Propos sexistes, image dégradée de la femme dans les clips musicaux... Il n’y a pas que le rap qui dérape


Une petite polémique et puis s’en va. Ainsi pourrait-on résumer les offuscations qui agitent à intervalles réguliers le monde de la musique, alors qu’une récente étude réalisée par la Fondation des femmes et Sciences Po Paris pointait du doigt les dérives sexistes dans les vidéos musicales les plus regardées sur YouTube.

Et cela va en se dégradant, de l’avis de Sarah Nyundu Ntumba. La jeune Belge a consacré son mémoire en 2019 à la représentation des femmes dans les clips de rap américain. « J’ai toujours été fan de hip-hop et dès l’âge de 12-13 ans, je trouvais que les femmes étaient très exposées et que c’était choquant. Mais plus on avance dans les années, moins les femmes sont à leur avantage », estime-t-elle.

Propos sexistes, image dégradée de la femme dans les clips musicaux... Il n’y a pas que le rap qui dérape

Y compris pour vendre une bouteille d’eau, on met des femmes toutes nues ! »Sarah Nyundu Ntumba.

Parmi les questions auxquelles elle a tenté de répondre : « Les rappeuses essaient-elles de relever le niveau ou d’améliorer la représentation des femmes ? » Pour cela, elle s’est attardée sur les clips en haut du classement Billboard des meilleures rappeuses à ce moment-là, en 2017-2018, à savoir Cardi B. et Nicki Minaj. Réponse à son hypothèse : non. « Elles n’aident en rien car elles-mêmes se mettent en scène comme les rappeurs mettent en scène les femmes dans leurs clips, c’est-à-dire de manière dégradante », en « femmes-objets » (avec « gros plans sur les seins et les fesses ») dont les hommes seraient propriétaires, avec des mimes de « scènes sexuelles », « souvent dans une cuisine ». Tout en restant à l’arrière-plan.

Des femmes belles et au foyer et des hommes leaders

Elle cite Candy Shop de 50 Cent, « où la femme est réduite à un objet qui n’est là que pour assouvir des besoins sexuels ». Et d’ajouter :

« Les femmes sont stéréotypées comme belles, sexy, sexualisées. Leur rôle est de rester à la maison pour s’occuper du foyer. Concernant les hommes, ceux-ci sont stéréotypés comme athlétiques, forts et assurant un rôle de leader dans la sphère publique ».

« On a le droit à tous les stéréotypes de genre », résume Sarah Nyundu Ntumba, évoquant le « gangsta rap » qui pousse le curseur un peu plus loin dans le sexisme. « Plus cru, il se permet de traiter les femmes de bitches (salopes) ». Elle cite en exemple Kill you d’Eminem, en 2000.

premium Quoi faire pour lutter contre l’image stéréotypée, voire dégradante, des femmes véhiculée par les vidéos YouTube ?

« Les gens ne s’en plaignent pas »

La jeune Belge se demande parfois qui « va sortir du lot pour changer » cette image des femmes servie aux adolescentes qui consomment ces clips, sans le recul nécessaire. À quand une nouvelle Queen Latifah qui, en 1993 dans UNITY, « élève la voix contre toutes les formes de sexisme que l’on peut trouver dans le rap et appelle toutes les femmes à s’unir contre cela » ? La rappeuse critiquait notamment les appellations « bitch » ou « ho » introduites par le rap masculin.

« Des mouvements commencent à monter, mais de là à déconstruire des idées qui existent depuis mille ans… Les stéréotypes de genre font vendre. Les gens ne s’en plaignent pas. Pour ma part, je ne comprends pas qu’on puisse en arriver là pour faire du business »

Soumission aux diktats masculins ou libre choix assumé ? 

Soumission aux diktats masculins ou réappropriation assumée et libre de son corps ? Les regards diffèrent sur ce que donnent à voir certaines rappeuses. « Il est important, je crois, de replacer ces figures-là dans le contexte qui leur est propre », juge Eloïse Bouton, la fondatrice du blog « Madame Rap ».

« En revanche, il est important de souligner que ces femmes-là choisissent elles-mêmes d’utiliser leur corps et d’en faire un business, voire un outil artistique. Ce ne sont pas des hommes qui choisissent de les dénuder et de les objectiser. Il n’y a pas de regard masculin, de male gaze, comme on dit. C’est leur choix ».

