Réfractaires à l’autorité


Dire non, est-ce seulement refuser quelque chose – une autorité abusive, un ordre qui va trop loin, un professeur qui ne sait pas garder sa place, une situation intolérable ? À en croire les cinq récits de vie que nous avons recueillis, pas seulement. Il en va avant tout de l’affirmation d’une volonté propre, d’un effort d’être soi – d’un conatus, pour le dire en langage spinoziste. Qu’il s’agisse d’une jeune fille face à l’arbitraire de l’occupant nazi ou d’un salarié qui ne supporte plus des injonctions qui lui paraissent injustifiées, nos témoins affrontent une autorité qui s’en prend, à des degrés divers, à leur intégrité personnelle – et parfois même physique. S’engager dans le militantisme anarchiste ou la confrontation avec la police revient donc à exercer sa puissance d’agir, cette tendance par laquelle, selon Spinoza, « chaque chose autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (Éthique). C’est pourquoi nous avons demandé au spinoziste Maxime Rovere de commenter leurs parcours. Son approche interactionnelle des relations humaines en faisait le candidat idéal  : que ce soit dans le monde du travail ou dans l’enseignement, le philosophe ne croit pas au mythe d’une construction individuelle qui se produirait linéairement, selon un chemin tout tracé. Dans Le Clan Spinoza. L’invention de la liberté (2017), Que faire des cons ? Pour ne pas en rester un soi-même (2019) ou L’École de la vie (2020), il identifie plutôt des « pelotes d’interactions » au sein desquelles les individus évoluent tout au long de leur existence, au gré de leurs rencontres. Il n’est donc plus question d’unité de l’individu mais d’identité mouvante en perpétuelle recomposition et qui, surtout, ne saurait se passer d’autrui. Face à l’autorité, incarnée ou non, cette identité trouve parfois à s’éprouver. C’est même dans la confrontation avec ce qui nie leur être que nos témoins ont trouvé la force d’affirmer leur identité, parfois contre toute attente. Spinoza n’était-il pas un adepte du déterminisme ? En lecteur rebelle du philosophe hollandais, Maxime Rovere s’affranchit lui-même de son maître pour nous montrer que dire non, c’est parfois ouvrir grand les bras à ce qui nous anime, à notre propre désir.

 

Réfractaires à l’autorité

« Tout allait bien tant que je restais soumise à ses priorités »

Anna / Violoniste / 30 ans

 

Je ne m’étais engagée à rien, mais mon professeur  m’a donné une sorte d’ultimatum, avec vingt-quatre heures pour me décider. La pression que j’ai ressentie m’a immédiatement paru anormale. L’enjeu dépassait un simple choix professionnel  : pour lui, il était question de loyauté, de fidélité. Je me suis dit que faire un choix par peur n’était pas une bonne chose, que rien ne justifiait de me mettre dans un tel état d’angoisse. Une fois ma décision prise, il s’est comporté comme si je l’avais personnellement trahi. La rupture a été violente. J’étais soudain passée du côté de l’ennemi, contre qui tous les coups étaient permis. J’ai alors compris que j’avais jusque-là vécu dans un système quasi féodal  : tout allait bien tant que je restais soumise à ses priorités. C’était en complète contradiction avec les grands principes moraux qu’il défendait, notamment dans son ensemble qui se voulait démocratique. Si j’ai énormément appris avec lui, je dirais, avec le recul, qu’il s’agissait d’une relation d’emprise, d’un abus d’autorité. À présent que j’enseigne à mon tour, je veille à garder une certaine distance avec mes élèves et à accorder une priorité absolue à leur intérêt propre. J’essaie de ne pas privilégier un étudiant au détriment d’un autre et de me souvenir qu’il existe toujours un rapport de pouvoir entre professeur et élève. Le nier expose au risque d’en abuser. »

 

Le commentaire de Maxime Rovere

« Les bons profs laissent les élèves face à eux-mêmes »

