Patrick Pouyanné, CEO de TotalEnergies : "Je comprends que nos superprofits fâchent l'opinion publique"


Citoyens en colère, difficulté d’approvisionnement, marchés disloqués, mais aussi transition à marche forcée, les grands groupes énergétiques enchaînent les défis actuellement. L’Echo a recueilli, à Paris, la vision d’un patron emblématique du secteur, Patrick Pouyanné, CEO de TotalEnergies.

Patrick Pouyanné, fait feu de tous bois. À trois reprises, il a défendu son bilan et la position de l’entreprise devant l’Assemblée nationale. Communiquer est une nécessité, nous indique-t-il lors d’une interview au 44e étage de l’immense tour du groupe, à la Défense à Paris. « Il le faut. Nous sommes souvent pointés du doigt comme des profiteurs. Il est donc bon d’expliquer aux gens ce qui se passe. » Parole, donc, à Patrick Pouyanné.

« L’Europe va devoir à nouveau réimporter massivement du GNL et ce, alors qu’elle n’a pas encore réglé ses problèmes de capacité de re-gazéification. Il y a donc un problème physique. »

1 – Aujourd’hui, la crise énergétique

Les prix énergétiques ont reflué sur les marchés depuis le pic de l’été. Voyez-vous une éclaircie?

Les prix baissent, mais c’est plutôt conjoncturel. L’hiver est assez doux, les stockages sont pleins, l’Europe doit importer moins de gaz naturel liquéfié (GNL). Mais les fondamentaux restent là : en 2023, l’Europe va recevoir moins de gaz russe que ce qu’elle a reçu en 2022. Elle va devoir à nouveau réimporter massivement du GNL et ce, alors qu’elle n’a pas encore réglé ses problèmes de capacité de re-gazéification. Il y a donc un problème physique. Et comme l’Europe aura besoin d’importer davantage qu’en 2022, où elle a reçu du gaz russe pendant à peu près la moitié de l’année, la situation va se tendre à nouveau.

« Une des inconnues, c’est de savoir comment la Chine va redémarrer. »

Ça va donc être pire en 2023?

Je ne sais pas si ça va être pire, mais ce sera tendu. D’autant plus que l’Europe a pu profiter d’un long moment où l’économie chinoise, grande consommatrice de GNL, a vécu au ralenti. Une des inconnues, c’est de savoir comment la Chine va redémarrer. Pour le pétrole, ce sera également plus compliqué. Il y a deux tendances de fond : d’un côté, une atonie de l’économie mondiale qui tire les prix vers le bas; d’un autre, la position de l’OPEP, qui a démontré qu’elle voulait maintenir les prix relativement élevés. Il y a aussi ce fait nouveau majeur : on ne peut désormais plus parler d’un marché mondial. L’Europe ne veut plus de produits pétroliers russes, le G7 a mis un plafonnement sur les prix du pétrole russe. Cela crée des marchés parcellaires: l’Inde continue à importer du pétrole russe à des prix différents. Comment tout cela va s’organiser? Ce n’est pas très clair. 

La réouverture de la Chine, capitale pour les géants européens du luxe

C’était déjà tendu sur le diesel l’année passée.

les marges sur le diesel sont 25 dollars par baril de plus que sur le pétrole, ce qui est du jamais vu dans l’histoire du raffinage.

… et on reparle d’une potentielle pénurie de diesel parce qu’à partir du 5 février, l’Europe ne pourra plus importer des produits raffinés du pétrole russe.

Je ne suis pas inquiet en ce qui concerne les réseaux TotalEnergies. Nous allons faire fonctionner notre système de raffinage mondial, notamment en Arabie Saoudite, pour alimenter prioritairement nos réseaux de stations-service en Europe. Ensuite, c’est toujours la même chose : il y a l’approvisionnement, mais il y a aussi le prix. Ce sont donc des coûts de transport supplémentaires. D’où le fait que le marché affiche un prix élevé.

« Depuis mars 2022, nous avons annoncé qu’on sortait du pétrole russe. Nous n’avons signé aucun contrat russe depuis près d’un an. »

Trouvez-vous assez de pétrole non-russe pour vos raffineries en Belgique et en France?

Oui, ce n’est pas un problème. Depuis mars 2022, nous avons annoncé qu’on sortait du pétrole russe. Nous n’avons signé aucun contrat russe depuis près d’un an. Et aujourd’hui, nous alimentons sans problème nos raffineries. Même en France, lorsque nous avons connu les grèves en octobre, nous avons dû acheter des produits de l’étranger, mais aucun ne venait de Russie. C’est l’avantage de l’entreprise : nous avons un système de négoce mondial. Nous gérons beaucoup plus de millions de barils de pétrole dans notre négoce que ce que nous gérons en production propre.

