Pascal Canfin : la guerre en Ukraine est « un électrochoc pour l’Europe en matière d’énergie »


Une des pires crises énergétiques de l’histoire européenne. Depuis un mois et le début du conflit en Ukraine, l’Europe est confrontée comme rarement au poids de ses vulnérabilités, et notamment sa dépendance mortifère au gaz et au pétrole qu’elle importe de Russie. Si l’Europe a multiplié les sanctions à l’égard du régime de Vladimir Poutine, ces dernières restent encore faibles s’agissant du secteur énergétique. Pour Pascal Canfin, eurodéputé et président de la commission environnement du Parlement européen, l’Europe doit prendre garde à ne pas imposer des mesures de rétorsion qui pénaliseraient davantage les Vingt-Sept que le Kremlin. Le parlementaire en est en revanche convaincu, la crise actuelle doit constituer un électrochoc pour l’Union européenne, et notamment une intégration plus poussée sur le continent s’agissant des sujets énergétiques.  
D’abord un mot sur la situation actuelle. La Russie a annoncé réduire radicalement son activité militaire dans les régions de Kiev et de Tchernihiv afin d’accroître la confiance mutuelle pour les futures négociations et un éventuel accord de paix. Qu’est-ce que ça vous inspire ?  
Le pari et la vision que l’Europe soutient depuis le début du conflit, c’est que l’on n’arrivera pas à le résoudre de façon militaire, mais bien par la voie de la diplomatie. L’Union européenne a adopté rapidement et avec fermeté une stratégie qui consiste à répondre à l’agression russe en mettant sur la table tout ce qui est nécessaire en termes de sanctions économiques et de soutien militaire. Mais nous n’avons jamais voulu rompre les canaux diplomatiques. C’est d’ailleurs à cet effet que le Président français, au nom de l’Europe, s’entretient régulièrement avec Vladimir Poutine. L’analyse que je fais de l’avancée des pourparlers, c’est que l’armée russe n’obtient pas ce qu’elle désire aussi rapidement qu’elle l’aurait voulu. L’espace diplomatique retrouve de l’air, ce qui était exclu il y a quinze jours encore.  
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Un mois après le début du conflit, on sent comme une forme de basculement de l’Europe de l’énergie. Sur ce sujet comme d’autres, le Vieux continent n’a-t-il pas péché par sa naïveté face au Kremlin ?  
C’est un électrochoc pour l’Europe, mais notamment pour l’Allemagne, ou pour l’Italie, qui ont fait tous deux le pari de considérer que l’approvisionnement en gaz russe était sécurisé, stable, pérenne. L’Allemagne importe la moitié de son gaz mais aussi la moitié de son charbon de Russie. En ayant fait le choix de renoncer au nucléaire, elle a mécaniquement renforcé sa dépendance à la Russie. C’est un choix stratégique et diplomatique qui s’est révélé dangereux. Les Allemands ont très largement commencé à en tirer les conséquences en renonçant par exemple au gazoduc North Stream 2. On voit aujourd’hui des députés de la CDU, historiquement très antinucléaires, qui réfléchissent au fait de prolonger la durée de vie de leurs centrales. Des prises de position qui étaient totalement inenvisageables il y a quelques mois.  
Au-delà du cas allemand, quelles leçons l’Europe doit tirer de cette crise ?  
Il y a un parallèle à faire avec la crise du Covid. La réponse au niveau européen à cette crise énergétique a démarré avec des réponses non-coordonnées des Etats membres, comme en mars 2020 avec les masques et les vaccins. Et après quelques semaines de flottement, la Commission européenne a finalement été mandatée par les Etats pour négocier et coordonner l’approvisionnement pour les Etats membres. C’est exactement ce qui est en train de se passer sur le gaz. Beaucoup de pays sont d’abord partis négocier dans leur coin, pour s’approvisionner ici avec le Qatar, là avec l’Algérie ou encore avec la Norvège. C’est le cas notamment de l’Allemagne. Il fallait remettre de l’ordre. Il faut poursuivre cette logique de mutualisation et de coordination, et notamment sur la question des infrastructures comme les terminaux d’accueil du gaz naturel liquéfié (GNL).  
