De notre envoyée spéciale à Gaza Manon Quérouil-Bruneel
25/07/2022 à 06:54, Mis à jour le 24/07/2022 à 20:00
Pour le mouvement militaire palestinien, la prochaine guerre n’est qu’une question de temps.
Quelque part dans le nord de la bande de Gaza , dissimulé parmi les champs de maïs, un portail défoncé s’ouvre sur un innocent jardin. C’est là, entre des rangées de mandariniers et une portée de chatons alanguis, que les brigades Al-Nasser Salah al-Din ont installé leur camp d’entraînement, trompe-l’œil bucolique à la surveillance des drones israéliens omniprésents dans l’enclave palestinienne. Condamnés à une guérilla de l’ombre, les alliés du Hamas compensent par une mise en scène soignée: exercices de stage commando, fumigènes, simulation de bombardement, rien n’est trop beau pour impressionner le visiteur étranger.
De jeunes ingénieurs gazaouis seraient envoyés en stage de perfectionnement en Iran
Précédé de deux gardes du corps, leur porte-parole fait son entrée, visage soigneusement dissimulé sous un keffieh retenu par un turban noir. L’homme ne se présente que sous son nom de guerre, Abou Ataya, et affirme que son groupe compte 10000 hommes. Le chiffre paraît exagéré, rapporté au nombre total de miliciens présents dans la bande de Gaza, estimé à 35 000, toutes factions confondues. «Ces statistiques ne prennent pas en compte l’afflux de recrues qui nous ont rejoints depuis la dernière agression», réplique-t-il d’un ton docte.
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Sur le front de mer, des adolescents ramassent du gravier pour le revendre. Les chevaux sont un moyen de locomotion habituel à Gaza.
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Véronique de Viguerie
Au cours de la guerre éclair qui s’est achevée le 21 mai 2021, faisant 256 morts côté palestinien, plus de 4000 roquettes ont été tirées depuis Gaza en direction du voisin israélien . Un déluge de feu qui, selon le porte-parole, ne représenterait pourtant qu’un «petit échantillon» de l’arsenal à disposition. Abou Ataya vante la «débrouillardise » de ses troupes, capables, dit-il, de faire trembler une des plus puissantes armées du monde avec… des bouts de chandelle. En l’occurrence, quelques tuyaux, du sel et des engrais chimiques qui, à force de tutos et d’expériences mitigées, ont fini par produire d’efficaces roquettes «made in Gaza» pouvant menacer l’aéroport de Tel-Aviv. Et ce, en dépit des restrictions kafkaïennes imposées depuis quinze ans par le blocus israélien sur le confetti palestinien.
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La prière du vendredi à la mosquée Al Khaldi. Les Gazaouis ne pratiquent pas un islam rigoris
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Véronique de Viguerie
Ce n’est pas tout, affirme Abou Ataya: dans un souci constant de se renforcer, de jeunes ingénieurs gazaouis seraient régulièrement envoyés en stage de perfectionnement en Iran, afin d’y acquérir de nouveaux savoir-faire. Comment? «Nous avons nos chemins et nos réseaux», éludet-il, coup d’œil soupçonneux vers le ciel, d’abord, puis sur nos téléphones, avant de conclure : «Croyez-moi, nous sommes prêts pour la bataille finale.»Difficile d’évaluer la réelle force de frappe des islamistes derrière ces rodomontades dont ils sont coutumiers. Quand ils ne sont pas occupés à faire la guerre ou à la promettre, la plupart se terrent dans un réseau de tunnels, rebaptisé le «métro de Gaza». Copieusement bombardé l’an dernier par l’armée d’Israël, il aurait été, depuis, presque intégralement reconstruit. C’est en tout cas ce dont se targue Ismaël Haniyeh, chef du bureau politique du Hamas, dont le pouvoir réside précisément dans cette menace diffuse et savamment entretenue à coup d’informations parcellaires et de vidéos de propagande sorties d’un blockbuster à petit budget. On aurait tort, pourtant, de n’y voir que du bluff.
