Que retenir de l’année 2021 en BD  ? La sélection du « Monde »


Une liste de 25 titres qu’il n’est pas interdit d’envisager offrir à l’occasion des fêtes de fin d’année.

Le choix d’Alexis Duval

« René. e aux bois dormants », d’Elene Usdin « René.e aux bois dormants », Elene Usdin L’un des albums les plus déroutants et les plus beaux de l’année, l’histoire d’un petit garçon hypersensible qui a perdu son lapin en peluche. Qu’on ne s’y trompe pas  : sous des atours enfantins se cache une fantasmagorie esthétique et politique dont les méandres ne sont pas sans évoquer Alice au pays des merveilles. Le voyage auquel invite Elene Usdin est une rêverie éveillée, teintée de progressisme écologique et social, qui aborde la transidentité par le biais de la transgression et la transcendance. Le dessin, d’une vertigineuse beauté, est pour beaucoup dans l’immense réussite de cette œuvre en tout point originale. « René. e aux bois dormants », d’Elene Usdin, Sarbacane, 272 p. 32 euros.

Que retenir de l’année 2021 en BD  ? La sélection du « Monde »

Les choix d’Adrien Le Gal

« Hong Kong, cité déchue », de Kwong-Shing Lau « Hong Kong, cité déchue », Kwong-Shing Lau Le récit est glaçant et absolument indispensable  : Kwong-Shing Lau, élevé au Japon, doit rentrer en Chine lorsque son père perd son travail. Victime, pendant des années, du racisme de ses camarades et de ses professeurs, il déménage à Hongkong, havre de tolérance, d’ouverture et de démocratie. Jusqu’à ce qu’en 2019, la répression de Pékin ne s’abatte sur la cité. Au-delà d’un graphisme parfaitement maîtrisé, entre le manga et le roman graphique, l’album bouleverse par la réalité qu’il décrit  : celle d’un peuple progressivement privé de toutes ses libertés et plongé dans une dictature orwellienne, high-tech et implacable. « Hong Kong, cité déchue », de Kwong-Shing Lau, Rue de l’Echiquier, 192 p. 24,90 € « Un visage familier », de Michael DeForge « Un visage familier », Michael DeForge Et si, à l’instar de nos smartphones, l’univers nous imposait régulièrement des mises à jour, dans le but d’optimiser notre expérience humaine contre notre gré ? Quotidiennement, nous découvririons un nouveau corps, un nouvel appartement, de nouveaux voisins, un nouvel itinéraire pour se rendre au travail… Et en cas de célibat brutal, nous pourrions commander un colocataire, certes onéreux, mais choisi avec rigueur par un ordinateur pour répondre précisément à nos besoins. Face à ce système absurde et faussement à l’écoute, reste-t-il une place pour l’amour, la haine, la révolte ? Sans répondre à la question, Michael DeForge livre une dystopie angoissante et jubilatoire, servie par un graphisme sous acide. « Un visage familier », de Michael DeForge, Atrabile, 176 p. 17 €

Le choix de Brune Mauger

« Des vivants », de Raphaël Meltz, Louise Moaty et Simon Roussin « Des vivants », Raphaël Meltz, Louise Moaty, Simon Roussin Qui se souvient du réseau du Musée de l’homme ? Ces ethnologues font pourtant partie des tout premiers résistants de la France occupée. En juin 1940, ils décident d’entrer dans la clandestinité et seront vite rejoints par des religieuses, une femme de garagiste, un avocat ou encore un colonel à la retraite. Ensemble, ils créent un journal et organisent des évacuations de prisonniers, des passages vers l’Angleterre ou la zone libre, tout en étant étroitement surveillés par la Gestapo et ses supplétifs. Ce récit ultraréaliste est celui d’un roman graphique original, qui se fonde sur un sérieux travail d’archives  : lettres, procès-verbaux d’enquêtes, entretiens téléphoniques, journaux ont été épluchés par Raphaël Meltz et Louise Moaty. Le dessinateur Simon Roussin a su restituer l’atmosphère pesante et angoissante de l’époque et redonner vie, avec élégance, à ces hommes et ces femmes peu à peu tombés dans l’oubli. « Des vivants », de Raphaël Meltz, Louise Moaty et Simon Roussin, Editions 2024, 259 p. 29 €