« L’Europe a détourné du jour au lendemain près de 50 millions de tonnes. Ce qui fait quand même plus de 10% du marché. C’est un choc, l’Europe l’a fait, mais elle a payé plus cher. »

Vous pouvez donc vivre sans pétrole russe. Qu’en est-il du gaz?

C’est un peu plus compliqué. Le GNL a connu un choc violent. Le marché mondial, c’est 400 millions de tonnes par an. Le gaz russe que l’Europe importait par gazoducs, c’est 100 millions de tonnes par an. Théoriquement, s’il faut remplacer tout le gaz russe par du GNL, il faut détourner 25% du marché mondial vers l’Europe. Dans les faits, l’Europe a détourné, non pas 100 millions, mais près de 50 millions de tonnes. Ce qui fait quand même plus de 10% du marché qui a dû être détourné sur l’Europe du jour au lendemain. C’est un choc, l’Europe l’a fait, mais elle a payé plus cher. Tout le marché du GNL est désormais contraint par l’offre. Et il ne se décoincera pas avant 2025-2026, car quand on regarde les nouveaux projets annoncés, aux États-Unis et au Qatar, ils ne rentreront en production que dans quelques années.

« Le plafonnement du prix du gaz est davantage un signal politique envoyé aux marchés qu’un vrai plafonnement. »

Comment voyez-vous le plafonnement mis en place par l’Europe sur les prix du gaz?

C’est toujours dangereux d’agir politiquement sur des marchés mondiaux. Il était évident qu’il fallait relier le plafond à un prix du GNL international auquel il fallait ajouter une marge. Il ne fallait pas qu’un plafonnement empêche le GNL d’entrer en Europe. Il en résulte que le plafond est très haut, mais l’Europe n’avait pas le choix. Honnêtement, je ne sais pas comment ça va fonctionner dans la réalité. C’est davantage un signal politique envoyé aux marchés qu’un vrai plafonnement. Je n’étais pas un fan de la mesure, mais la façon dont elle a été décidée est un moindre mal.

Cette récession qui arrive. ou ne viendra peut-être jamais

D’un point de vue géopolitique, n’est-il pas dangereux pour l’Europe de signer des contrats aussi importants avec des pays comme le Qatar?

Quand vous êtes dépendant en énergies comme l’est l’Europe, il faut chercher à se diversifier. C’est ce que nous faisons à notre niveau chez TotalEnergies. Notre GNL vient des États-Unis, d’Australie, du Qatar, de Russie, bref, des quatre plus gros producteurs. Mais aussi d’autres projets en Afrique et au Moyen-Orient. La recommandation que je peux faire aux pays européens, c’est de diversifier leurs approvisionnements énergétiques et de le faire par des contrats à long terme.

La sobriété? « Les prix ont été bas pendant des décennies et nous avons collectivement oublié tout cela. Mais je ne crois pas qu’il faille y revenir en imposant des contraintes aux gens. Il faut les convaincre que c’est bon pour leur porte-monnaie et pour les émissions. »

L’Europe a-t-elle intérêt à avancer comme un client unique sur les marchés énergétiques?

C’est un concept frappé du bon sens: si l’Europe achète groupé, elle achète davantage, et donc elle achète moins cher. La difficulté, c’est qui achète? Pour les vaccins dans le cadre du covid, l’Europe a pu acheter en gros. Mais j’en ai discuté avec différents leaders européens: les vaccins, vous les mettez dans des boîtes, que vous mettez dans des camions, que vous acheminez partout où vous voulez. En outre, la sécurité sociale des pays achetait des vaccins, les citoyens ne devaient rien payer. Sur ce sujet, on s’est donc retrouvé dans une économie totalement administrée.

Le gaz, c’est beaucoup plus compliqué. C’est un produit commercial avec des prix différents, des marchés différents: vous l’achetez à un moment, mais vous le vendez plus tard, vous avez donc des problèmes de couverture, ça demande de lourdes opérations financières et commerciales, bien plus lourdes que les vaccins. Je ne sais donc pas comment on peut passer des bonnes intentions à la mise en œuvre pratique.

