Le président de la République et Volodymyr Zelensky ont signé un accord bilatéral de sécurité. Que signifie-t-il ?Cet accord consacre l’engagement continu de la France à soutenir l’Ukraine. Il couvre notamment le renforcement du soutien militaire, tant en matière d’armement, d’entretien des matériels fournis que de formation.
La France est l’un des pays européens qui forme le plus de soldats ukrainiens : nous en avons déjà formé 10 000 depuis le début de la guerre, et nous en formerons entre 7 000 et 9 000 supplémentaires en 2024, sur des formations généralistes comme spécialistes. Cet accompagnement est crucial, l’armée ukrainienne subissant de lourdes pertes.D’où proviennent ces fonds de soutien à l’Ukraine ?L’effort consenti pour l’Ukraine a été permis d’abord par des cessions d’équipements issus des stocks de nos armées, qui font par la suite l’objet de recomplètement neuf à l’identique par un achat à un industriel.
Il y a aussi des matériels donnés encore opérationnels, mais plus anciens, que nous aurions prochainement retirés du service et que nous remplaçons par une nouvelle génération. Nous avons ainsi accéléré la transition et c’est particulièrement vrai pour les véhicules terrestres, où nous avons donné des chars sur roues AMX-10 RC et des véhicules de l’avant blindé VAB qui sont remplacés plus vite par des Jaguar et des Griffons produits par Nexter. C’est du gagnant-gagnant.
Il y a ensuite des fonds dédiés nationaux et européens qui permettent d’aider l’Ukraine à s’armer.Comment continuer de fournir du matériel à l’Ukraine tout en protégeant les stocks de nos armées ?
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La logique que j’évoquais pour les véhicules vaut aussi pour les missiles, bien que nos stocks étaient plus limités en raison des réductions budgétaires d’avant 2017. Nous cédons donc des missiles qui auraient été perdus du fait de leur « date de péremption » si nous ne les avions pas utilisés.
Je peux citer en cela les systèmes Crotale. Mais de fait, depuis septembre dernier, nous faisons évoluer la logique en privilégiant des acquisitions directes entre l’armée ukrainienne et nos industries de défense sur des matériels de haute valeur ajoutée et aux meilleurs standards de qualité. C’est vrai du domaine de l’artillerie avec les canons Caesar et leurs munitions, les drones, et bien sûr dans le domaine de la défense aérienne.
Et au-delà des sommes engagées, il y a un bénéfice et un retour direct pour l’industrie française et ses emplois. Nous tirons aussi des enseignements de la guerre en Ukraine pour notre propre industrie de défense et pour certains programmes d’armement qui profiteront demain à l’armée française. C’est vrai pour la capacité à produire plus vite et en quantité, mais c’est vrai aussi en matière d’innovation de ce que cette guerre nous apprend.
Comment va évoluer notre aide à l’Ukraine ?Nous prévoyons de poursuivre ce soutien dans plusieurs domaines, en particulier dans la défense sol-air, où nous avons une expertise notable, et dans l’artillerie, où le canon Caesar devient un symbole mondial de l’efficacité de l’artillerie française. L’intérêt de nombreux pays pour ce canon témoigne de sa réputation. Grâce aux programmes d’économie de guerre, nous avons pu doubler les capacités de production, avec la possibilité de produire jusqu’à 78 canons pour l’Ukraine dans les usines Nexter en 2024.
Je tiens d’ailleurs à exprimer ma gratitude aux ouvriers et techniciens qui travaillent parfois en trois-huit à Roanne et à Bourges. Leur engagement est remarquable et, grâce à eux, ces 78 canons, ainsi que d’autres équipements, pourront être livrés à l’Ukraine en 2024.Concernant les missiles et d’autres domaines critiques, le contexte est quelque peu distinct.
Prenez les missiles complexes tels que les Aster. MBDA doit intensifier ses efforts pour réduire les délais de production, le travail est en cours comme cela a été fait pour les missiles de courte portée Mistral. Cette exigence s’applique aussi à la défense sol-air de moyenne et longue portée.
