Qatar 2022, le moment de bascule?


A l’approche de la Coupe du monde masculine de football au Qatar, l’analyse sportive a été supplantée par les enjeux politiques et géopolitiques entourant la compétition. A bien des égards, celle-ci incarne une rupture: en termes de calendrier, de localisation, mais également vis-à-vis de la mobilisation protéiforme à son encontre.
Rares auront été les événements à concentrer autant de réprobations. Dénonciation des conditions de travail et de la kafala (système de parrainage correspondant à une mise sous tutelle des travailleurs, considéré par certains comme de l’esclavage moderne), persistance de soupçons de corruption lors de l’attribution, attaques nourries sur le bilan écologique ou encore droits LGBTQI +inexistants (et même niés) sont autant de critiques qui prennent une importance croissante. S’il est probable que Gianni Infantino, le président de la FIFA, déclarera au lendemain de la compétition qu’il s’agit de la meilleure édition jamais organisée, difficile de ne pas s’interroger sur le sens à donner à ce Mondial dans un contexte de politisation de plus en plus total.
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Quel avenir pour le «sport power»?

Mis en lumière par Joseph Nye, politiste américain, en 1989, le concept de soft power désigne la capacité d’un acteur, généralement un Etat, à influencer les relations internationales. Utilisant la culture, le cinéma, la gastronomie ou encore le sport, cette stratégie permet, in fine, d’affirmer sa puissance. C’est précisément le pari fait par Doha, au tournant du XXe siècle, et qui devait connaître son apogée avec ce Mondial, considéré comme l’un des événements les plus médiatiques et populaires du monde. A travers lui et grâce aux nombreux investissements réalisés (rachat du PSG, accueil d’événements, lancement de la chaîne BeIN Sports, présence au sein d’instances, etc.), impossible de nier l’importance prise par Doha. En dix ans, le Qatar a acquis une puissance inédite, rivalisant avec son géant de voisin, l’Arabie saoudite, devenant un acteur incontournable diplomatiquement et médiatiquement, au-delà du sport.
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Si certains objectifs ont indéniablement été atteints, peut-on pour autant considérer cette stratégie comme un succès? Avec une lumière crue braquée sur lui, donnant à chaque scandale un retentissement mondial, Doha sort-il indemne de ces critiques? Répondre de manière catégorique à cette question, pourtant essentielle, est pour l’heure impossible. D’une part, il ne sera possible de dresser un bilan qu’une fois le Mondial fini. L’organisation, l’accueil des fans, la sécurité seront scrutés et tout incident sera immédiatement relayé. D’autre part, l’efficacité d’une telle stratégie est toujours incertaine. Si les analyses de l’impact économique d’un investissement ou d’un événement sportif deviennent plus précises, celles sur le sport power demeurent imparfaites et partielles. Plus vite, plus haut, plus fort, mais jusqu’où?

Vers de nouveaux types de protestations

Autre sujet de discussion récurrent, l’hypothèse d’un boycott sportif n’est pas parvenue à s’imposer dans le débat public. Pour certaines ONG dont Amnesty International, le maintien d’une compétition – dont on savait qu’elle se tiendrait coûte que coûte – permet au contraire d’introduire un rapport de force, la visibilité offerte par l’événement contraignant Doha à réagir. En effet, à la différence d’autres pays, le Qatar s’est montré perméable aux critiques et y a, en partie seulement, répondu.
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Fait assez inédit, d’autres types de protestations ont vu le jour. Des sponsors dénoncent la compétition et n’envoient pas de délégations sur place; Hummel, équipementier de l’équipe danoise, produit un maillot entièrement «noir en signe de deuil» en mémoire des ouvriers décédés sur les chantiers; des fans s’engagent à ne pas regarder les matchs; des villes décident de fermer les fan-zones: autant de réponses pour protester. Plus intéressant encore, les principaux acteurs, les joueurs, s’autorisent désormais à endosser le costume de porte-parole. L’équipe d’Australie vient ainsi de publier une vidéo dénonçant le coût humain, social et environnemental de la compétition et plaide pour des changements.
Au-delà des actions, la diversité de positions illustre une gêne croissante, réelle, de l’écosystème sportif. S’il était encore possible, jusqu’à récemment, de jeter un voile pudique sur des considérations politiques, écologiques ou en termes de droits humains au nom de l’apolitisme du sport, cette position n’est désormais plus tenable tant les contradictions sont flagrantes. Bien qu’il soit impossible de tirer des conclusions définitives sur l’issue de ces protestations, ces tentatives et discussions semblent surtout esquisser une réflexion importante en maturation, un bouillonnement d’idées entre déclarations de principe et actions plus symboliques.
Quoi qu’il advienne, cette édition constituera un moment charnière pour le monde du sport. Si d’ordinaire les polémiques s’amenuisent et finissent par s’éteindre au fil des matchs, il est fort à parier que cela ne sera ici pas le cas. Le moindre geste politique ou polémique sera mis en lumière. Une fois de plus, sport et politique seront entremêlés. Puisse-t-on souhaiter que cela permette d’engager une réflexion pérenne de la gouvernance du sport, coïncidant enfin avec les tendances structurantes de nos sociétés contemporaines. Cela semble néanmoins relever du vœu pieux à la suite de l’annonce de la désignation de Neom, en Arabie saoudite, comme ville hôte des Jeux asiatiques d’hiver en 2029.