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Une chevauchée en forme de défi à l’endroit où de nombreux Palestiniens ont été blessés ou tués lors de la «Grande Marche du retour » en 2018. Juste derrière, la « clôture de sécurité » construite par Israël, équipée de capteurs et de caméras.
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Véronique de Viguerie
Depuis son accession au pouvoir, en 2007, le parti islamiste n’a cessé de se renforcer militairement, grâce au soutien du puissant allié iranien, que ses représentants politiques remercient chaudement à chaque occasion. Une part importante des ressources du Hamas provient également des innombrables taxes prélevées localement et de la «zakat», cette obole consentie par des millions de musulmans à travers le monde. Sur sa chaîne Telegram, le porte-parole des brigades AlQassam indique d’ailleurs sa préférence pour les dons en bitcoins, qui échappent à la surveillance bancaire en matière de financement du terrorisme.
Mohammed, 35 ans, ébéniste: «Quatre guerres en quinze ans! Le Hamas n’apporte que des malheurs»
«Tout prouve qu’ils ne vont pas s’arrêter là », prévient Mukhaimar Abu Saada, professeur de sciences politiques à l’université Al-Azhar, qui assure que des essais balistiques sont régulièrement conduits en haute mer. Selon cet expert indépendant, «la prochaine guerre n’est pas une hypothèse mais une simple question de temps ». Quatre roquettes ont ainsi été tirées samedi dernier depuis Gaza quelques heures seulement après la visite du président américain Biden, déclenchant en représailles des frappes israéliennes laissant craindre un retour des tensions. Une catastrophe annoncée pour la population civile, à peine remise de la crise de 2021.
Creusé par le Hamas pour se déplacer et acheminer des marchandises, celui-ci a été découvert par Israël. Il sert aujourd’hui pour les opérations de communication du mouvement.
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Véronique de Viguerie
En théorie, les 2 millions d’habitants de la bande de Gaza devraient déjà être morts. C’est du moins ce que prédisait un rapport des Nations unies de 2012, selon lequel ce territoire, dont 85% de la population dépend de l’aide humanitaire, serait devenu « invivable» d’ici à 2020, à moins de la levée de son blocus. Mais la vie persiste en dépit des statistiques, obstinée, chaque jour plus improbable.Le long de la corniche, des gamins filent sur des karts rafistolés; d’autres courent derrière des cerfs-volants bricolés avec des plastiques aux couleurs du drapeau palestinien. Passé le centre-ville, qui donne plutôt bien le change, le paysage alterne entre des bâtisses décaties et d’autres rebâties à la hâte. On ne prend plus la peine d’en peindre les façades, travaux superfétatoires dans un cycle de destructions sans fin. Trois cent soixante kilomètres carrés de désolation, où tout suinte l’arbitraire du présent et l’inexistence d’un futur.
Abou Ataya, le porte-parole des brigades Al-Nasser Salah al-Din, lors d’une démonstration destinée à impressionner nos journalistes.
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Véronique de Viguerie
À Nuseirat Camp, au centre de la bande de terre plate et surpeuplée, les tentes des réfugiés palestiniens chassés de leurs terres en 1948 ont été remplacées, au fil des ans, par des immeubles insalubres aux fragiles toits de tôle simplement maintenus par des pneus. Ici, comme partout, le temporaire s’est mué en définitif. Dans ce dédale de petites rues si étroites que l’on peut à peine s’y croiser – architecture soucieuse d’exploiter chaque précieux centimètre carré –, la politique a été balayée par des besoins plus impérieux. Les jeunes n’ont qu’un rêve, l’exil. Les plus âgés, eux, s’accrochent à un seul espoir sonnant comme une capitulation: mourir sur la terre de leurs ancêtres.
