Robert O’Brien : « Les Ukrainiens paient les choix d’Angela Merkel de leur vie »


De passage à Paris, où il a été fait chevalier de la légion d’honneur la semaine dernière à la demande du cabinet d’Emmanuel Macron, Robert O’Brien a rencontré L’Express pour évoquer la guerre en Ukraine, quelques jours avant la rencontre des ministres de la Défense des pays de l’Otan à Bruxelles, les 15 et 16 juin. Peu connu en France, cet ancien de l’administration Trump a pourtant occupé l’un des postes clefs du pouvoir à Washington : conseiller à la sécurité nationale à la Maison-Blanche, de 2019 à 2021 – celui-là même qu’occupait Henry Kissinger autrefois. Précédemment, il était l’envoyé spécial de Donald Trump pour les libérations d’otages américains, ce qui l’a conduit plusieurs fois en mission délicate au Sahel, où il a travaillé de près avec la France, les services français et l’armée tricolore. 
Dans l’opposition, ce Républicain de 56 ans se prépare à revenir aux affaires après une éventuelle alternance en 2024 – qu’il tient pour certaine. Dans son camp, d’aucuns le verraient bien Secrétaire d’Etat, c’est-à-dire ministre des Affaires étrangères. En attendant, ce mormon, dont le style fait penser au ministre de l’Economie Bruno Lemaire, ne mâche pas ses mots, surtout à l’égard de l’Allemagne et d’Angela Merkel. Entretien. 
L’Express : Emmanuel Macron a affirmé qu’il ne fallait « pas humilier la Russie », ce qui lui vaut d’être critiqué, notamment en Europe de l’Est. Qu’en pensez-vous ? 
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Robert O’Brien : Je n’ai pas vu le président Macron récemment, mais je pense qu’il essaye de positionner la France diplomatiquement afin qu’elle soit présente à la table des négociations le jour où celles-ci adviendront. Pour ma part, j’ignore s’il faut humilier la Russie ou non, mais je sais une chose : il est indispensable que la Russie ne sorte pas victorieuse de la guerre en Ukraine. Elle doit perdre. Il ne faut pas que Moscou soit récompensé pour son agression gratuite, injustifiée et illégale. Si la Russie triomphait, cela changerait toute la façon dont fonctionne le monde depuis soixante-quinze ans, c’est-à-dire depuis la Seconde guerre mondiale. Un pays plus grand et plus puissant que son voisin ne doit pas s’arroger le droit de l’attaquer et de la conquérir juste parce que cela lui chante et parce qu’il en a – ou croit en avoir – la capacité. C’est revenir à la loi de la jungle. 
C’est revenir à ce que les Allemands appelaient la politique du Lebensraum (espace vital) sous le régime nazi. Si les Russes réussissaient leur entreprise, cela ferait école : d’autres conflits éclateraient partout dans le monde. Ce que cherche à faire la Russie – étendre son empire par les conquêtes territoriales – était peut-être légal voilà cent ou cent cinquante ans. Mais depuis la création de la charte des Nations unies en 1945, cela ne l’est plus. Les différends doivent se résoudre de manière pacifique, par des négociations, pas par des campagnes militaires. Vladimir Poutine devrait respecter les règles du jeu et se comporter en partenaire responsable. Hélas, il fait comme si cela ne le concernait pas. 
Alors pourquoi laisser entendre, comme le fait Emmanuel Macron, que l’on peut négocier avec lui ?  
La plupart des conflits se terminent par des négociations. Mais c’est à l’Ukraine de décider du moment opportun pour négocier, non pas aux autres pays occidentaux. Les Ukrainiens donnent leur sang et défendent leur pays avec un aplomb, un courage, un panache incroyable. Que Dieu les bénisse ! Lorsqu’ils auront décidé de négocier, nous serons évidemment à leur côté. 
Certains pensent que l’influence de la France et l’Allemagne diminue Europe, et que le centre de gravité du Vieux Continent se déplace vers l’Est et le Nord, c’est-à-dire vers la Pologne, la Finlande, etc. 