Les choix de Cédric Pietralunga

prima ballerina assoluta » prima ballerina assoluta » Destinée à une carrière internationale classique profitant de l’appui des Castro pour bâtir un empire sur l’île et former des générations de danseurs à la technique enviée a eu la bonne idée de faire se croiser deux époques et deux destins  : d’un côté l’ascension de la prima ballerina assoluta dans la période d’après-guerre prima ballerina assoluta », d’Eileen Hofer et Mayalen Goust, Rue de Sèvres, 144 p. 20 €. « Blanc autour », de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert « Blanc autour », de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert Ne pas se fier au dessin poétique de Stéphane Fert. L’histoire méconnue mais véridique que raconte Blanc autour – quel titre  ! – est tragique. Nous sommes en 1832, à Canterbury, dans le Connecticut abolitionniste. Institutrice dans une école de jeunes filles, Prudence Crandall accueille pour la première fois une élève noire dans sa classe. Mais l’initiative met en émoi la petite ville blanche. Un an plus tôt, une révolte menée dans le Sud par un esclave lettré appelé Nat Turner a traumatisé l’Amérique. Donner de l’instruction aux Noirs est dangereux, estiment depuis les notables locaux, qui réclament le départ de l’enfant. Mais il n’en est pas question pour l’institutrice, qui décide, en réaction à l’hostilité, de réserver son école aux jeunes filles afro-américaines. Habilement mené, le scénario de Wilfrid Lupano embarque le lecteur dans le combat de Prudence Crandall pour le droit à l’instruction. Et il rappelle que les plus grands changements commencent souvent par de petites graines plantées ça et là dans une salle de classe. « Blanc autour », de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert, Dargaud, 144 p. 19,99 €. « Marathon », de Nicolas Debon « Marathon », de Nicolas Debon C’est l’histoire d’une course. Celle du marathon des Jeux olympiques de 1928 à Amsterdam. Encore éprouvées par la boucherie de la Grande Guerre, les plus grandes nations y ont envoyé leurs meilleurs athlètes. Il y a là les Américains, « les mieux soignés, les mieux chaussés, les mieux nourris », les Anglais, l’équipe « la plus solide des Jeux », mais aussi les Japonais, « des athlètes déterminés et redoutables », les Italiens « de Mussolini », les Allemands « exclus des Jeux depuis l’armistice »… Et puis, il y a la France, avec son équipe hétéroclite et son « petit Arabe », Boughéra El Ouafi, ouvrier chez Renault Billancourt dans le civil et que personne ne voit aller très loin. Deux heures, trente-deux minutes et cinquante-sept secondes plus tard, c’est pourtant lui, « le petit mécano qu’on ne remarquait pas », l’enfant d’Ouled Djellal (Algérie), qui franchit en premier la ligne d’arrivée de l’Olympisch Stadion. Une surprise. Un triomphe. Pour faire revivre cette histoire chassée de nos mémoires, Nicolas Debon a pris le parti de plonger son lecteur au cœur de la course. Page après page, on suit les athlètes au fil des kilomètres, on souffre avec eux dans le vent des polders, on s’enflamme quand ils remontent des concurrents, on s’inquiète quand ils approchent du « mur » des 30 kilomètres… On ne sait rien de ce qu’il s’est passé avant la course. On ne saura rien de ce qu’il s’est passé ensuite. Mais l’histoire tient en haleine jusqu’à la fin, servie par un dessin aux couleurs sépia, qui plonge le lecteur dans l’atmosphère de l’époque. L’album se termine par quelques pages documentaires, utiles pour ceux qui veulent (re) découvrir l’histoire d’El Ouafi, l’« athlète oublié », qui fut exclu par la Fédération française d’athlétisme deux ans après son exploit olympique et mourut dans l’indifférence en 1959. « Marathon », de Nicolas