« J’étais gamin en 1979 lors du deuxième choc pétrolier, le gouvernement avait lancé une campagne appelée ‘la chasse au Gaspi’, ça m’a beaucoup marqué. »

Que pensez-vous du terme « sobriété » qu’Emmanuel Macron utilise également?

Nous avons écrit une tribune sur ce sujet, qui a lancé le débat l’été dernier, avec mes collègues d’EDF et d’Engie. Je pense que l’on progresse quand on fait face à des obstacles. J’étais gamin en 1979 lors du deuxième choc pétrolier, le gouvernement avait lancé une campagne appelée « la chasse au Gaspi », ça m’a beaucoup marqué. On devait couper les télévisions à 22 heures. Bon, à l’époque, les télévisions étaient en noir et blanc et on n’avait pas beaucoup de programmes (rires). Mais les citoyens s’étaient engagés. Les prix ont ensuite dégringolé sur des décennies et nous avons collectivement oublié tout cela. Mais je ne crois pas qu’il faille y revenir en imposant des contraintes aux gens. Il faut les convaincre que c’est bon pour leur porte-monnaie et pour les émissions.

Vous diminuez le chauffage chez vous?

Bien sûr ! Nous avons changé notre chaudière au gaz pour une plus efficace. La nuit, ça tourne à 17°C et le jour à 20°C. Et ça nous va très bien. Dans l’entreprise aussi d’ailleurs, ce qui est assez compliqué dans une immense tour comme celle-ci : en fonction de l’exposition au soleil, il y a des bureaux où il fait froid et d’autres où il fait chaud. D’ailleurs, quand je suis rentré de vacances, j’ai trouvé qu’il faisait un peu chaud. (rires)

BP pulvérise les prévisions avec un bénéfice de 8,15 milliards de dollars

Parlons d’un sujet qui fâche : les superprofits.

ça ne me fâche pas.

« Au Royaume-Uni, avec une taxation à 80% au lieu de 45%, nous ne pourrons investir de la même façon. Ce n’est pas désinvestir, c’est investir moins. »

. pourtant, au Royaume-Uni, vous avez décidé de désinvestir à cause des taxes annoncées.

Nous avons simplement dit qu’avec une aussi forte hausse du taux de taxation (de 45% à 80%), nous ne pourrions pas investir de la même façon. Ce n’est pas désinvestir, c’est investir moins.

33

milliards de dollars

Les taxes sur les superprofits en 2022, sont d’environ 33 milliards de dollars à travers le monde.

À combien vont s’élever pour vous les taxes sur les superprofits en 2022?

Mondialement, c’est environ 33 milliards de dollars de taxes à travers le monde.

« Nous payons les impôts là où nous générons les profits, et en fiscalité, on ne paie pas les impôts une deuxième fois dans le pays où siège l’entreprise. »

Ça, ce sont les chiffres d’impôts globaux. Quid sur les taxes supplémentaires sur les superprofits?

En ce qui nous concerne, c’est un milliard à l’échelle de l’Union européenne, pour la contribution spéciale de solidarité. Si nous ajoutons le Royaume-Uni, nous dépassons les deux milliards de nouvelles taxes en Europe dans le cadre de la crise énergétique.

En Belgique, cela représente environ 150 millions d’euros. Le raffinage européen a perdu de l’argent pendant plusieurs années et maintenant, l’année où nous commençons à gagner de l’argent, il est surtaxé comme un « superprofit » alors que ce n’est qu’un « profit ». Mais je comprends qu’il y a là un sujet sociétal, collectif, compliqué. Et je comprends, comme vous le dites, que ça fâche. Une entreprise comme TotalEnergies a de très bons résultats financiers, et dans le même temps, les gens voient grimper les prix à la pompe. Mais les milliards, nous les gagnons dans les pays producteurs qui ont des fiscalités qui augmentent en fonction du prix, d’où le montant spectaculaire de plus de 30 milliards d’impôts payés par TotalEnergies au niveau mondial.

« Il n’y a pas beaucoup d’entreprises qui paient autant d’impôts et taxes, nous sommes dans les 10 plus gros contributeurs au monde. »

Il n’y a pas beaucoup d’entreprises qui paient autant d’impôts et taxes, nous sommes dans les 10 plus gros contributeurs au monde. Mais nous payons les impôts là où nous générons les profits, et en fiscalité, on ne paie pas les impôts une deuxième fois dans le pays où siège l’entreprise. C’est compliqué à comprendre socialement, j’en suis conscient. Il est normal qu’il y ait un débat politique et de la pédagogie autour de cette question. Mais nous sommes dans un État de droit, et dans les États de droit, il y a des règles du jeu à respecter.