Les Européens sont en train de comprendre que la priorité de l’Allemagne n’a jamais été l’Europe mais d’abord, elle-même. Les gens ont critiqué la politique d' »America First » de Donald Trump. Mais ce n’est rien en comparaison de la politique d' »Allemagne First » d’Angela Merkel ! En fait, il n’y a pas de politique étrangère au monde plus autocentrée que ne l’était celle d’Angela Merkel. D’un côté, les Allemands achetaient du pétrole et du gaz russes à prix réduit ; de l’autre, ils vendaient des produits haut de gamme à la Chine. 
Par ailleurs, ils prêtaient de l’argent au reste du continent et dominaient ainsi l’Union européenne. C’était une position avantageuse. Maintenant que l’Ukraine est envahie, l’Allemagne ne peut rien faire pour aider ce pays car, pendant que le gouvernement de Berlin prospérait, il négligeait sa défense et son armée. L’Allemagne n’a jamais contribué à la défense européenne à la hauteur espérée et n’a pas respecté le critère de 2 % du budget pour financer l’Otan. Les Européens sont donc logiquement déçus par l’Allemagne qui, soit dit en passant, n’a toujours pas annulé le contrat de pipeline Nord Stream 2. Celui-ci n’est que « suspendu ». 
Angela Merkel et Vladimir Poutine lors d’un sommet du G20 à Hambourg, le 7 juillet 2017afp.com/Odd ANDERSENIl y a toutefois un point réconfortant. Les Verts (Die Grünen), à commencer par le vice-chancelier Robert Habeck, ont pris des positions fermes vis-à-vis de la Chine et de la Russie. Le chancelier Olaf Scholz, lui, fait ce qu’il peut au sein de son parti, le Parti social-démocrate (SPD), qui demeure prorusse. Enfin, je pense que les chrétiens-démocrates de la CDU vont tourner la page de l’ère Merkel et en finir avec cette idée fausse selon laquelle faire du commerce avec la Russie permettrait à ce pays de se réformer. Compte tenu de son PIB important, l’Allemagne conservera une influence économique, mais sur les plans politique et diplomatique, son image est écornée. Le cas de la France, lui, est différent. 
C’est-à-dire… 
Dans le cadre du « projet européen », la France demeure proche de l’Allemagne. Mais Paris conserve aussi une longue et profonde relation avec les États-Unis – d’ailleurs, les Etats-Unis n’auraient pas connu le même destin si la France n’avait pas été présente à la bataille navale de la baie de Chesapeake en septembre 1781. Aussi, votre pays était du côté des États-Unis et de l’Angleterre lors des deux guerres mondiales. Par ailleurs, la France entretient des relations historiques avec la Pologne et avec la Scandinavie. Autrement dit, la France a davantage de cartes dans son jeu qui lui permettent de conserver son influence.  
Vladimir Poutine et Emmanuel Macron, lundi 7 février 2022, au Kremlin, à Moscou.SPUTNIK / AFPMettez-vous Angela Merkel et Gerhard Schröder dans le même sac ? 
Non. La chancelière n’est pas une mauvaise personne en soi mais elle s’est trompée sur un nombre considérable de sujets. Berlin s’est par exemple aliéné de nombreux pays méditerranéens au moment de la crise financière en raison de sa diplomatie économique, de son rôle au sein de la Banque centrale européenne et de son intransigeance sur la question de la dette. Et je le répète : sur la Russie, Angela Merkel s’est lourdement trompée. Elle a créé une dépendance de l’Allemagne et d’une partie des pays d’Europe centrale vis-à-vis de l’énergie russe. Très grave erreur. Et ce n’est pas faute de l’avoir prévenue. 
« Je suis surpris que Gerhard Schröder n’ait pas encore été sanctionné » Nous l’avons mise en garde plusieurs fois. Donald Trump l’a interpellé à ce sujet. D’autres pays occidentaux l’ont également alerté. Mais elle a répondu par le mépris… En fait, elle a pris un gros pari… et elle a perdu. Maintenant, les Ukrainiens paient ses choix et ses erreurs de jugement de leur vie. J’ignore s’il est nécessaire d’avoir des « comités de vérité et réconciliation », comme naguère en Afrique du Sud, afin que les hommes et femmes politiques demandent pardon pour leurs erreurs, mais une chose semble certaine : elle n’est pas près de s’excuser. Interrogée récemment par un journaliste qui la poussait à le faire, elle a répondu qu’elle n’avait aucune raison de s’excuser. Elle peut déclarer ce qu’elle veut, mais le verdict de l’Histoire sera terrible pour elle. 