« Entre professeur et élève, la relation ne doit pas être celle d’une personne sur une autre, mais celle du savoir sur celui ou celle qui le désire. L’idée que la relation d’autorité personnelle serait incontournable est en partie fausse. Un professeur joue un jeu délicat  : il doit à la fois incarner le savoir dans ce qu’il a de bienveillant, d’accueillant, de disponible, tout en déjouant les effets retours de cette incarnation – la “confusion des sentiments” dont parlait Stefan Zweig. Il peut en effet arriver que l’élève attribue au professeur des qualités qui sont en réalité celles du savoir, et que le professeur en joue de manière narcissique. S’ajoute à ce défi un aspect social, dû à la différence d’âge entre professeur et élève, en faveur du professeur le plus souvent. Cette structure sociale n’est pas de l’ordre de l’autorité du savoir en lui-même, elle est plutôt une entrave directe à sa transmission, qui ne peut avoir lieu que si le savoir est disponible, accessible, appropriable. Ces effets d’autorité sociale n’existent en réalité que pour ramener la discipline dans une classe. Il est naturel que les aînés soient plus expérimentés et détiennent donc le savoir. Mais la construction sociale qui leur donne de l’autorité ne sert qu’à lutter contre l’indiscipline. Quand des élèves s’agitent dans une classe, l’autorité sert à ramener leur attention. Mais cela n’a rien à voir avec enseigner. Il s’agit plutôt de faire la police. N’importe quel professeur connaît la différence. Les bons profs laissent les élèves face à eux-mêmes. »

 

« “Il ne faut jamais obéir”, ce mantra m’a accompagnée toute ma vie »

Hellyette / Libraire / 91 ans

 

J’ai rejoint la Fédération anarchiste à la fin de la guerre, puis Action directe. On avait vraiment l’impression de se battre pour un idéal collectif. À mon âge, je ne peux plus courir dans les manifs, la lutte se poursuit donc autrement  : j’ai ma librairie, Le Jargon libre, où l’on trouve essentiellement des ouvrages politiques, et je continue à visiter d’anciens camarades en prison – l’unique raison, d’ailleurs, pour laquelle je me suis faite vacciner contre le Covid. »

 

Le commentaire de Maxime Rovere

« La résistance, l’action politique et la subversion en une même personne  »

« Son témoignage met en continuité des formes de refus de l’autorité qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Dans un premier temps, la résistance – modérée, certes, parce qu’Hellyette était alors une enfant –, qui prend sa source dans une réaction épidermique à une situation tragique. Vient ensuite l’action politique violente contre un système auquel elle ne souhaite pas adhérer et qu’elle veut même détruire. Et, pour finir, la subversion, soit une manière d’infuser dans la société des éléments de langage, des pensées, des pratiques. On a tendance à opposer ces trois approches, en distinguant la résistance du terrorisme et de la subversion intellectuelle. Mais on s’aperçoit que la différence dépend plutôt de conditions initiales fines, comme on dirait en théorie du chaos. La même personne, dans des conditions différentes, peut devenir ou bien résistante ou bien terroriste, ou bien libraire. Cela invite à écouter les parcours de vie et les conditions précises dans lesquelles l’opposition à l’autorité prend sa forme, afin de se prémunir des jugements moraux. Hellyette incarne trois formes très distinctes d’opposition à l’autorité, qui ne sont pas réductibles les unes aux autres, et qui pourtant se rapportent à la même personne. Plutôt qu’un rapport moral à la résistance ou à l’autorité, on peut tenter une approche interactionnelle, qui considère que les agents ne sont pas les personnes mais les interactions entre elles. Cela suppose de comprendre comment ces formes dialoguent en permanence et s’entre-définissent. »

 

« Au travail, j’avais du mal à appliquer des règles absurdes »

Frédéric / Sans emploi / 60 ans

 