C’est pourquoi, en 2024, je vais commander pour la France huit unités complètes de ce système avancé de nouvelle génération, le SAMP/T-NG, qui n’a rien à envier au Patriot américain. Il est fort probable que nous assistions à des succès notables sur le terrain capacitaire en 2024.Quels sont ces succès potentiels ?Le premier exemple concerne le développement d’une nouvelle génération de drones kamikazes.
Ce projet, que j’ai amorcé dès ma nomination, est en phase d’expérimentation. L’Ukraine sera parmi les premiers bénéficiaires de ces drones dans les prochaines semaines. Cela représente aussi une opportunité de tester au combat cette nouvelle génération de matériels.
Là encore, nos intérêts convergent. Deuxième exemple, il s’agit de l’intégration de l’intelligence artificielle pour les canons Caesar, ce qui nous permet d’accélérer l’acquisition des cibles de tirs du canon. Nous avons donc, depuis deux ans, des retours d’expérience sur notre propre équipement.
Aussi bien sur la quantité, avec l’augmentation de la production grâce à l’économie de guerre, que sur la qualité, avec des innovations sur de nouvelles générations de matériels.Il y a aussi un enjeu sur les munitions.La problématique des munitions est cruciale, car elle soulève la question fondamentale de notre autonomie stratégique et donc, de manière plus pratique, de la disponibilité des stocks de poudre, en particulier pour produire les obus de 155 mm.
Nous avons réussi à augmenter notre soutien en triplant nos livraisons mensuelles d’obus à l’Ukraine, en en produisant désormais 3 000 par mois. Toutefois, ce volume reste très insuffisant.L’ouverture ou la réouverture d’usines d’armement en France est-elle envisageable ?Cette situation, mais aussi la crise du Covid, a mis en lumière une lacune, car nous sommes actuellement très dépendants sur quelques segments et ce n’est pas acceptable, ni conforme à notre modèle historique.
Il est crucial de retrouver une souveraineté dans ce domaine et cela est en cours. Prenons l’exemple de Bergerac en Dordogne, où l’entreprise Eurenco a lancé avec le ministère des Armées un projet important. Le mois prochain, nous assisterons à la pose de la première pierre de cette usine dédiée à la production de poudre : cela permettra d’alimenter la production de 150 000 obus par an ! Cette usine créera 150 emplois, et c’est un domaine où la France va retrouver sa pleine souveraineté.
Autre exemple : j’ai sollicité une étude sur les munitions de petit calibre, qui pourrait intéresser aussi bien les armées, le ministère de l’Intérieur, les douanes, que les tireurs sportifs du secteur civil. Nous nous fournissons actuellement en munitions étrangères. Je souhaite donc que nous envisagions la reconstitution d’une filière de petit calibre en France.
Pour cela, il est essentiel que tous les acteurs concernés collaborent. Leur implication est cruciale pour créer un marché français et assurer la compétitivité de la filière. Tout cela prend inévitablement du temps : il aurait été plus facile dans le passé de protéger ces productions stratégiques que de devoir les recréer aujourd’hui…La loi de programmation militaire est-elle un levier pour atteindre vos objectifs ?Oui, incontestablement.
Certains disent que ce n’est pas assez. D’autres trouvent que c’est trop et ne comprennent toujours pas la nécessité de se réarmer… Je considère que la copie arrêtée par le président de la République, puis débattue, enrichie et votée par le Parlement l’année dernière, constitue la bonne réponse, même s’il faudra nécessairement faire des mises à jour pour répondre au contexte stratégique et technologique qui évolue plus vite que jadis. Et faire preuve de patience car cette reprise en masse musculaire prend un peu de temps : il est plus rapide de mettre fin à un programme d’armement que d’en recréer un…Entre 2017 et 2030, on assistera donc à un doublement du budget de la Défense, passant de 32 milliards d’euros à 68 milliards d’euros.