Les roquettes «made in Gaza» menacent désormais l’aéroport de Tel-Aviv
Hakma Mohammed Ahmad est probablement la doyenne de Gaza. La vénérable grand-mère vient de souffler ses 108 bougies, entourée de cinq générations de ses descendants – tous nés dans ce ghetto qu’elle pensait transitoire. Aujourd’hui encore, ses yeux plissés de rides s’embuent à l’évocation de la « nakba », la « catastrophe » en arabe. Ce jour terrible où des colons juifs ont pris possession de sa maison familiale, près d’Ashkelon, et l’ont brusquement jetée sur les routes de l’exil avec pour tout bagage la couverture qu’elle tenait dans ses bras. Sa mère pleurait toutes les larmes de son corps, se souvient-elle, à moitié sourde mais étonnamment vive. Son père lui a promis jusqu’à sa mort qu’ils seraient un jour de retour chez eux. Au fond d’elle, la centenaire n’a jamais cessé d’y croire. En dépit de toute évidence: la solution à deux États a été torpillée par l’extrême droite israélienne, et les divisions internes au sein des partis palestiniens ont fini de l’enterrer.
Autour de la matriarche Hakma Mohammed Ahmad, 108 ans, cinq générations réunies sous le même toit. La petite dernière, Mona, a 3 mois.
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Véronique de Viguerie
« Ça fait quinze ans qu’on nous répète chaque jour que les choses vont s’améliorer », soupire Mohammed Moheisen, 35 ans, ébéniste au chômage qui ne sait pas comment subvenir aux besoins de ses sept enfants. «Nous avons subi quatre guerres, pour quoi? Nous sommes chaque fois plus pauvres. Le Hamas ne nous a apporté que des malheurs supplémentaires. » Récemment, le parti islamiste a remporté une victoire écrasante aux élections étudiantes qui se sont déroulées en Cisjordanie, seul baromètre de sa popularité en l’absence d’élections depuis sa victoire en 2006. Ce plébiscite laisse un goût amer au père de famille, l’un des rares à oser critiquer ouvertement le parti au pouvoir: «Là-bas, ils idéalisent le Hamas parce qu’ils n’en connaissent rien. Mais s’ils vivaient ici, ils déchanteraient vite!» Se révolter? L’homme laisse échapper un rire nerveux: «Nous ne sommes pas en Cisjordanie! Ici, c’est la prison direct.»Synonyme de souffrances à Gaza, le drapeau vert des islamistes a flotté pour la première fois sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem, lors des affrontements en avril dernier. Les responsables du Hamas ont saisi l’occasion pour rappeler qu’AlAqsa, lieu saint autour duquel les nationalistes israéliens multiplient en ce moment les provocations, constitue une ligne rouge. L’opportunité est belle d’exporter l’éternel conflit hors de leur fief, cerné et à l’agonie. Si, pour Tel-Aviv, bombarder l’enclave palestinienne reste une solution de facilité indolore, le spectre du soulèvement de ses populations arabes est source d’inquiétude. À raison: alors que le gouvernement de Naftali Benett s’est effondré après seulement une année au pouvoir, l’emprise militante du Hamas ne cesse de se renforcer à Jérusalem et en Cisjordanie.
Lors de l’hommage rendu au cacique Wael Issa, le 19 mai. Au premier rang, à g., sa veuve et son dernier-né, dont elle était enceinte quand il a été tué. Au centre, l’un de ses neveux, fier de son arme en plastique.