À l’inverse, ajoute Eloïse Bouton, d’autres rappeuses, sont « plutôt androgynes, ouvertement lesbiennes, et sur une imagerie plutôt masculine, voire dénoncent par la caricature les codes hyper-masculins des rappeurs grand public ». Elle pense notamment à l’Américaine Young M.A ou la Britannique Little Simz.

Culture du viol

« Après qu’est-ce qui marche le plus sur le marché ? Oui, le sexe fait vendre, on le sait depuis longtemps », reconnaît-elle.Parmi le corpus de vidéos YouTube étudiées en 2019 et 2020 par la Fondation des femmes, on monte d’un cran en matière de sexisme, les filles dansant en tenue légère en guise de décor, autour des rappeurs, ne représentant que le premier niveau de faits plus graves. Exemple, ce clip où le personnage chante à côté des corps emballés dans une bâche blanche de son ex et de son amant. « Dans une séquence, le chanteur évoque le fait d’alcooliser une femme pour avoir des relations avec elle », soulève l’étude. Ce qui relève de la culture du viol. Sans parler des « scènes de harcèlement sexuel et de non-consentement ».

Dans le répertoire de la variété française, du rock. aussi

Le répertoire musical ne manque pas de ces sorties de route, qui ne concernent pas que le rap, le corpus de variété française n’étant pas épargné. Ou le rock. Florilège. Michel Sardou dans Les villes de grandes solitudes (1973) : « J’ai envie de violer des femmes,/De les forcer à m’admirer/Envie de boire toutes leurs larmes/Et de disparaître en fumée ». Ou encore Johnny Hallyday : « Je l’aimais tant/Que pour la garder/Je l’ai tuée » (Requiem pour un fou, 1976). Dangereuse rengaine du tuer par amour…

Les Beatles, même combat, dans Run for your life en 1965 : « Well, I’d rather see you dead, little girl/Than to be with another man ». Ce qu’on pourrait traduire ainsi : « Je préférerais te voir morte, petite fille, plutôt qu’avec un autre homme ». Elvis Presley n’est pas non plus des plus tendres à l’encontre de la gent féminine : « Close your mouth and open up your heart and, baby, satisfy me/Satisfy me, baby » (A little less conversation, 1968). En résumé : « Ferme-la, ouvre ton cœur et satisfais-moi ». Autre variation sur le même thème signée Booba, dans Killer (2010) :

« Ferme un peu ta gueule, va me faire un steak frites/Tu m’as fait mal au crâne, j’suis à deux doigts d’te court-circuit ».

Ce qui passerait presque pour de la poésie à côté de La Fouine dans Sexe et Money (2004) :

« Pétasse, suis-moi dans mon hôtel/J’vais te faire la sère-mi toute la nuit/Toi et moi c’est juste pour le sexe girl/Arrête de croire que t’as un diamant entre les cuisses/Donc pétasse, suis-moi dans mon hôtel/Pour une volontaire agression sexuelle/Faites monter les mineurs, j’suis pire qu’R. Kelly ».

« J’vais t’violer »

On se rappelle aussi de Jul, sorti de l’anonymat en 2014 grâce à Sors le cross volé : « Sors le cross volé/Cabre même si la roue est voilée/Pétard en billet violet/Te déshabille pas, j’vais t’violer ». Dernière assertion répétée pas moins de seize fois… si jamais la quintessence du monologue avait échappé à qui que ce soit.

Le clip peut atténuer comme encourager des représentations genrées

Porté par des clips musicaux accrocheurs, le message s’en trouve démultiplié. Mark Kaiser et Michael Spanu, auteurs de « On n’écoute que des clips ! Penser la mise en tension médiatique de la musique à l’image », cités par Sarah Nyundu Ntumba dans son mémoire, argumentent : « En tant que producteurs d’imaginaires collectifs, les clips sont dépendants des modes de représentations hégémoniques des sociétés contemporaines, qu’ils peuvent perpétuer, transgresser ou contester. Le clip vidéo est donc un moyen de véhiculer des représentations, des stéréotypes de genre et peut, soit les atténuer, soit les encourager davantage ».

premium « Paye ta blouse, ton bahut, ton journal, ta fac ». : elles racontent le sexisme au quotidien

Argument répandu : c’est de la fiction 

Le cas Orelsan, qui vient de sortir un quatrième album réussi et assagi, illustre la parade qui permet au sexisme de survivre. Des chansons interprétées en 2009 – où figuraient des expressions comme « ferme ta gueule ou tu vas te faire marie-trintigner », « les féministes me persécutent , comme si c’était d’ma faute si les meufs c’est des putes », « renseigne-toi sur les pansements et les poussettes, j’peux t’faire un enfant et t’casser le nez sur un coup d’tête » – lui avaient valu d’être poursuivi par cinq associations féministes. En toile de fond, cette question : est-on dans la création artistique ou dans la provocation à la violence ?