J’ajoute que ce qui nous différencie des périodes précédentes est que cette exécution de la programmation militaire se fait à l’euro près, c’est-à-dire que ce qui est promis dans la loi votée est réellement dépensé. Le président de la République l’a voulu, il en est le garant, et je reste persuadé que cela restera comme un des grands éléments du bilan des deux quinquennats. C’est un effort pour la nation et le contribuable, mais il est réaliste face au contexte international, et indispensable pour notre sécurité et notre souveraineté.
Ce redressement est salutaire.Quel est l’objectif de cette programmation militaire pour 2024 ?À titre d’illustration, en 2024, nous prévoyons de commander 253 véhicules Griffon, 45 véhicules Jaguar et 97 Serval. Nous serons livrés de treize Rafale, treize Mirage 2000 rénovés et deux A400M.
Nous recevrons un patrouilleur outre-mer ainsi qu’un nouveau sous-marin nucléaire d’attaque. Nous investirons dans les chaufferies nucléaires du futur porte-avions, le successeur du Charles de Gaulle, et dans une gamme complète de drones.Nous modernisons donc nos capacités conventionnelles mais aussi les deux composantes de notre dissuasion nucléaire.
Mais nous aurons également des programmes nouveaux qui permettront de nous préparer aux menaces nouvelles : le cyber, la guerre électronique, la militarisation de l’espace et des fonds marins. Tout cela sans oublier l’entraînement des forces et leur équipement individuel. En somme, nous poursuivons la réparation de notre outil militaire qui en avait plus que besoin, mais cela ne suffit pas.
Nous amorçons désormais sa modernisation plus profonde pour tenir notre rang.Quelle est notre implication dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine ?Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie. Et aider l’Ukraine, État agressé, à se défendre, n’est pas être cobelligérant.
Mais soyons lucides et regardons les choses de près : la Russie présidée par Vladimir Poutine adopte un comportement de plus en plus agressif à notre encontre. En 2023, nous avons ainsi recensé une centaine d’incidents agressifs, allant de simples communications menaçantes à des tentatives de contrôle sur des patrouilles françaises dans des espaces aériens et maritimes internationaux libres d’accès. Un tel niveau d’agressivité n’existait pas auparavant.
Il s’agit d’une stratégie délibérée de la part du régime du Kremlin. Je rappelle que c’est un enjeu majeur pour nos militaires d’assurer la protection de notre liberté d’accès aux espaces internationaux, il en va du droit international et de nos intérêts.Quelle est la différence entre ce comportement et une situation de guerre ?Ce qui est crucial ici, c’est la notion d’escalade.
Le régime du Kremlin joue avec les seuils et multiplie les menaces. Un autre domaine de préoccupation concerne les menaces liées au chantage aux matières premières, comme on l’a vu avec les céréales. Le prix élevé des hydrocarbures en France est en partie dû à la mainmise de Moscou sur ces ressources, ce qui affecte directement le pouvoir d’achat de nos citoyens et affaiblit nos économies.
Moscou utilise ces leviers sans retenue : c’est le principe même de l’hybridité.Nous avons également subi des cyberattaques d’origine russe, de plus en plus agressives et nombreuses. Ces attaques, qui brouillent la ligne entre les actions de l’État russe et celles d’individus russes, ciblent nos infrastructures.
Le cyberattaque subie il y a quelques mois par une importante entreprise de défense française, repoussée mais clairement d’origine russe, visant à perturber la production de matériel militaire pour la France et nos alliés. Cette agressivité accrue justifie une montée en puissance de notre défense cybernétique.Quel risque représente la Russie ?Depuis plus de deux ans le risque va grandissant, c’est le constat partagé par l’ensemble des pays européens.
Nos services de renseignement surveillent attentivement les tentatives de déstabilisation russes au travers de la manipulation de l’information. En tant que démocratie, nous sommes particulièrement sensibles aux opérations de désinformation. La France et les États-Unis ont été victimes de telles opérations pendant des campagnes électorales au cœur de nos processus démocratiques ces dernières années.