Un des risques de la période, ce serait qu’au nom de la diversification qui est nécessaire pour diminuer notre dépendance à la Russie, on multiplie des investissements gaziers qui seraient bien supérieurs à ce qui est nécessaire. Ce qui serait à la fois inutilement coûteux et contraire à nos objectifs climatiques. La deuxième leçon, et c’est là encore un point de comparaison avec le Covid, c’est la gestion des conséquences macroéconomiques de la situation actuelle. Un des enjeux du sommet européen de mai, ce sera la capacité de l’Europe, comme à l’été 2020, d’apporter une réponse commune au risque de récession. Faudra-t-il un nouveau plan de relance européen ? Ce n’est pas encore arrêté et il est sans doute un peu tôt pour avoir un avis définitif sur le sujet. La dernière leçon, qui appelle notre vigilance, c’est de ne pas troquer une dépendance à une autre dans les choix de nos fournisseurs. Ne nous jetons pas à corps perdu dans les bras de fournisseurs comme les Etats-Unis. Le président s’appelle aujourd’hui Joe Biden, tout le monde trouve cela formidable. Mais il pourrait demain s’appeler de nouveau Donald Trump.  
Diversification des fournisseurs, achats communs de gaz, obligation de stocks remplis à 90% au début de l’hiver… La stratégie européenne vous paraît crédible pour juguler une possible rupture d’approvisionnement côté russe ?  
L’objectif sur lequel nous nous sommes mis d’accord, c’est de réduire de deux tiers la dépendance au gaz russe d’ici la fin de l’année avec un vrai point de bascule dès cet été lors du remplissage des stocks de gaz. Le premier pilier, c’est la diversification. Cette stratégie comporte évidemment des risques, et notamment celui de créer d’autres dépendances. Je le répète, le Qatar, l’Algérie, les Etats-Unis ne sont pas des enfants de choeur. Et c’est en réalité la raison pour laquelle on doit tout de suite accélérer le deuxième pilier de cette stratégie, aller encore plus vite sur le Green Deal européen qui n’a sans doute jamais été autant d’actualité. Au-delà du gaz, cette crise illustre la nécessité d’une moindre dépendance aux énergies fossiles tout court. L’augmentation de la part des énergies renouvelables, l’augmentation de l’électrification de l’économie, les investissements dans les économies d’énergie sont la seule stratégie qui nous assure à long terme l’indépendance énergétique.  
Des rumeurs ont fait état la semaine dernière d’un possible embargo sur les importations européennes d’hydrocarbures russes, notamment sur le pétrole. Sommes-nous proches de ce type de mesure ?  
Sur la question de l’embargo, nous sommes sur un point d’équilibre. Le plan de l’Europe, c’est évidemment de déconnecter à moyen terme cette dépendance à la Russie. En tout état de cause et à très court terme, prenons soin de ne pas prendre de décision qui nous ferait plus mal qu’à Poutine. J’entends évidemment les critiques sur les 700 millions d’euros que paie l’Europe chaque jour au régime russe en hydrocarbures et qui alimentent la machine de guerre du Kremlin. C’est une critique moralement juste. Mais si nous stoppons demain les importations et que Vladimir Poutine trouve d’autres fournisseurs, cela n’aura pas changé grand-chose pour la Russie, et l’Europe en paiera le prix fort. C’est pourquoi, entre l’Allemagne qui dit « jamais » et la Pologne qui dit « demain matin », nous tenons une position consistant à préparer le Plan B pour rendre une éventuelle interruption supportable pour nos économies dès que possible. Au-delà de la stratégie de diversification et d’accélération dans les énergies renouvelables, nous travaillons aussi en ce moment à la mise en place d’un dispositif qui plafonnerait le prix du gaz de façon à limiter les transferts de revenus vers la Russie.  
Dans cet arsenal de mesure, quelle place pour la sobriété. En 1973, le gouvernement français n’a pas hésité à imposer des restrictions aux particuliers. Beaucoup appellent aujourd’hui à ce type de dispositifs. Quel est votre sentiment sur cette question ?  
La sobriété fait partie de la solution. Mais je constate que le discours sur la sobriété énergétique est mal vécu par une partie de la population, notamment les plus précaires. Il ne faut jamais oublier qu’en France, 7 millions de personnes vivent dans une situation de précarité énergétique et que beaucoup de déplacements qui utilisent du carburant sont contraints, par exemple pour aller travailler. L’équation pour eux, ce n’est pas de consommer moins, mais plutôt de pouvoir consommer plus. La question de la sobriété ne peut s’entendre que dans un contexte beaucoup plus large, dans lequel il faut mettre les outils de la puissance publique pour que les ménages vulnérables puissent réellement se passer des énergies fossiles, par exemple en isolant leur logement ou en ayant une offre financière très accessible pour les voitures zéro émissions. 