L’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder à Saint-Pétersbourg, le 29 septembre 2017afp.com/OLGA MALTSEVAQuant à l’ancien chancelier Gerhard Schröder, je suis surpris qu’il n’ait pas encore été sanctionné en tant qu’agent actif de la Russie et pour le rôle qu’il a joué au sein des compagnies russes Gazprom et Rosneft. Il est proche de Vladimir Poutine, proche de nombreux oligarques et, plus généralement, proches des intérêts russes. Les Allemands réalisent avec tristesse que leur pays va devoir effectuer son examen de conscience sur la question de ses responsabilités vis-à-vis de la guerre en Ukraine. 
Venons-en au conflit. Comment voyez-vous la situation ? 
Tout d’abord, je donne crédit à Joe Biden pour avoir réussi, dès le début, à faire l’union des pays de l’Otan sur la question ukrainienne. Aujourd’hui, trois points me paraissent essentiels. Premièrement : l’élargissement de l’Alliance atlantique. Intégrer la Suède à la Finlande dans notre dispositif de défense commune est crucial. Il s’agit aussi de montrer à Vladimir Poutine que, loin d’affaiblir l’Europe avec son attaque contre l’Ukraine, le président russe a renforcé l’Otan. 
La Finlande peut en effet mobiliser 280 000 soldats de grande qualité. La Suède, elle, dispose d’un service de renseignement exceptionnel et d’une marine remarquable, notamment grâce à sa force sous-marine de classe internationale. L’apport de ces deux pays est important. Au passage, leur adhésion permettra de soulager un peu les États-Unis qui pourront relocaliser dans le Pacifique des troupes actuellement stationnées en Europe. Là-bas aussi, nous devons renforcer notre dissuasion, vis-à-vis de la Chine qui pourrait agresser Taïwan en suivant le modèle poutinien en Ukraine. 
Deuxièmement, il faut continuer à fournir des armes à l’Ukraine. Ce pays ne réclame pas de troupes supplémentaires aux États-Unis, à la France ou au Royaume-Uni, mais simplement du matériel, que nous devons leur fournir. Troisièmement il faut accroître encore les sanctions et trouver le moyen de cesser les approvisionnements en gaz et en pétrole russes. Nous ne l’avons pas encore fait, ce qui signifie que nous donnons chaque jour à Moscou des milliards de dollars. 
L’élargissement de l’Otan est actuellement bloqué par le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui reproche notamment à la Suède d’abriter des ressortissants kurdes liés à l’opposition contre Ankara et qu’il qualifie de « terroristes ». 
C’est décevant. Recep Tayyip Erdogan poursuit des objectifs de politique intérieure qui n’ont rien à voir avec l’enjeu ukrainien. Or, il faut que la Turquie, qui est un membre important de l’Otan, continue de jouer un rôle constructif vis-à-vis de la guerre en Ukraine. D’ailleurs, je remercie Ankara d’avoir fermé le Bosphore, empêchant le transit maritime de navires militaires russes vers la Mer Noire. C’était la bonne décision. 
Mais il reste un gros travail diplomatique à accomplir afin qu’Ankara s’aligne sur le choix des autres capitales otaniennes et, ainsi, permettre l’élargissement à la Suède et à la Finlande. Je pense que cela finira par advenir car, sinon, le calcul serait négatif pour la Turquie. Cela signifierait que l’Europe s’éloignerait de ce pays, qui se retrouverait isolé. Cela serait problématique pour Erdogan, compte tenu de la situation économique de son pays et des menaces russe et iranienne qui pèsent toujours de manière latente sur la Turquie. 
Les stocks d’armes dont dispose l’Ukraine semble s’épuiser. De quoi Kiev a-t-il besoin pour résister et l’emporter face à la Russie ? 
L’Ukraine a besoin de missiles à moyenne et longue portée, ces fameux MLRS (Multiple Launch Rocket System, ou système de lance-roquettes multiples) que les États-Unis et le Royaume-Uni ont promis. La petite difficulté est qu’il faut entraîner les artilleurs ukrainiens à leur maniement. Il faut aussi acheminer les munitions qui vont avec. Tout cela prend un peu de temps. Mais il faut vraiment livrer ces missiles afin que les Ukrainiens puissent désorganiser la ligne russe qui tire des obus à longue portée et peuvent réduire des villes en cendres sans même chercher à atteindre des objectifs militaires. Inédite depuis la Seconde Guerre mondiale, cette tactique de bombardements des populations civiles relève d’ailleurs des crimes de guerre. Il ne s’agit pas d’un dommage collatéral sur des civils mais bien d’une guerre menée contre les civils, qui sont visés en tant que tel. Il faut donc aller vite. 