Exxon a décidé d’attaquer l’impôt de solidarité au niveau européen. Allez-vous vous aussi contester cette taxe?

Non. Il y a sans doute des arguments juridiques, mais je ne veux pas rentrer dans ce débat. C’est une question de responsabilité. Les États prennent des décisions, nous en tirons juste les conséquences : au Royaume-Uni, nous investirons moins.

« Le nucléaire remplit plusieurs cases: indépendance et décarbonation. Mais je ne pense pas que ce soit la solution unique. La vraie réponse est la constitution d’un panel d’énergies. »

2 – Demain, la transition énergétique

Après la crise pétrolière, on a vu l’avènement du nucléaire. Que voyez-vous comme changement fondamental de ce type?

Ce qui est frappant, c’est que la politique énergétique ne faisait pas vraiment partie des débats. Elle n’était discutée que sous l’angle du climat. Maintenant, tout le monde en parle. Je suis aussi frappé qu’en Europe, le nucléaire revienne aussi vite au-devant de la scène. La France a relancé son programme, ce n’était pas du tout évident il y a seulement un an. Les Pays-Bas ont aussi décidé de s’y lancer. La Suède également. En Belgique, il y a ce fameux débat sur l’allongement des deux réacteurs. On parle également de petits réacteurs modulaires, les SMR, de la fusion, énergie plus lointaine. Le nucléaire remplit évidemment plusieurs cases: indépendance et décarbonation. Mais je ne pense pas que ce soit la solution unique. La vraie réponse est la constitution d’un panel d’énergies. Il y a aussi le biométhane, qui est aussi local, lié à l’agriculture ou aux déchets. La produire coûte un peu cher, mais c’est le coût de l’indépendance. La guerre a donc accéléré les décisions, pas seulement pour le climat, mais aussi pour la garantie d’approvisionnement, ce qui est plutôt bien.

Retour sur la sortie manquée du nucléaire, Acte 2 : comment Demir, Bouchez et Poutine ont rebattu les cartes

« L’Europe n’a pas décidé de prioriser le renouvelable sur le reste. Tout est respectable : l’agriculture, la biodiversité, l’archéologie, le logement, etc. ce qui fait qu’on se trouve aujourd’hui dans un conflit d’usage de l’espace. »

À l’Assemblée nationale, vous vous disiez déçu du rythme avec lequel vous développiez le renouvelable. Il y a aussi des obstacles locaux?

En Europe, les difficultés pour obtenir de l’espace et des permis traduisent le fait que nous vivons dans un espace plus dense, plus urbanisé. Or, le renouvelable a besoin d’espace. Quand vous êtes dans le désert australien ou au Texas, il n’y a pas de problème, on peut y développer des projets renouvelables plus facilement. En Europe, la valeur de l’espace est plus importante, et ça se traduit par des procédures d’allocation très complexes, et donc très lentes. Frans Timmermans (vice-président de la Commission en charge du climat, NDLR) nous dit qu’il faut accélérer les énergies renouvelables. Les gouvernements hochent du bonnet, mais ce qu’on vit sur le terrain, c’est la lenteur. En fait, l’Europe n’a pas décidé de prioriser le renouvelable. Tout est respectable, bien sûr : l’agriculture, la biodiversité, l’archéologie, le logement, etc. Ce qui fait qu’on se trouve aujourd’hui dans un conflit d’usage de l’espace. Résultat: nous aimerions investir davantage dans le renouvelable, mais l’Europe ne va pas au rythme qu’il faudrait pour atteindre les ambitions.

« Si l’Europe choisit que tout est piloté par le prix de l’énergie pour le consommateur, et à ce moment-là, il ne faut pas se plaindre d’une hyperdépendance à quelques pays et d’une perte d’emplois – le Green Deal ne génère pas beaucoup d’emplois, et c’est un problème. »

d’éoliennes, etc.

Comment le font-ils L’Europe a renoncé donc l’énergie sera plus chère pour les consommateurs.

« L’Europe, en 2016, a retiré les taxes sur les panneaux chinois qu’elle appliquait depuis 5 ans. J’ai dit alors: si vous les enlevez, toutes les usines vont fermer. Et c’est ce qui est arrivé. »

Soit l’Europe choisit que tout est piloté par le prix de l’énergie pour le consommateur, et à ce moment-là, il ne faut pas se plaindre d’une hyperdépendance à quelques pays et d’une perte d’emplois – le Green Deal ne génère pas beaucoup d’emplois, et c’est un problème. Soit l’Europe se comporte comme les Américains et les Indiens, et accepte que le consommateur paie un peu plus cher. C’est un vrai choix. Dire que l’on va relocaliser sans se donner les moyens économiques et réglementaires, c’est illusoire.