« J’ai eu plusieurs vies professionnelles. De la fin des années 1980 au début des années 2000, j’ai été clerc d’huissier dans une étude. Ce n’était pas un milieu qui correspondait à mon état d’esprit, mais au fond, ça a été ma meilleure expérience. Je travaillais en confiance avec mon employeur, qui était un ami souple et compréhensif. Si j’avais du mal à respecter les horaires et à appliquer des règles qui me semblaient parfois absurdes, cela ne m’empêchait pas de bien faire mon travail. J’avais un peu l’impression de vivre dans un film de Claude Chabrol, en rencontrant des personnes issues de toutes les catégories sociales. C’est aux audiences du tribunal de Montargis que j’avais le plus de mal, notamment avec la hiérarchie établie, la déférence, l’obligation de dire “bonjour monsieur le procureur” et non un simple bonjour, comme si je m’adressais à quelqu’un de spécial. Après le licenciement qui a suivi mon congé parental, j’ai travaillé brièvement dans l’immobilier. Je pensais disposer d’une certaine indépendance, je m’imaginais faire visiter de belles maisons au soleil à des personnes sympathiques. Évidemment, le boulot n’avait pas grand-chose à voir avec cet idéal. J’ai tenu un an. J’ai ensuite travaillé dans un centre d’hébergement. Là encore, je me suis rendu compte à quel point j’étais idéaliste, voire naïf. On pense aider des personnes en situation de détresse, on découvre un monde de requins dans lequel les gens courent après un budget au détriment parfois de l’intérêt des hébergés. J’avais le sentiment d’être démuni, inutile, avec des procédures de plus en plus lourdes et des réunions qui n’en finissaient pas, pour un résultat quasi nul. Aujourd’hui, n’ayant plus d’enfant à charge, j’ai la possibilité de ne pas travailler. Pour moi, le travail doit être associé au plaisir  : ce n’est pas possible de se lever tous les matins en se disant  : ‘‘Merde, j’ai pas envie  !’’ J’ai besoin de sentir une forme de réciprocité avec mon employeur, de me sentir concerné, d’avoir l’impression de décider de la façon dont je fais les choses. Ce n’est pas tellement que je refuse l’autorité. J’estime plutôt que chacun doit rester à sa juste place. »

 

Le commentaire de Maxime Rovere

« À quelles conditions être salarié, ce n’est pas être esclave ? »

Il nous montre ainsi un autre visage de l’autorité Il décrit plutôt un système normatif qui s’invite de manière injustifiée au milieu d’échanges qui devraient être fondés sur la bonne volonté. Frédéric attire notre attention sur les effets de structure du pouvoir, également présents dans les nouvelles formes de capitalisme, qu’elles soient brutales comme les plateformes de type Uber qui refusent de salarier leurs travailleurs, ou qu’elles soient plus souples, comme les entreprises libérées ou non verticales. À quelles conditions être un salarié, ce n’est pas complètement être un esclave ? C’est cette question qu’il nous pose. »

 

« J’ai rompu avec mon milieu pour explorer d’autres possibles »

Dimitri / Art thérapeute et danseur / 42 ans

 

« Je suis né dans le XVIe arrondissement de Paris, dans une famille bourgeoise. Mes parents sont d’une génération qui a vécu entre les années 1960 et 1980 dans une forme d’hédonisme individualiste. Ils m’ont d’abord inscrit à Janson-de-Sailly, un établissement scolaire bien classé de l’arrondissement. Mais comme, selon certains critères, j’étais un élève “dissipé” – il m’arrivait de discuter en classe avec mes camarades ou de répondre à des professeurs lorsqu’une situation me paraissait absurde, rien de bien méchant –, l’administration a refusé que j’y poursuive mon lycée. J’avais pourtant des résultats satisfaisants, de quoi largement passer en classe de seconde. Je n’étais pas un mauvais élève, j’avais juste du mal à rester en place. Par la suite, j’ai voulu voyager, mais pas comme j’en avais pris l’habitude avec mes parents. J’avais déjà visité le Brésil, l’Espagne, la Grande-Bretagne, mais comme on prendrait un dû ; je voulais à présent davantage d’expériences et de temps long. En revenant des Balkans puis d’Inde, je me suis rendu compte que la façon de vivre de mes parents ne me convenait plus et qu’il m’était vital de ne pas la reproduire. Cela a été assez douloureux à entendre pour eux, mais ils m’ont soutenu. Je suis donc parti m’installer en woofing à la campagne avec ma copine de l’époque – nous logions chez l’habitant en l’échange de travaux. Tout n’a pas été concluant, certaines expériences ont même été abjectes. À 23 ans, j’ai eu un coup de foudre pour un coin des Cévennes où m’avait invité un moine bouddhiste français rencontré en Inde. Le lieu était si beau  ! Le collectif rassemblait des gens libres, qui réfléchissaient sur leur place dans le monde et leur impact écologique. C’était très différent des autres campagnes plus terriennes et propriétaires que j’avais parcourues jusque-là, où les gens vivaient repliés sur eux-mêmes. C’est paradoxalement l’approbation de mes parents qui m’a permis de rompre avec l’autorité de mon milieu social et d’explorer d’autres possibles. »