Un lance-roquettes de précision Himars du type de ceux accordés à l’Ukraine, le 06 mars 2022 en Arabie Saouditeafp.com/Fayez NureldineCombien de temps cela peut-il prendre ? 
Cela peut aller assez vite. Environ trois semaines pour la livraison et une ou deux pour la formation des artilleurs. La France a donné des camions équipés d’un système d’artillerie, ou Caesar, que beaucoup considèrent comme le meilleur système du genre au monde. La Suède a également donné des systèmes d’artillerie, eux aussi considérés comme excellents et meilleurs que les modèles américains. Quant à l’Allemagne, elle a promis de fournir des batteries antiaériennes, mais cela va prendre deux à trois mois avant qu’elles arrivent sur place. Il faut accélérer le mouvement afin que les livraisons n’arrivent pas après la bataille… 
L’ex-général américain Ben Hodges a déclaré à L’Express voilà quelques semaines que la guerre serait terminée d’ici à la fin de septembre et que les Russes auront alors perdu. Qu’en pensez-vous ? 
J’espère qu’il a raison et que l’Ukraine pourra récupérer ses territoires perdus. Je ne sais pas si elle pourra reprendre la Crimée, mais au moins faudra-t-il qu’elle récupère ses territoires dans le sud le long de la Mer Noire et dans le Donbass. Mais plus le temps passe, plus la Russie s’enterre et consolide ses positions. 
Certains pensent que la Russie pourrait s’arrêter là et crier victoire une fois qu’elle aura totalement conquis les zones où elle se trouve déjà. Celles-ci représentent 20 % du territoire mais surtout, elles abritent l’essentiel des matières premières. 
La Russie cherche en effet à s’emparer des richesses minières et des meilleures terres agricoles, qui se trouvent dans l’est du pays. Elle vise aussi l’appareil industriel et elle veut conquérir et « nationaliser » la population russophone d’Ukraine. La raison est que la Russie fait face à un sérieux problème démographique : selon les projections, ce pays qui compte aujourd’hui 143 millions d’habitants devrait perdre au moins 15 millions d’habitants d’ici à 2050. 
Que pensez-vous de la rumeur selon laquelle Vladimir Poutine est malade ? 
J’ai vu Poutine pour la dernière fois au sommet de Berlin sur la Libye en janvier 2020. Il était plus en forme qu’il n’a l’air aujourd’hui. Mais seul un médecin est en mesure d’établir un diagnostic. Vouloir évaluer sa santé à partir de son apparence télévisuelle me paraît bien léger. Il est certain que Poutine est soumis au stress de la guerre. Et que, dans un pays où des milliers de familles ont perdu un proche sur le front ukrainien, il se trouve dans une situation délicate, voire dangereuse. Par ailleurs, il semble très isolé politiquement. Mais n’oublions pas que c’est quelqu’un qui a toujours pris soin de sa santé : il pêche, chasse, pratique le judo et joue au hockey-sur-glace. On ne peut pas partir de l’hypothèse qu’il est malade. Au contraire, il faut partir du principe qu’il est là pour longtemps. 
Supposons tout de même qu’il soit malade. Craignez-vous que son successeur soit encore plus nationaliste que lui ? 
Je suis d’une nature optimiste. Pour moi, le pire n’est jamais certain. J’espère toujours que le meilleur adviendra, pour l’Occident, pour les États-Unis, pour la France. Même si son éventuel successeur se révèle encore plus nationaliste, il aura toujours la possibilité de rejeter la faute de la catastrophe ukrainienne sur le dos de son prédécesseur.  

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Je pense que les choses se passeront ainsi. Car, en fin de compte, la Russie ne veut pas devenir le vassal de la Chine ni être totalement déconnectée de l’Europe. Aujourd’hui, les Russes sont totalement isolés du monde libre du point de vue culturel et économique. Si la Russie continue sur le chemin actuel, sa destinée sera de devenir le vassal de la Chine. 

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