« Il y a 25 ans, le fossile (charbon, pétrole, gaz) constituait 82% du mix énergétique. Aujourd’hui, il est de 81%. Et pourtant le renouvelable s’est énormément développé : cette nouvelle énergie décarbonée a donc été absorbée par la croissance de la population mondiale, en gros 1 milliard d’habitants. »

Vous êtes au cœur d’un procès pour non-respect du devoir de vigilance à propos de votre projet pétrolier EACOP en Ouganda et Tanzanie. Le prononcé est le 28 février prochain. Que répondez-vous aux accusations?

La question est de savoir quelle est la portée de la loi sur le devoir de vigilance, ou plutôt quelle est l’obligation qui relève de l’entreprise. En résumé, avons-nous suffisamment décrit le projet et les procédures pour maîtriser ses conséquences? Nous sommes les premiers à être soumis à cette forme de procès (la loi sur le devoir de vigilance a été adoptée en France en 2017, NDLR), notre cas peut faire jurisprudence. Cette affaire amène un autre débat de fond : a-t-on le droit de lancer de nouveaux projets pétroliers en 2023? La réponse est simple : si nous ne le faisons pas, nous allons manquer de pétrole et le prix va continuer à augmenter, ce qui revient aux premières questions de votre interview. Il est faux de croire qu’il est possible de contraindre la demande par l’offre. Si la demande est toujours là, c’est le prix qui fera l’ajustement. Or, pour l’instant, la demande de pétrole ne baisse pas. Au contraire, elle augmente. L’Agence internationale de l’Énergie prévoit que nous allons dépasser les 100 millions de barils par jour en 2023. Pourquoi cette prévision ne baisse-t-elle pas? Parce que la population mondiale augmente.

Quand je suis rentré dans le pétrole, il y a 25 ans, le fossile (charbon, pétrole, gaz) constituait 82% du mix énergétique. Aujourd’hui, il est de 81%. Vous voyez, on n’a pas beaucoup progressé. Et pourtant, dans l’intervalle, le renouvelable s’est énormément développé. Ce qui veut dire que cette nouvelle énergie décarbonée a été absorbée par la croissance de la population mondiale, en gros 1 milliard d’habitants. Et pourquoi la demande est toujours là? Parce que les systèmes qui consomment l’énergie n’ont pas changé. L’Europe est le seul continent qui a décidé de sortir des moteurs thermiques… en 2035. Vous voyez bien : la transition prendra du temps.

L’émission Cash Investigation

5

milliards d’euros

 »

Reste-t-il possible malgré ce que vous venez de dire?

Avec 5 milliards d’euros par an en 2023 La partie hydrocarbure sera en réalité facile à réduire quand la demande baissera. Si nous arrêtons d’investir maintenant, nous déclinons de manière automatique, chaque année, de 4 à 5% la production. Nous sommes une industrie bizarre où, si nous n’investissons pas, nous perdons de la production. Pourquoi? Parce qu’au fur et à mesure que nos puits de pétrole produisent, la pression diminue.

« Si nous baissons trop tôt la production d’hydrocarbures alors que la demande est là, nous nous priverons de revenus, or il nous les faut pour investir dans nos nouveaux métiers. Le ‘quoiqu’il en coûte’, ça ne marche pas chez TotalEnergies !  »

Faites le calcul à l’envers: 4 à 5% par an, si nous voulons diviser par 4 notre production de pétrole, il faut que nous commencions en 2033-2034, pas en 2023. C’est mathématique. En même temps, c’est aujourd’hui, durant cette décennie, que nous devons construire le système décarboné dont nous aurons besoin dans 10 ans. Mais si nous baissons trop tôt la production d’hydrocarbures alors que la demande est là, nous nous priverons de revenus, or il nous les faut pour investir dans nos nouveaux métiers. Le ‘quoiqu’il en coûte’, ça ne marche pas chez TotalEnergies !

« Il n’y a pas d’autre solution : il faut instaurer une telle taxe carbone aux frontières de l’Union européenne. »

Que pensez-vous de la taxe carbone aux frontières que l’Europe est en train de mettre en place?

