant haut fonctionnaire. Au début de l’année 1802, alors qu’il s’apprête à devenir « consul à vie », il le reçoit à la Malmaison.

Manoeuvrer les chiffres

Commence alors, entre le futur empereur et le directeur général de la caisse, une relation étroite, presque intime, qui durera jusqu’à la chute du régime.

Napoléon Bonaparte a toute confiance en Mollien, dont la compétence n’a d’égale que l’intégrité. Les deux hommes se voient régulièrement, et souvent longuement.Très intéressé par les questions financières mais n’y connaissant pas grand-chose, l’empereur s’informe, pose des questions, cherche à apprendre.

« Il créait à chaque instant des combinaisons nouvelles de chiffres qu’il prenait pour des créations de ressources… Il croyait pouvoir manoeuvrer les chiffres comme ses bataillons et comme souvent il avait fait prendre au même corps plusieurs positions dans la même bataille, il faisait revivre trois ou quatre fois la même somme », écrira Mollien dans ses mémoires.

Comptes à l’équilibre

A son arrivée au pouvoir, en novembre 1799, il a trouvé une situation financière désastreuse, un manque de 130 millions de francs pour couvrir les 600 millions de recettes de l’année et 300 000 francs à peine en caisse, dont 167 000 immédiatement disponibles. Deux ans ont suffi pour restaurer l’équilibre des comptes.

Il créait à chaque instant des combinaisons nouvelles de chiffres qu’il prenait pour des créations de ressources.

Mollien

Pour cela, Bonaparte s’est appuyé sur une poignée d’experts de haute volée : le deuxième consul Lebrun, l’inamovible ministre des Finances Gaudin et son collègue du Trésor Barbé-Marbois, les conseillers d’Etat de la section des Finances et les directeurs des administrations. Ensemble, ils ont remis totalement à plat les Finances publiques françaises, réorganisant les services en charge de la collecte et des dépenses, déployant une véritable administration – receveurs départementaux, receveurs particuliers, payeurs extérieurs, payeurs généraux… -, créant de nouveaux impôts – en particulier indirects, appliquant en toute chose un principe résumé par Napoléon lui-même à l’un de ses proches : « Vous n’avez pas le droit de disposer d’un sou que le ministre n’ait mis à votre disposition. »

L’affaire des Négociants réunis

Mollien fait partie de ces experts sur lesquels s’appuie Napoléon Bonaparte.

Au milieu des années 1800, il est devenu l’un des principaux conseillers de l’empereur en matière financière, l’un des plus écoutés également. C’est alors qu’éclate l’affaire des Négociants réunis. Tout a commencé en 1804 lorsque Barbé-Marbois a fait appel à une compagnie de négociants – c’est-à-dire de financiers – pour qu’elle avance 50 millions de francs au trésor, qui manque de moyens pour financer la reprise de la guerre avec la Grande-Bretagne.

L’affaire prend très vite de l’ampleur : devenu partie prenante du système, Ouvrard imagine bientôt d’acheter au gouvernement espagnol des pièces d’or et d’argent venues du Mexique et de les revendre en France avec un bénéfice, le tout devant permettre au trésor public de renflouer ses caisses… et à Ouvard de réaliser des gains colossaux.Régent de la Banque de France, Desprez apporte sa caution au système, tout comme une brochette de fournisseurs aux armées. Mais les choses ne se passent pas comme prévu : la déclaration de guerre de l’Espagne à la Grande-Bretagne, en octobre 1804, rend impossible l’acheminement de l’or et de l’argent mexicain jusqu’en France.

Remboursements exigés

Pour effectuer les avances qu’ils se sont engagés à faire à l’Etat, les Négociants réunis en sont réduits à demande des avances à la Banque de France. Tout s’effondre lorsque celle-ci exige le remboursement des sommes prêtées, suscitant un mouvement de panique, l’intervention de Napoléon et, pour finir, la nomination de Mollien au ministère du Trésor Public. L’une de ses premières tâches est de liquider les Négociants réunis et de récupérer ce qui peut l’être : une vingtaine de millions tout au plus.

Très vite, cependant, il s’attaque à la question de fond que la crise a révélée : comment assurer de manière régulière les besoins de financement du trésor public ? A ce moment, en effet, les sommes collectées parviennent au trésor à l’échéance des engagements souscrits par les receveurs généraux, soit entre dix-huit et vingt mois, alors que les dépenses, elles, doivent être acquittées dans un délai de douze mois. Ce sont donc les receveurs eux-mêmes qui, dans l’intervalle, prêtent l’argent à l’Etat, avec des intérêts énormes – de l’ordre de 1 à 2 % par mois.

Naissance du Trésor public

Pour mettre fin à ce système, Mollien imagine un système relativement simple, la Caisse de service du Trésor : les revenus publics seront désormais transmis au Trésor non plus à l’échéance des engagement souscrits par les receveurs généraux mais au rythme de leur recouvrement.

Ces dépôts seront rémunérés à un taux d’intérêt beaucoup plus faible. La Caisse pourra les utiliser au fur et à mesure de ses besoins, la marche du Trésor s’en trouvant ainsi facilitée et accélérée. Cette réforme constitue le véritable acte de naissance du Trésor public tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Napoléon en est d’ailleurs bien conscient qui, craignant « l’émancipation du trésor », se fera un peu tirer l’oreille avant de signer le décret préparé par Mollien. La « Forteresse de Bercy » est une idée ancienne…

Création de la Cour des comptes

Molien se distingue par une autre réforme d’envergure : la création de la Cour des comptes. Ou plutôt son rétablissement sous une forme nouvelle.

Nées au Moyen-âge, les anciennes chambres des comptes installées à Paris et dans les provinces pour contrôler les dépenses et les recettes publiques avaient, en effet, été supprimées pendant la Révolution française.Devenu ministre, Mollien ne cesse de plaider auprès de l’empereur pour le rétablissement d’une magistrature unique spéciale, séparée de l’action administrative, apte à vérifier les comptes publics et à juger ceux qui en ont la charge. C’est chose faite par la loi du 16 septembre 1807.

A ce moment, les rapports de la cour ne sont remis qu’à l’empereur. Ils seront transmis aux assemblées à partir de 1832 et au public à partir de 1938. Avec la Cour des comptes, Mollien parachève la mise en place de ce qu’il appelle lui-même le « système complet des finances » : la comptabilité en partie double – qu’il introduit dans son ministère en 1808 -, la gestion centralisée du recouvrement par la Caisse de service du trésor, les instructions données par ce dernier sur présentation des comptes et leur vérification par une cour indépendante bouleversent en profondeur les finances publiques.

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