La campagne d’Emmanuel Macron aura duré 51 jours. Il s’était déclaré au tout dernier moment, contraint par la guerre en Ukraine, le 4 mars. Celle de Marine Le Pen se sera étalée sur 380 jours. Elle avait annoncé sa candidature le 9 avril 2021. Dimanche soir, les Français devront départager ce duel qui se présente à eux pour la deuxième fois consécutive. « On est beaucoup plus discipliné qu’il y a cinq ans », a lancé le Président-candidat mercredi soir lors du débat télévisé d’entre deux tours. « Oui, c’est vrai. On vieillit », a concédé dans un sourire sa rivale, comme un vieux couple. Les Français ont sélectionné ce tandem dont ils ne voulaient pas. Huit sondés sur dix rejetaient cette revanche annoncée (sondage Elabe BFMTV du 12 février 2020), mais c’est celle qu’ils ont choisie pour le second tour, comme un symptôme d’un système démocratique à bout de souffle et d’une campagne marquée davantage par le rejet que par l’adhésion. Macron-Le Pen, ces deux France qui cohabitent, celle d’en haut et celle d’en bas, comme l’avait déjà théorisé Jean-Pierre Raffarin, en 2002.Au premier tour, 26 % des Français se sont abstenus. Combien seront-ils dimanche ? Mercredi soir, le débat de l’entre-deux tours n’a pas passionné les foules avec 15,6 millions de téléspectateurs, un million de moins qu’en 2017. A l’image de cette campagne qui a assez peu intéressé les Français, épuisés par deux ans de Covid, inquiets parla guerre en Ukraine.Du premier tour de l’élection présidentielle est ressortie une soif de radicalité. L’échiquier politique français est désormais scindé en trois blocs, l’extrême gauche deJean-Luc Mélenchon, le centre d’Emmanuel Macron (qui s‘est lui-même défini d’«extrême centre» sur France culture) et l’extrême droite de Marine Le Pen. Cette campagne nous aura appris de l’état de la France de 2022. L’Opinion en tire les principales leçons.
Un mépris accru envers la classe politique
A entendre les Français qui sifflèrent les finalistes de cette élection présidentielle dans leurs déplacements, et ils furent nombreux, Emmanuel Macron serait « nul » et Marine Le Pen, « fasciste ». Les deux candidats ont été couverts d’invectives dans des proportions égales, signe que la classe politique, dans toutes ses sensibilités, est déconsidérée par l’opinion publique.Peut-être le dernier signe de la banalisation de Marine Le Pen se trouve-t-il là. Elle est désormais rejetée par les Français dans les mêmes proportions que le chef de l’Etat sortant. Seuls 29 % d’électeurs interrogés par l’Ifop pour Sud Radio la trouvent honnête. Ils sont 27 % à porter le même jugement envers Emmanuel Macron. Le phénomène est similaire concernant leur capacité à réformer (35 % et 34 %) et rassembler le pays (28 % et 31 %). Sur les onze traits d’image étudiés par l’Ifop, ni lui, ni elle ne dépasse les 50 % d’opinions favorables.Signe d’alerte supplémentaire, la fonction présidentielle ne protège plus, des critiques comme des atteintes physiques. Contrairement à Marine Le Pen, qui fut prise à partie par des manifestants pendant un duplex avec France 3 depuis la Guadeloupe, le candidat Macron a évité toute atteinte physique pendant la campagne. Le Président n’avait pas eu cette chance. En juin 2021, il avait reçu une gifle lors d’un déplacement dans la Drôme.Matthieu Deprieck
Haut contre bas, la fracture sociale