Sur le champ militaire, rappelons la manipulation macabre du charnier de Gossi en 2022 : Wagner avait mis en scène un faux charnier, en allant chercher des cadavres et en les disposant sur une ancienne emprise militaire française au Mali, pour accuser nos forces d’être à l’origine d’un crime de guerre. Nos capteurs prépositionnés nous ont permis de caractériser et dénoncer la forfaiture des mercenaires russes.Et encore très récemment, la Russie a diffusé des informations sur de prétendus mercenaires français tués en Ukraine, en fournissant une liste mensongère de noms, incluant des personnes n’ayant aucun lien avec le conflit ukrainien et qui sont allées en Ukraine pour des raisons professionnelles avant le conflit.
Ces allégations sont clairement des manipulations. Il est donc essentiel d’aborder la menace russe avec lucidité et de ne pas la sous-estimer.Comment peut évoluer cette guerre ?Depuis février 2022, la résilience ukrainienne nous a enseigné à être prudents quant à nos prévisions.
Initialement, peu imaginaient que l’Ukraine pourrait tenir tête à la puissance militaire russe. La Russie de Vladimir Poutine, tout en étant plus agressive sur le plan hybride, rencontre en parallèle d’importantes difficultés sur le terrain conventionnel face à l’armée ukrainienne. Cela s’explique bien entendu par les efforts héroïques des soldats ukrainiens et de l’aide des pays occidentaux, mais également des mauvaises analyses et décisions de la part des autorités russes, sans oublier les désorganisations liées à la corruption et au mensonge au sein de leur appareil de sécurité.
Il faut comprendre que même si la contre-offensive ukrainienne n’a pas eu l’effet escompté, cela ne signifie pas pour autant que les Russes ont repris le dessus. Suivant de près l’évolution du conflit, j’observe que la ligne de front ne bouge que très légèrement, souvent de quelques centaines de mètres ou kilomètres. Nous assistons à la stabilisation de cette ligne de front, mais cela ne traduit pas un avantage décisif immédiat pour la Russie, qui va devoir opter pour une stratégie de guerre d’usure et de pourrissement.
L’enjeu actuel est donc d’assurer que l’Ukraine conserve ses capacités défensives et de contre-offensive, ce qui est précisément l’objectif de l’accord que le président Zelensky vient de signer à Paris avec le président Macron.Doit-il y avoir une défense européenne ?La mise en place d’une défense européenne suscite diverses opinions dans les différentes familles politiques. Cela était encore perceptible au cours de la discussion de la loi de programmation militaire.
C’est un bon débat ; que doit-on partager pour être plus fort dans un monde global plus dur et compétitif en matière d’armement ? Que doit-on en revanche absolument maîtriser et faire seul ? Je forme le vœu que la campagne des élections européennes permette cette discussion.À titre personnel, je suis profondément convaincu que notre première assurance vie, c’est notre armée, dans les fondamentaux de son modèle gaullien dessiné dans les années 1960, c’est-à-dire reposant sur une dissuasion nucléaire autonome, un cadre d’emploi national d’une armée expérimentée au combat, des alliances claires, et une industrie de défense souveraine.Néanmoins, je crois fermement que l’Union européenne a un rôle à jouer, en ce qui concerne le développement et la protection de cette industrie de défense, sans jamais entrer dans les prérogatives souveraines des États, comme par exemple les contrôles des exportations.
L’Union européenne, en tant que marché commun, doit se mobiliser pour aider en matière de production, de travail et de finance.Doit-on s’habituer à vivre avec une guerre à nos portes ?J’aime l’histoire. La paix a souvent été l’exception, tandis que la guerre était la règle.
Pierre Messmer, dans ses mémoires, souligne qu’un bon ministre de la Défense doit être fondamentalement pacifiste, tout en se préparant en permanence à remporter toute guerre. Je suis d’accord. Il est crucial de ne pas renoncer à l’idéal de paix, en évitant toute forme de naïveté.
Se préparer à la guerre, dans un sens, est un moyen de préserver la paix.