Dans l’éventail des solutions, la Commission est étonnamment silencieuse sur le sujet du nucléaire. Ne faudrait-il pas actionner ce levier ?  
Ma philosophie est très claire, gardons-nous de tout refus idéologique sur les solutions bas carbone à notre main. Le nucléaire, qui n’émet pas de CO2, fait partie de la solution d’un monde neutre en carbone. En électrifiant demain l’économie, on va remplacer massivement les énergies fossiles par l’électricité. Il y a de la place pour les énergies renouvelables et pour le nucléaire. Il n’y a aucune raison d’opposer les deux, ce débat est un débat du passé. Une fois qu’on a dit ça, il faut ajouter qu’une source d’énergie n’apporte jamais 100% d’autonomie. C’est vrai pour le nucléaire avec l’uranium que l’on importe, mais aussi avec les métaux et les terres rares quand on parle de panneaux solaires. L’avantage de ces deux sources d’énergie, c’est que l’électricité est produite chez nous. Et dans les deux cas, la dépendance est liée à des composants. Des composants très importants, certes, mais cela n’est pas comparable avec le pétrole et le gaz qui sont intégralement importés. Nous essayons de réduire la dépendance à ces composants.  
Vous parlez d’électrification. La transition énergétique reposera sur le recours à des métaux (nickel, lithium, cobalt, cuivre) que l’Europe ne produit pas ou peu sur son territoire. Comment là encore ne pas troquer la dépendance aux énergies fossiles par une dépendance à ces métaux ainsi qu’aux acteurs, notamment la Chine, qui les fournissent ?  
L’Europe a parfaitement conscience de l’enjeu. Sur la question des métaux nécessaires à la transition, la stratégie européenne repose sur plusieurs piliers. Le premier, c’est de renforcer les exigences de recyclabilité. Tout ce qui peut être réutilisé dans les batteries de voitures, les smartphones et autres, permet d’être plus indépendant. Nous sommes parmi les meilleurs au monde dans cette industrie. Par ailleurs, sur la sécurisation de l’approvisionnement, l’enjeu politique est majeur et là encore, soit chaque pays le fait dans son coin, et il devra se débattre dans une concurrence avec la Chine et les Etats-Unis…Soit nous le faisons ensemble, avec la puissance d’un continent qui n’est autre que le deuxième marché au monde.  
Le troisième élément, c’est le développement des mines en Europe. Il faut assumer le fait que la transition écologique, cela veut dire plus de métaux stratégiques, et donc plus de mines. On ne peut pas éluder cette question. C’est la raison pour laquelle en France, on vient de réformer le code minier afin de permettre une exploitation qui soit responsable. L’acceptabilité sociale sera évidemment compliquée mais il ne faut pas être démagogique. 

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Les deux crises successives ont renforcé l’idée d’Europe puissance, que ce soit sur le plan de la santé, de la géopolitique, mais aussi de la défense. Va-t-on vers une Europe plus intégrée sur le plan de l’énergie ?  
L’Union européenne, face aux crises sanitaires, climatiques et militaires, est en train de se renforcer. Sur l’énergie, j’aimerais vous répondre oui, mais ce n’est pas encore sûr. Il est écrit dans les traités que le mix énergétique est de la responsabilité des États membres et soyons clairs, il n’y a aucune volonté de faire basculer cela au niveau européen aujourd’hui. Sans aller jusque-là, il est évident que comme sur l’Europe de la santé, la crise actuelle renforce la réponse européenne. Si l’on reprend l’exemple du gaz, les Etats membres qui donnent mandat pour que la Commission négocie des contrats d’achats, c’était inenvisageable il y a encore quelques mois. Le Green Deal, fournit un cadre commun sur le développement des énergies renouvelables, sur la fin du pétrole, des voitures à essence, sur l’hydrogène vert… tout cela tend à « européaniser » les politiques énergétiques, car le cadre normatif est le même pour tout le monde. Cette intégration touche ses limites, lorsqu’on aborde par exemple le sujet nucléaire. Et c’est d’ailleurs pour cela que le débat sur la taxonomie a été à ce point virulent. Il a obligé tous les Etats à se mettre d’accord sur ce qui est utile ou pas en matière de transition. Jusqu’à présent, l’Europe n’avait jamais conduit cet exercice. Je retiens comme leçon de cette succession de crises que la capacité de l’Union européenne à s’unir depuis trois ans a révélé la puissance de notre collectif lorsqu’il avance soudé.  

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