Fataliste, un proche d’Emmanuel Macron réagit au procès en arrogance dressé à son candidat pendant le débat d’entre-deux tours : « Cela nous colle à la peau. Quel que soit le geste qu’il fait, on dit que c’est une marque d’arrogance.»Comment imaginer que les cinq prochaines années suffisent à corriger cette impression alors que la baisse des APL décidée en juillet 2017 marque toujours autant l’opinion publique ? D’autant que la campagne présidentielle qui s’achève a creusé encore plus le fossé entre le bloc populaire et le bloc élitaire, pour reprendre le concept du politologue Jérôme Sainte-Marie.Le sondage Ipsos pour le Cevipof, la Fondation Jean-Jaurès et Le Monde réalisé dans l’entre-deux tours montre le divorce entre les électorats des deux finalistes. Marine Le Pen séduit 70 % des ouvriers et 28 % des cadres. Emmanuel Macron peut compter sur les suffrages de 72 % des cadres et 30 % des ouvriers.« A l’origine, Emmanuel Macron a révélé un clivage entre populistes et progressistes, rappelle un ministre. Mais ce clivage n’était pas principalement sociologique. Il l’est devenu. Aujourd’hui, notre électorat est vieux et urbain. Or, vous ne pouvez pas gouverner en vous appuyant sur deux ou trois catégories de la population. »Les macronistes espèrent qu’au lendemain du second tour, ils pourront mettre en avant un retour d’une partie du vote populaire dans leur giron. Sinon ? « Il faudra le reconquérir dès le début du quinquennat, notamment par le casting du nouveau gouvernement », poursuit ce ministre.Matthieu Deprieck
France des vieux contre France des jeunes
Lors du premier tourCaroline Vigoureux
De quoi l’abstention est-elle le nom?
Tout au long de cette campagne, les signes de désintérêt pour la politique se sont multipliés. Les audiences télés n’ont jamais été spectaculaires (à l’exception du débat Zemmour/Mélenchon sur BFMTV le 28 septembre, avec 3,8 millions). Les meetings ont rarement fait le plein (là encore à l’exception d’Eric Zemmour). « Cette campagne a été apathique », assure un pilier de l’équipe du chef de l’Etat.Deux éléments conjoncturels l’expliquent. Une présidentielle, lors de laquelle un chef de l’Etat se représente, démarre plus tardivement et suscite toujours moins d’enthousiasme et plus d’indifférence. L’actualité n’a pas aidé : la guerre en Ukraine a tout gelé, alors que le débat commençait à peine. Un élément est plus structurel. La dépolitisation ne cesse d’infuser. Ce sont aujourd’hui les grandes causes pragmatiques qui mobilisent plus que les grands débats idéologiques.« La grande fluidité des thématiques, des dynamiques a montré que c’était une campagne qui a fait du yo-yo. On l’a démarré avec Eric Zemmour sur la sécurité et l’immigration, et on l’a terminé sur l’écologie et les retraites. C’est l’indice que la dimension individuelle du vote est plus forte que la dimension collective », assure Bernard Sananès, le président d’Elabe.Ludovic Vigogne
Une usure institutionnelle qui n’en finit pas
Elles surgissent pendant quelques semaines et s’éteignent pour cinq ans. A chaque élection présidentielle reviennent les mêmes récriminations contre des règles du jeu jugées hors d’âge. En janvier et février, ce sontles 500 parrainages nécessaires à toute candidature. En mars, l’égalité du temps de parole. En avril, l’inamovible débat d’entre-deux tours. Et en mai, le financement des partis définis pour le quinquennat à la faveur d’un seul scrutin.