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Véronique de Viguerie
Classée terroriste par de nombreux pays, l’organisation s’est normalisée à la faveur de la dernière guerre. Incarnation d’une certaine idéologie révolutionnaire, elle rallie les nombreux déçus d’une Autorité palestinienne qui, aux mains de l’éternel Mahmoud Abbas, est perçue comme corrompue et à la solde de l’occupant. Yahya Sinouar, le chef du Hamas, au langage peu diplomatique, a été prié de ne plus donner d’interviews. On lui préfère des politiciens plus consensuels, comme Ahmad Youssef, 72 ans, offrant une image polie et souriante avec sa casquette de gavroche et son collier de barbe entretenu.Cet ancien conseiller de Haniyeh va jusqu’à serrer la main des femmes – non sans le souligner, comme la preuve d’une indéniable ouverture d’esprit. Son âge et son utilité lui donnent le privilège d’égratigner certains camarades de lutte, «arc-boutés sur des principes usés ». Des critiques mesurées, entretenant l’illusion d’un véritable débat politique. En réalité, la marge d’opposition est étroite. Sur le fond, les cadres du Hamas s’entendent. C’est donc sur la forme qu’Ahmad Youssef concentre ses efforts. Depuis deux décennies, ce « visionnaire » enjoint aux idéologues du parti d’opérer une mue pour rassurer la communauté internationale. Il plaide pour une prise de distance avec les Frères musulmans (dont le Hamas est une émanation), pour une meilleure inclusion des femmes – concept toujours payant auprès des chancelleries occidentales – et pour l’adoption d’un lexique adapté à un public chatouilleux : mieux vaut, par exemple, parler de « résistance à l’occupation israélienne » que d’une « lutte contre le peuple juif ». But avoué de ces aménagements cosmétiques : transformer le Hamas honni en interlocuteur politique fréquentable, et obtenir l’organisation d’élections sans cesse reportées par Mahmoud Abbas. Après avoir longtemps prêché dans le désert, Ahmad Youssef s’estime entendu : « Ils ont fini par comprendre qu’ils ne gagneraient rien à être assimilés aux talibans ou à Al-Qaïda », se félicite-t-il. Mais chassez le naturel…
Les jeunes n’ont qu’un rêve: l’exil. Les plus âgés, un seul espoir : mourir sur la terre de leurs ancêtres
Sur l’estrade, un homme, poing vengeur et regard fiévreux, promet la destruction d’Israël. Ce soir de la mi-mai, on commémore en grande pompe le martyre d’un haut gradé des brigades Al-Qassam, bras armé du Hamas, fauché l’an dernier par une roquette ennemie. Un show ultra-scénarisé, à michemin entre démonstration de force et kermesse à la sauce islamiste. Dans la foule compacte émerge le portrait de Shireen Abu Akleh, la journaliste d’Al-Jazira tuée par un tir de l’armée israélienne le 11 mai dernier. Des mères en niqab immortalisent leur progéniture affublée de treillis militaires, petits torses bombés et fusils d’assaut à la main. Les enceintes crachent à plein volume des chants patriotiques. Soudain, le silence se fait, les lumières s’éteignent. Des combattants encagoulés fendent la foule sous les flashs des smartphones, se sachant protégés d’une attaque aérienne par ces milliers de civils électrisés. Un clip en mémoire du défunt est projeté sur grand écran, récit invariable de sang et de larmes destiné à nourrir la résistance face à l’envahisseur sioniste. Installée au premier rang dans le carré réservé aux femmes, sa veuve réfute tout chagrin, parle au contraire de ce « grand honneur » qui a rejailli sur elle après cette fin qu’elle savait inéluctable. Depuis plusieurs mois, martèle-t-elle, sa famille était dans le viseur du Shin Bet. Une série d’appels téléphoniques a précédé l’assassinat de son époux, menaçant de mort toute la famille s’il ne cessait pas ses activités militaires. «J’étais enceinte à ce moment-là, témoigne-t-elle. Je leur ai répondu que ce bébé dans mon ventre nous vengerait tous s’il arrivait malheur!» Derrière elle, des rangées de femmes drapées de noir, toutes prêtes au même sacrifice. La jeune mère couve du regard l’enfant posé sur une table devant elle, accroché à son biberon et déjà promis à un funeste destin: martyr, de père en fils