Le concept est bon parce que ça permet d’égaliser la concurrence mondiale, et de préserver l’industrie européenne. Mais il va falloir en étendre le périmètre aux nouvelles industries vertes. Une énergie plus chère, un prix carbone de plus en plus élevé… les entreprises pourraient se demander pourquoi continuer à investir en Europe. Si elles traversent l’Atlantique, il n’y a pas de taxe carbone et l’énergie est vraiment moins chère. Il n’y a pas d’autre solution : il faut instaurer une telle taxe carbone aux frontières de l’Union européenne.

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« Est-ce que la taxonomie va régler la question du changement climatique alors que l’Europe représente moins de 10% des émissions ? Je n’en suis pas sûr. En Europe, on a toujours tendance à vouloir règlementer alors qu’aux États-Unis, la priorité est d’inciter à l’innovation et l’investissement. »

Vous avez dit que la taxonomie, qui a finalement inclus le gaz dans les énergies visant à décarboner l’Europe, était « la régulation la plus stupide qu’on n’ait jamais inventée ».

C’est une usine à gaz, il faut voir la complexité du texte ! De manière générale, quand on est tout seul à faire quelque chose, et que personne d’autre ne suit, il faut toujours se poser des questions… Le capitalisme mondial est d’abord américain. Donc, si les Américains ne le font pas, l’Europe va juste imposer des contraintes supplémentaires sur l’industrie et la finance européenne. Est-ce que ça va régler la question du changement climatique alors que l’Europe représente moins de 10% des émissions? Je n’en suis pas sûr. En Europe, on a toujours tendance à vouloir réglementer alors qu’aux États-Unis, la priorité est d’inciter à l’innovation et l’investissement. D’ailleurs, que le gaz soit ou non dans la taxonomie, cette année, on nous en a demandé plus que jamais auparavant en Europe. Car la priorité, c’est d’amener de l’énergie aux clients européens, pas la taxonomie.

150 millions supplémentaires pour Anvers

À Anvers non plus, la vie de TotalEnergies ne coule pas comme un long fleuve tranquille. En avril dernier, le gouvernement flamand ne lui a délivré qu’un permis temporaire de deux ans, plutôt qu’un permis permanent, pour l’exploitation de ses raffineries. En cause, un manque d’ambition en termes d’environnement. TotalEnergies a fait appel, mais entre-temps, ses ambitions environnementales se sont précisées. Patrick Pouyanné nous annonce « une enveloppe de 150 millions supplémentaires sur 5 ans pour accélérer l’efficacité énergétique et la réduction des émissions de la plateforme. » Deux nouveaux engagements à la clé : une baisse de 63% d’émissions de SOx en 2026 par rapport à 2019, et une baisse de 41% d’émissions de NOx en 2029 par rapport à 2019.

TotalEnergies va aussi augmenter ses investissements pour diminuer les émissions de son site. Cela passera notamment par l’organisation d’un hub logistique de carbone vers la mer du Nord, notamment via des stockages de carbone en Norvège, aux Pays-Bas et au Danemark. « Il y a un très grand écosystème d’industries à Anvers, nous dit Patrick Pouyanné. Nous discutons beaucoup de réseau de CO2 et de son infrastructure logistique avec nos collègues d’Air Liquide et BASF. Pour rendre rentable la capture et le stockage du carbone, il faudra amortir notre infrastructure sur des gros volumes. Si tout le monde se met à capturer son CO2, il y aura des effets d’échelle. »

En France, TotalEnergies utilise certaines de ses raffineries pour transformer de l’huile de cuisson en carburant pour l’aviation. Une nouvelle vie pour le raffinage est-elle envisageable à Anvers? Oui, mais sous une autre forme. « Je préfèrerais y développer les fuels synthétiques, avec du CO2 et de l’hydrogène vert, que les corps gras comme les huiles de cuisson. En plus, vous avez de l’éolien offshore en mer du Nord. En bref, le futur d’Anvers est assuré notamment pour y faire les carburants de demain. »

Les phrases clés

  • « Les prix baissent, mais c’est plutôt conjoncturel. Les fondamentaux restent là : en 2023, l’Europe va recevoir moins de gaz russe que ce qu’elle a reçu en 2022. »
  • « La recommandation que je peux faire aux pays européens, c’est de diversifier leurs approvisionnements énergétiques et de le faire par des contrats à long-terme. »
  • « La guerre a accéléré les décisions en termes d’énergie, pour le climat, mais aussi pour la garantie d’approvisionnement, ce qui est plutôt bien. »