Évidemment, le droit à la liberté de création artistique est souvent mis en avant, ainsi que l’argument selon lequel il s’agit de pures fictions.

Fort regrettable, toutefois, que cette « liberté » s’exerce systématiquement à l’encontre des femmes…

« On cible le rap parce qu’il parle cru, mais… »

37 ans ateliers…), lesquelles ne trouvaient pas d’espace dans tout ce qu’elle pouvait lire, « où les articles sur les hommes dominaient ».

On peut donc être féministe et aimer le rap.

En créant ce blog, je voulais justement déconstruire ce préjugé selon lequel on ne peut pas être féministe et aimer le rap parce que ce serait incompatible, qu’il s’agirait d’une musique hyper violente, hyper hostile aux femmes et que ce serait pire que d’autres courants musicaux ou artistiques. J’avais envie de montrer que non seulement c’était compatible, mais aussi, beaucoup plus feminist friendly parfois que ce qu’on pouvait croire.

Peut-on dire que le rap féminin est spécifique ?

J’essaie de ne pas utiliser ce terme. Pour moi, c’est un peu comme le foot féminin. Il y a du foot, il y a du rap et des femmes qui font tout. Ce sont des activités. Malheureusement, dans l’inconscient collectif, j’ai l’impression que « féminin = moins bien », comme s’il était incongru que des femmes se trouvent là et qu’elles n’étaient pas aussi pertinentes ou compétentes que leurs collègues hommes. Or, il y a des femmes qui ne font pas du rap « féminin » au sens où on peut l’entendre dans la société, avec tous les clichés de la féminité. Ce n’est pas du rap doux, délicat. Elles ne sont pas forcément en jupe avec talons, et maquillées. D’autres jouent de leur corps comme outil artistique, voire politique. Je dirais qu’il existe plein de raps différents faits par des femmes. On peut trouver du rap « conscient » avec des messages, du rap festif, du rap plus trap, ou afro…

Le rap est particulièrement ciblé comme étant porteur de messages sexistes.

On le cible parce qu’on ne le connaît pas. Les gens ne voient du rap que ce que les médias grand public mettent en avant ou le plus commercial. Et souvent, le plus commercial, c’est du rap qui surfe sur tous ces clichés-là : objectification des femmes, culte presque capitaliste de l’argent, des voitures, des objets, des armes, hyper-virilité exacerbée… Historiquement, c’est propre à une forme de rap apparue dans les années 90 aux États-Unis, le gangsta rap, qui a beaucoup marqué l’imagerie du genre. Mais ce n’est que la partie la plus visible et la plus relayée, et non la globalité du rap.

On n’a pas l’oreille toujours aiguisée pour le déceler, mais il est omniprésent. Quand il est produit par la culture dominante, on y est moins sensible.

J’ai aussi l’impression que, puisque dans l’esprit collectif, le rap est produit par des hommes racisés, de banlieue, eux auraient un problème avec les femmes, et pas les hommes blancs, bourgeois, éduqués. Or, on sait que ce n’est pas vrai du tout.

On a tort de vouloir que le rap au féminin soit féministe ?

Oui, complètement. C’est un piège de vouloir enjoindre les femmes à être féministes. Déjà qu’on les enjoint à plein de trucs ! On leur dit qu’elles sont trop vieilles, trop grosses, trop moches, trop habillées ou pas assez, et en plus il faudrait qu’elles soient féministes ! 

 

Florence Chédotal

68,2 % des vidéos les plus vues sur YouTube contiennent des stéréotypes genrés : la puissance et le courage pour les hommes, la sentimentalité et la vénalité pour les femmes. 20 % des vidéos montrent des femmes « objectifiées » par des « jeux de caméra sur les attributs féminins », ainsi que des « poses érotiques et lascives ». 18,6 % des vidéos contiennent des propos violents et/ou à caractère sexuel ou sexiste. Source  : « Numérique  : le sexisme en liberté » (août 2021), une enquête réalisée par la Fondation des femmes, en partenariat avec Sciences Paris d’après les 200 contenus YouTube les plus visionnés en 2019 et 2020.