Publié le 3 sept. 2021 à 6:00Le « quoi qu’il en coûte » a-t-il été efficace ?Oui, c’est grâce à lui que l’économie française redémarre et que la conjoncture est très bonne. La mesure a certes coûté très cher. Mais on tire les bénéfices d’un « quoi qu’il en coûte » bien pensé et surtout remarquablement exécuté. Et ce n’était pas simple pour Bercy, qui a dû faire sa révolution culturelle.En général, la charge de la preuve doit porter sur les entreprises, et là, la consigne était plutôt de dire qu’il valait mieux faire trop que pas assez. Si on prend trois marqueurs clés, cela a été efficace : les faillites sont tombées au plus bas, l’emploi est quasiment revenu à son niveau d’avant-crise et le pouvoir d’achat des Français a globalement été préservé, avec néanmoins des disparités, les salariés ont notamment été mieux protégés que les indépendants.La compétitivité de l’économie française s’est néanmoins dégradée pendant la crise…La crise a mis en évidence la désindustrialisation du pays. On a vu, par exemple, dans le domaine de la santé, que pour faire des vaccins à ARN Messager, il fallait reconstruire des usines. Mais en réalité, la dégradation des indicateurs vient d’un mal plus profond, bien antérieur. Et il est possible que les actions engagées pendant la crise nous permettent de regagner en compétitivité.Elle nous a en effet amenés à réorienter les politiques publiques vers l’industrie. Le plan France Relance est, de ce point de vue, emblématique : il répond à la problématique de désindustrialisation en facilitant l’investissement et la modernisation de l’industrie pour qu’elle se développe sur le sol français.La gestion de la crise en France peut-elle être un facteur d’attractivité ?Je pense que le « quoi qu’il en coûte » va avoir un impact positif en termes d’attractivité. La situation relative de la France s’était déjà améliorée au cours des dernières années grâce aux mesures prises pendant ce quinquennat, mais aussi à la fin du quinquennat précédent, avec le pacte de compétitivité par exemple.A l’étranger, j’entends aujourd’hui des entrepreneurs me dire que la politique du « quoi qu’il en coûte » menée en France a été « bluffante », ce qui les amène à réfléchir à l’éventualité d’y créer des usines de production. On voit qu’en situation de crise extrêmement grave, les pouvoirs publics peuvent être efficaces pour protéger l’économie. Il faudra voir si cela se traduit par des actions concrètes.Quel est le principal point noir de l’économie française aujourd’hui ?Incontestablement, l’inadéquation de l’offre et de la demande sur le marché du travail. On est à 8 % de chômage, et les entreprises n’arrivent pas à recruter. C’est un problème structurel qui existait avant la crise et qui s’est considérablement accentué depuis. On le voit dans tous les secteurs et à tous les niveaux de qualification. C’est le principal frein à la reprise. Et c’est un problème qui ne se règle pas du jour au lendemain.Les politiques publiques doivent le prendre à bras-le-corps. Cela va conduire à des revalorisations des salaires et aussi à des réflexions sur les contrats courts et les temps partiels. Dans des branches comme la restauration ou les travaux publics, c’est possible. La question des salaires va d’ailleurs être un sujet majeur pour les douze prochains mois. Les profits des entreprises sont au niveau d’avant-crise, ça veut dire qu’il y a un peu de marge pour faire des augmentations.Comment régler le problème des compétences ?Sur la formation, il faut prendre des mesures rapidement. Le compte personnel de formation (CPF) est un bon outil. Tous les actifs en ont un. Je propose de créer un système de bonus-malus en fonction du type de formation choisi par les salariés, pour les orienter vers les métiers en tension.Par ailleurs, vu la situation du marché du travail, il n’y a plus de raison d’attendre pour mettre en oeuvre la réforme de l’indemnisation du chômage, y compris la dégressivité des indemnisations pour les revenus les plus élevés.Le « quoi qu’il en coûte » a bien fonctionné mais faut-il en sortir, et si oui, comment ?Oui, il faut en sortir, indiscutablement. Sinon, il y a le risque d’anesthésier les comportements, de désinciter à la reprise dans tous les secteurs où l’activité revient à la normale. On ne peut pas noyer durablement l’économie sous des subventions publiques. Mais il faut continuer de faire attention aux secteurs encore très impactés, comme le tourisme et l’événementiel, qui dépendent du degré d’ouverture des frontières et ont donc encore besoin de soutiens.Au-delà des aides d’urgence aux entreprises, le « quoi qu’il en coûte » se traduit par de nouvelles dépenses pérennes de l’Etat…Ne nous voilons pas la face : il y a une demande de dépenses publiques extrêmement forte et cela va continuer de marquer le contexte politique au moins jusqu’à l’élection présidentielle. Est-ce