A quoi bon gaspiller du temps et de l’énergie dans des déplacements invisibilisés par les chaînes d’info » Le calendrier n’aide pas. Le chef de l’Etat sortant a promis la réunion d’une commission transpartisane avant de mener une réforme institutionnelle. Celle-ci ne pourra se réunir avant les législatives de juin. Vient ensuite l’été. Si les responsables des partis s’entendent sur un ensemble de mesures à l’automne, il faudra ensuite dégager un consensus au Parlement. Avec la perspective des sénatoriales en septembre 2023, le Sénat acceptera-t-il de valider le projet d’Emmanuel Macron ?Matthieu Deprieck
La montée du communautarisme politique
Le candidat de La France insoumise a fait un score canon dans les villes et quartiers où des Français de confession musulmane vivent en grand nombre : il a obtenu 60,61 % à Trappes, 54,94 % à Vaulx-en-Velin, 63,96 % à La Courneuve.Selon un sondage Ifop-La Croix, 69 % des électeurs musulmans ont voté pour le candidat de la France insoumise. « Rien qu’avec le vote musulman, Jean-Luc Mélenchon a obtenu 3,5% », avance un cadre LR. Dans ces quartiers, LFI aura su faire un vrai travail de mobilisation. Au sein du parti mélenchoniste, on estime qu’Eric Zemmour et son discours sur le grand remplacement auront été un déclencheur. « La motivation n’a pas été religieuse, mais Emmanuel Macron et ses ministres Jean-Michel Blanquer, Gérald Darmanin, Marlène Schiappa ont donné le sentiment de stigmatiser les musulmans durant son quinquennat. Ceux-ci ont cherché un avocat, cela s’est passé dans les trois-quatre jours avant le vote. Il y a chez eux une haine contre Macron. Celui-ci a contribué à construire le vote musulman », rapporte Jean-Christophe Lagarde, député UDI de Seine-Saint-Denis. Dans une moindre mesure (l’ampleur numérique n’ayant rien à voir), on aura noté que le vote juif se sera largement porté sur Eric Zemmour.Ludovic Vigogne
Une société de défiance
Si les montagnes d’argent public mobilisées pour répondre à la crise des Gilets jaunes (10 milliards d’euros), puis à la crise de la Covid (140 milliards) et aujourd’hui à la crise énergétique (30 milliards) n’ont pas réussi à détourner une majorité de Français du vote contestataire et populiste (58 % des scrutins exprimés), c’est parce que beaucoup de Français restent imprégnés d’une grande insécurité économique, constate Yann Algan dans un ouvrage collectif du Cercle des économistes, Des économistes répondent aux populistes (Odile Jacob).« Cette colère a été nourrie parles dérèglements du capitalisme, telle la crise financière de 2008», écrit-il. C’est vrai que pendant dix ans, la mauvaise gestion des conséquences de la crise des subprimes a provoqué une stagnation du pouvoir d’achat des Français. S’il a progressé pour toutes les catégories sociales ces cinq dernières années, comme en attestent les travaux de plusieurs centres de recherche indépendants (IPP, OFCE…), la défiance des Français vis-à-vis de la mondialisation reste tenace.Mais au-delà des explications économiques, Yann Algan analyse surtout le vote populiste par une montée de la défiance envers les autres, elle-même nourrie par une montée des solitudes. Il différencie sur ce point populisme de droite et radicaux de gauche. « Les électeurs de Marine Le Pen entretiennent une très forte défiance envers les autres. Cette défiance ne vise pas seulement les immigrés ; elle cible aussi leurs voisins, leurs familles, les autres en général », écrit l’économiste. Une défiance que l’on retrouve aussi chez les antivax ou les complotistes.« Le rejet populiste de l’homosexualité montre qu’on n’est pas dans un registre uniquement économique, mais beaucoup plus dans un registre de blessé à autrui. A l’inverse, si les électeurs de Jean-Luc Mélenchon partagent la même colère anti-système, ils montrent des niveaux de confiance beaucoup plus élevés », ajoute Yann Algan.Dans les années 1930, Hannah Arendt expliquait déjà la montée du totalitarisme par l’isolement individuel entraîné par la grande mutation d’une société de classe à une société de masse. Un isolement social doublé aujourd’hui d’un isolement géographique pour les populations habitant les régions désindustrialisées. « Chassées des usines, puis des villes, les classes populaires ont fait à leur manière sécession politiquement en votant pour la droite populiste, en manifestant haut et fort leur défiance générale à l’égard des institutions et du reste de la société », conclut Yann Algan. Pour y répondre, la solution ne passe pas forcément par davantage de redistribution – les classes populaires votant Marine Le Pen y sont souvent opposées – mais plutôt par des politiques et des institutions plus inclusives, ouvertes à la diversité sociale et territoriale.Raphaël Legendre