 

Le commentaire de Maxime Rovere

« Explorer suppose aussi de se tromper »

« Dimitri a affaire à une autorité diffuse et lutte plutôt contre l’autorité d’un système unique, d’une manière unique de vivre. Contrairement aux autres, il n’identifie pas un système qui dysfonctionne. Il incarne une forme d’anarchisme exploratoire, différent d’un anarchisme de révolte, d’une opposition réactive qui prendrait pour cible ce qu’elle dénonce. Il trace sa route en s’émancipant de son système de référence. Cela engendre des expériences qui n’ont plus ce système comme cadre, donc une forme d’errance. Explorer suppose aussi de se tromper, voire de se prendre un mur. Il faut donc apporter sans cesse des correctifs. Cette forme de réponse à l’autorité est à mon avis la plus intéressante. Au lieu de se focaliser sur un objet de lutte, Dimitri montre les vertus du lâcher-prise  : il se défait de ses références et explore à partir de correctifs. Cela suppose d’accepter la frustration, puisque les tentatives exploratoires ne fonctionnent pas immédiatement. C’est une démarche qui suppose de se concentrer sur son agentivité  : d’erreur en erreur, on établit une façon de procéder pour peu à peu corriger ce qui a créé la frustration initiale. On entre alors dans un cycle où progressivement l’autorité disparaît de manière asymptotique. Il n’est pas toujours possible d’échapper à l’autorité. Mais il est possible de contourner ses effets par des improvisations, des annulations, par la conscience sans cesse renouvelée de sa propre liberté. Dimitri s’appuie également sur une forme de subversion par l’échec, qui n’est pas forcément socialement acceptable dans un milieu bourgeois. »

 

« Faire bloc face à des forces de l’ordre de plus en plus répressives »

Sophie* / 27 ans

 

les manifestants accompagnent parfois leurs revendications de jets de pierre et de vitres cassées ; de l’autre, la police dispose de tout l’armement du maintien de l’ordre – matraques, canons à eau et LBD. On présente souvent le “black bloc” comme un groupe identifié, organisé, mais il s’agit plutôt d’une pratique. Il suffit de venir manifester habillé en noir et masqué pour en faire partie. Il me permet de ne pas rester passive dans le rapport de forces qu’instaure à mon avis le pouvoir, voire d’imposer une pression. Mon activité professionnelle implique d’exercer une forme d’autorité, mais mes études de philosophie m’ont donné une liberté qui me permet de garder une distance critique et de toujours questionner ma pratique. Depuis les “gilets jaunes”, j’ai remarqué que le “black bloc” se diversifie  : il y avait beaucoup de jeunes ; désormais, vous pouvez croiser des femmes de 50 ans. D’ailleurs, tous ne sont pas violents. Il y a juste une volonté de faire bloc, de rester soudé face à des forces de l’ordre de plus en plus répressives. »

* Le prénom a été modifié.

 

Le commentaire de Maxime Rovere

« Le militantisme est douloureux, parce qu’il ouvre les yeux sur de la saleté »

y compris dans ses excès. Je ressens une grande empathie pour les militants sincères qui ne se sentent ni reconnus ni respectés dans les causes qu’ils défendent. Le militantisme est douloureux, parce qu’il ouvre les yeux sur de la saleté. Je crois que la solution consiste donc à questionner les moyens dont nous disposons pour faire en sorte que la répression soit inefficace. C’est la grande question de Gandhi et de la non-violence. Il s’agit d’être suffisamment inventif pour imaginer de nouvelles formes de militantisme sur lesquels la répression n’a pas de prise, pour imaginer d’autres armes. »