Debon, Dargaud, 128 p. 19,99 € « Mademoiselle Baudelaire », de Yslaire « Mademoiselle Baudelaire », Yslaire Le 200e anniversaire de la naissance de Charles Baudelaire, fêté le 9 avril, a donné lieu à la publication de nombreux ouvrages. Celui que lui consacre le Belge Yslaire sort indéniablement du lot. Par son parti pris, d’abord. Plutôt que de s’en tenir à une biographie classique, l’auteur de la série des Sambre a décidé d’évoquer le poète à travers sa relation avec Jeanne Duval, une mulâtresse créole aimée autant que maudite. Surnommée « la Vénus noire », on ne sait quasiment rien d’elle. Seuls quelques portraits dessinés par Baudelaire, des lettres où il parle d’elle à sa mère attestent de son existence. Pourtant, la muse accompagna le sulfureux dandy tout au long de sa vie, fuyant avec lui les usuriers, partageant la syphilis qui finira par tuer le poète, à seulement 49 ans. Jeanne Duval inspira plusieurs poèmes des Fleurs du mal, dont le fameux Serpent qui danse, reflet de la fascination de Baudelaire pour sa terrible maîtresse. Pour retracer cette destinée hors du commun, Yslaire dit lui-même être entré dans « un état second », laissant son pinceau et ses crayons le guider. Une transe qui donne à son dessin un relâché jamais atteint. Par instants, l’auteur semble fouailler le papier comme le poète les mots. Certaines cases sont à peine esquissées, d’autres saturées de hachures. Le sexe y est aussi omniprésent, à l’image des vers du poète maudit. On sort comme fourbu de la lecture de cet imposant ouvrage – 160 pages –, mais avec le sentiment d’avoir rencontré une œuvre et un auteur. « Mademoiselle Baudelaire », de Yslaire, Dupuis, 160 p. 26 € « Asphalt Blues », de Jaouen Salaün « Asphalt Blues », Jaouen Salaün Ils se sont aimés, déchirés puis retrouvés. Marqué par une enfance où il fut placé en famille d’accueil, Mick a du mal à trouver sa place dans ce monde qui se détruit. Son indécision pèse sur Nina, qui veut avancer et n’en peut plus de l’attendre. Alors, chacun part de son côté, avant de se recroiser, treize ans plus tard… Mais peut-on tout recommencer ? Aimer et rester libre en même temps ? Plus que le scénario, somme toute assez classique, c’est le graphisme développé par Jaouen Salaün, dessinateur passé par les Beaux-Arts de Nîmes et l’Ecole Emile-Cohl de Lyon, qui séduit dans ce volumineux album. Cadrage, découpage, lumière, couleurs, tout y est d’une cinématographie parfaite. Quand la palette graphique est maîtrisée à ce point, c’est un régal. « Asphalt Blues », de Jaouen Salaün, Les Humanoïdes associés, 208 p. 24 euros. « 47 cordes », de Timothé Le Boucher « 47 cordes », Timothé Le Boucher Et dire qu’il n’a que 33 ans. Auteur du déjà très remarqué Ces jours qui disparaissent (Glénat, 2017), Timothé Le Boucher élève encore un peu plus son niveau, avec cette histoire fantastique de séduction-répulsion entre une cantatrice métamorphe qui n’aime pas qu’on lui résiste et un jeune harpiste asocial en mal de reconnaissance. Dérangeant, troublant mais aussi diablement séduisant, l’album n’est pas sans rappeler l’univers du Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, notamment dans ses scènes orgiaques. Habile synthèse de style franco-belge et de manga, le dessin se déploie en majesté sur près de 400 pages, sans laisser une seconde de répit au lecteur. « 47 cordes », de Timothé Le Boucher, Glénat, 384 p. 25 €.

Les choix de Frédéric Potet

« Sur la piste » rien n’est plus vital que de savoir qu’on pense à vous comme le soulignent certains visages en forme d’émojis sémiologue…). Une prose élégante et des lavis apaisants emballent joliment ce récit d’une grande maturité. « Le Droit du sol », d’Etienne Davodeau, Futuropolis, 216 p. 25 € Frédéric Potet