Economie : un déni persistant du réel
il y a pourtant urgence5 milliards d’euros par an, selon les calculs de l’Institut Montaigne. Le Président sortant est pourtant le seul à promettre une réforme des retraites, qui permettrait de réaliser 7 milliards d’euros d’économies à terme.Aux deux extrêmes de l’échiquier politique, les promesses de retour à la retraite à 60 ans pour Jean-Luc Mélenchon et au même âge pour les carrières longues du côté de Marine Le Pen ont pour conséquence d’alourdir le poids des pensions financées par les actifs. Or, la réduction du chômage, mais aussi le renforcement du taux d’emploi des jeunes et des seniors sont une condition sine qua non du redressement du pays. Pour des questions de croissance et pour le rétablissement des comptes publics et la sauvegarde de notre système de retraites.Pas de redistribution sans création de richesse au préalable. Or, comme l’a démontré l’OCDE, les heures travaillées par habitant (en comptant les actifs et les inactifs) a été de 630 par an en France en 2021 contre 729 heures pour les Allemands. Le temps de travail annuel est de 1402 heures par an, contre 1513 heures par travailleurs en moyenne au sein de l’Union européenne. Mais qui osera appeler à travailler plus ?Raphaël Legendre
Rejet contre rejet
« Ni Le Pen, ni Macron », pouvait-on lire sur les pancartes des étudiants qui ont bloqué cette semaine plusieurs établissements en réaction au premier tour de la présidentielle. Cette agitation d’une partie de la jeunesse illustre un autre enseignement de ce scrutin : malgré la répétition de l’affiche d’il y a cinq ans, les deux finalistes font toujours autant face à un fort rejet de l’opinion. Il y a deux ans, la perspective d’un nouveau duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen était même jugée indésirable par 80 % des personnes interrogées par l’institut Elabe pour BFM TV.Si ce sentiment de rejet n’a pas disparu depuis, il a paradoxalement poussé les électeurs à reconduire le chef de l’Etat et la candidate du Rassemblement national au second tour de la présidentielle. Qu’il s’agisse de faire barrage à Marine Le Pen dès le premier tour, de sanctionner Emmanuel Macron ou de renvoyer les deux dos-à-dos en votant pour Jean-Luc Mélenchon, le trio de tête des candidats a raflé l’essentiel des votes le 10 avril dernier.
Non seulement ces trois blocs ont été confortés, mais ils semblent plus que jamais étanches entre eux. Un sondage Odoxa pour LCP, Public Sénat et la presse régionale publié mercredi montre ainsi qu’Emmanuel Macron comme Marine Le Pen souffrent chacun d’un rejet important (respectivement 41 % et 45 %). Mais le tableau de bord des personnalités réalisé ce mois-ci par Ifop-Fiducial pour Paris Match et Sud Radio souligne que ce rejet est bien souvent à sens unique : 90 % des sympathisants LREM préfèrent Emmanuel Macron à Marine Le Pen quand 89 % de ceux du RN choisissent la candidate au détriment du Président sortant.Une « balkanisation » du paysage politique qui inquiète jusque parmi les responsables de La France insoumise, préoccupés malgré leur défaite de la pente empruntée conduisant selon eux à rendre le pays « ingouvernable » pour le futur.Raphaël Proust
Un fatigue post-crises
le 4 mars, un peu plus d’un mois avant le premier tour.Dans cette campagne très brève et devenue presque impossible, les candidats ont tous été contraints à une certaine sobriété sur la forme et à la difficulté de porter un projet d’espoir sur le fond. Il n’y aura pas eu de ferveur collective comme une élection présidentielle peut en créer.Caroline Vigoureux
Et pourquoi pas, au final, un âge de raison politique ?
Cette génération Greta Thunberg qui vient grossir les rangs des trois Français sur quatre « inquiets pour la planète ». Dixit un e-mail arrivé dans l’après-midi.Marie-Amélie Lombard-Latune