qu’on peut dire non aux demandes de revalorisations des enseignants, des personnels hospitaliers ?Est-ce qu’on peut dire non aux demandes de moyens supplémentaires des policiers ? C’est très compliqué… On voit aussi cette pression s’exercer aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et même en Chine. Il sera donc particulièrement difficile, politiquement, de sortir du « quoi qu’il en coûte ».Mais économiquement, est-ce souhaitable ?On a le retour d’expérience d’Alain Juppé en 1995 et de François Hollande en 2012, qui ont voulu réduire trop vite les déficits et qui ont cassé la reprise. Il faut faire les choses dans l’ordre. A court terme, la solution, c’est la croissance, la croissance et la croissance ! Et ensuite, il faut envisager une réforme de l’Etat visant à rendre le secteur public plus efficace afin d’assurer de meilleurs services à moindre coût.Mais l’affichage ne doit pas être de couper d’emblée dans la dépense, cela ne peut être qu’une résultante. Cette crise a été vraiment traumatisante pour nos sociétés – une épidémie, c’est un peu comme une guerre – et donc on ne peut avoir un discours punitif en sortie de crise.Et un discours libéral ?Je reste très libéral. L’enjeu est de s’assurer que tout cet argent public va être bien utilisé, qu’il va améliorer la croissance potentielle. La clé, c’est l’évaluation. Le Ségur de la santé est un bon exemple. Pour l’instant, l’orientation est bonne mais il faudra s’assurer que l’on améliore vraiment la productivité et la qualité du système de soins, qu’on réduit les gaspillages.La réforme de l’Etat promise par Emmanuel Macron restera un angle mort du quinquennat…C’est un grand échec, mais je le relativise car ce n’était pas vraiment un engagement central de 2017. Il y a en tout cas une grande attente aujourd’hui de simplification, d’amélioration du service rendu au public. La réorganisation territoriale reste un enjeu majeur et je suis favorable à davantage de décentralisation.Regardez l’évolution des lycées, qui a été spectaculaire depuis que la gestion matérielle a été confiée aux régions. Il faut partir des besoins du citoyen-usager, comme les entreprises partent du besoin du client, et adapter ensuite le service public. Et ce n’est pas forcément à l’Etat garant de l’assurer directement.Faut-il s’inquiéter des dettes accumulées, par l’Etat comme par les entreprises ?Du côté des entreprises, il y a un danger concernant les reports de charges qui se sont accumulés, surtout pour les PME. Je pense qu’il vaudrait mieux annuler une partie de ces arriérés auprès des Urssaf, peut-être le quart ou le tiers. Cela redonnerait de l’oxygène aux entreprises qui vont en avoir besoin en sortie de crise, et qui vont devoir assumer les échéances des prêts garantis par l’Etat.Et la dette publique, ce n’est plus un sujet de préoccupation ?J’entends les économistes qui affirment que c’est un non-sujet. Je ne suis pas d’accord. Certes, la faiblesse des taux devrait perdurer. Mais le principe de précaution devrait prévaloir, car on peut aussi imaginer des scénarios de diminution des rachats d’actifs par les banques centrales, qui conduiront à un retour à la normale progressif sur le marché des dettes d’Etat.Le surplus mondial d’épargne reste énorme, mais les besoins de financement liés aux investissements dans la transition énergétique, les nouvelles technologies, le seront également. Il faut donc rester vigilant par rapport à un risque de remontée des taux à moyen et à long terme. Cela ne veut pas dire qu’il faut réduire les déficits et la dette à marche forcée, il faut investir pour la croissance, mais ce n’est pas un non-sujet.Qu’attendre du plan d’investissement en préparation ?Qu’il consolide le plan de relance, en allant notamment plus loin dans l’investissement pour la transition environnementale et sur la baisse des impôts de production. Il n’y a pas de problème de demande, le problème reste l’offre.Une croissance verte qui ne fragilise pas l’économie ou les ménages les plus pauvres, est-ce possible ?Il ne faut pas se fixer trop d’objectifs à la fois. L’enjeu c’est la décarbonation. Décarboner en grande partie l’énergie, c’est possible. La France le prouve avec le nucléaire, qui est une solution à la fois écologique et économique. Pendant la campagne présidentielle, il faudra que chaque candidat se positionne clairement sur ce sujet.Si nous voulons pouvoir exporter notre savoir-faire nucléaire, nous devons assumer d’investir chez nous dans de nouvelles centrales. L’électrification de l’automobile est aussi lancée. Il y a bien sûr des points à régler, comme celui de l’infrastructure des bornes de recharges, mais dans l’énergie il existe aussi des pistes innovantes comme l’hydrogène ou le captage du CO2. Il y a des solutions.Reste le problème de la rénovation thermique et du chauffage, de la réduction de la consommation de fuel ou de gaz. Sur ce point sensible, les « gilets jaunes » ont prouvé qu’il fallait un engagement de l’Etat. Plus qu’une taxe carbone non affectée, qui passe pour un impôt de plus qui tombe dans le trou des finances publiques, il faut imaginer un autre mécanisme : un dividende carbone permettant de garantir que l’Etat pourra redistribuer des aides spécifiques aux ménages les moins aisées pour faire face aux coûts de cette transition.Le débat sur les retraites devrait-il aussi être au coeur de la présidentielle ?Autant il ne faut pas être trop dur en cherchant à régler tout de suite la question de nos finances publiques, autant il faut être intransigeant sur ce sujet. Nous sortons d’une forme de guerre. Et après un tel choc, on se retrousse les manches. Ceux qui travaillaient doivent travailler plus et ceux qui ne travaillaient pas, doivent pour beaucoup d’entre eux se remettre au travail.On ne peut pas repousser l’âge de départ à la retraite effectif pour tout le monde. Mais si un ouvrier du BTP ne peut pas travailler jusqu’à 70 ans, de nombreux cols blancs, eux, le peuvent. Il faut imaginer des solutions à temps partiel, combinant mi-retraite et mi-travail. D’autant plus qu’il y a globalement en France une envie de travailler plus, pour gagner plus.Le télétravail ne risque-t-il pas de créer un choc négatif comparable à celui des 35 heures ?On manque encore de recul et les études sont contradictoires mais un consensus semble se dégager qui estime qu’entre 2 et 2,5 jours de télétravail par semaine une nouvelle organisation bien pensée peut au contraire avoir un impact positif sur la productivité. Le challenge est en fait plus du côté de l’encadrement que des salariés.Dans trop d’entreprises, on récompense les meilleurs techniciens en les nommant managers. Ce systématisme est une erreur. On transforme de bons techniciens en mauvais managers. Le télétravail, qui n’était qu’une option, va s’imposer comme l’un des héritages de cette crise mais il faut qu’au coeur de chaque entreprise l’encadrement en profite pour s’interroger sur sa manière de travailler en faisant confiance.Le malaise des cadres ou de la classe moyenne ne vous inquiète pas ?Les inégalités ne se sont pas creusées en France comme aux Etats-Unis, mais le salaire médian augmente très peu alors que les charges qui pèsent sur la classe moyenne ne cessent de grimper. Au-delà du coût du logement pour certains, en particulier en région parisienne, il faut de plus en plus financer les études supérieures des enfants dans un système privé qui coûte cher, et dans le même temps prendre en charge les dépenses de dépendance pour des parents qui vivent de plus en plus vieux.Pour certains ménages, cette équation économique est impossible à résoudre. Il faut investir massivement dans le logement, là où sont les emplois. Il faut continuer de réformer l’éducation. Dédoubler les classes en particulier dans les zones sensibles finira par porter des fruits, mais il faut aussi rehausser le niveau de l’enseignement public en donnant plus d’autonomie aux établissements, en décentralisant davantage, en permettant de mieux rémunérer certains professeurs.Mais ça ne réglera pas forcément la question des revenus ?C’est la croissance économique, qui peut déboucher sur des hausses de revenus, qui reste la meilleure solution. Mais on pourrait aussi faire plus pour associer tous les salariés aux performances des entreprises. Il faut développer une nouvelle forme d’actionnariat salarié en attribuant des actions sans droit de vote mais permettant de toucher des dividendes ou de se constituer une épargne.Les patrons, en particulier de PME, ne veulent pas perdre le contrôle de leur entreprise. En fait, les salariés ne veulent pas prendre la place du « patron-actionnaire ». Ils veulent surtout bénéficier des bonnes performances de l’entreprise pour laquelle ils travaillent.
Son parcours
Directeur du cabinet de conseil aux entreprises Asterès, qu’il a fondé en 2006, Nicolas Bouzou est aussi éditorialiste dans plusieurs médias (« L’Express », Europe 1) et essayiste, auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Il préside les « Rencontres de l’Avenir », à Saint-Raphaël (Var), qui réunissent chaque année intellectuels, dirigeants d’entreprise et personnalités politiques.
Son actualité
Depuis le 30 août, Nicolas Bouzou intervient chaque lundi mercredi et vendredi sur Europe 1. En 2021 il a publié « Homo Sanitas, histoire et avenir de la santé ». Il prépare actuellement les prochaines « Rencontres de l’avenir » qui auront lieu en décembre. Libéral revendiqué, il compte faire entendre ses propositions pendant la campagne présidentielle. Proche de Xavier Bertrand, Nicolas Bouzou fait aussi partie du petit cénacle consulté régulièrement par le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, lorsque la crise du Covid a frappé la France.