« Se rendre ? Impensable ! » : en Ukraine, l’esprit de résistance est partout


Avec la révolution de Maïdan en 2014 qui avait chassé le président prorusse Viktor Ianoukovitch, puis avec la résistance contre l’agression « russo-séparatiste » dans le Donbass, les Ukrainiens avaient montré un échantillon de leur immense ardeur. Depuis le 24 février, leur bravoure stupéfie le monde. Le courage est multiforme, nous apprennent-ils. Il ne s’agit pas seulement de partir combattre au front, même si cet engagement constitue l’héroïsme ultime. Le courage se manifeste aussi à chaque instant de la vie quotidienne, comme le prouvent les Ukrainiens de la rue que L’Express a rencontrés dans le pays en guerre. 

  • Halyna Kozatchenko, la maire courage

Halyna Kozatchenko, la maire de Fenevychi, un petit village au nord de Kiev, a résisté à l’occupation des Russes. Tous les jours, l’élue faisait le tour du village en vélo pour vérifier les besoins de ses administrés et « garder l’ordre »CLARA MARCHAUD POUR L’EXPRESSAu premier jour de l’invasion, Halyna Kozatchenko est réveillée par un appel. « Ça a commencé, les tanks sont là », dit la voix amie à l’autre bout du fil à la maire de Fenevychi, un village où s’alignent les maisons en bois et les nids de cigognes, entre Kiev et la frontière biélorusse. « Je connais chacun des 1 202 habitants du village, je sais qui rentre et qui sort, quand et pourquoi », se targue l’édile, qui, cette nuit-là, part évaluer la situation. Sur la route, les tanks défilent. L’élue les filme en cachette, « comme une partisane ». 
Les jours passent et les colonnes continuent de défiler. Les Russes installent un checkpoint à l’entrée du village. Halyna demande à ses administrés de rester dignes. « Face à une telle tragédie, les gens ont besoin de leaders et d’ordre », estime cette quinquagénaire à poigne, aux cheveux bruns coupés court. Pendant les trente-neuf jours d’occupation, le drapeau ukrainien continuera de flotter sur la mairie et tous les jours, elle patrouille sur son vélo bleu. Une tournée audacieuse, qui donne une dose quotidienne d’espoir aux habitants de Fenevychi. 
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Le 3 mars, la maire part en urgence vérifier l’état d’une maison bombardée. Des soldats russes lui barrent la route. « Je suis la maire, c’est moi la cheffe ici », lance-t-elle avec assurance. « On vous a cherché hier », répond un militaire. « Vous n’avez pas dû bien chercher ! Regardez, moi je vous ai trouvés ! » rétorque-t-elle. Le commandant de l’unité, Shamil, un russe du Daghestan, glisse à son adjoint : « J’ai fait trois guerres, mais des femmes comme ça, je n’en avais encore jamais vu… »  
Cette première rencontre est pour Halyna le début d’un jeu de bluff, de mensonges et de négociations avec l’occupant. Un jour, elle obtient d’emmener une femme enceinte accoucher à l’hôpital voisin. La route est dangereuse. Elle parcourt 18 kilomètres avec un drapeau blanc accroché au véhicule. Sa voiture croise une colonne russe. Des dizaines de soldats braquent le groupe. « J’ai crié « Shamil, Halyna, hôpital ! » Ça a marché. J’ai pensé que si je montrais un signe de faiblesse, ils nous tireraient dessus », raconte-t-elle. 
Plusieurs fois, les Russes tentent de s’installer à l’intérieur du village. Ils veulent transformer l’école en base militaire. A chaque fois, Halyna trouve des subterfuges pour les en dissuader en leur proposant des lieux plus éloignés, ou en rouspétant. Un jour, un groupe de jeunes soldats déboule à la recherche de femmes et de vodka. « Est-ce qu’il y a écrit bordel sur le panneau ? » s’insurge la maire auprès du commandant. « On n’a pas de filles ni de vodka, il y a que des vieux ici ! » ment-elle. « Je ne sais pas pourquoi les soldats m’ont écoutée, mais je sais que si je ne leur avais pas parlé, notre village n’existerait plus », dit Halyna, qui avait pour seul soutien une icône orthodoxe, des anxiolytiques et un courage qu’elle ignorait posséder. 

  • Volodymyr Rashyk, l’acteur devenu chef de bataillon

Volodymyr Rashyk, ancien comédien pour le théâtre national de Kiev et acteur, est aujourd’hui à la tête d’une unité de 142 hommesC.P.Le colosse barbu parle d’une voix calme, et vous enveloppe d’un regard qui a vu l’horreur, mais n’a rien perdu de son humanité. Après un mois de terribles combats à Severodonetsk, dans le Donbass, dont les Ukrainiens ont fini par se retirer face au déluge de l’artillerie russe, Volodymyr Rashyk, 35 ans, est de passage à Kiev, en cette fin de mois de juin, pour faire examiner par un médecin une large blessure à l’avant-bras causée par un tir de sniper. Et assister à l’enterrement d’un de ses compagnons d’arme.  
Aujourd’hui à la tête d’une unité de 142 hommes, Volodymyr était encore, il y a quelques mois, comédien pour le théâtre national de Kiev et au cinéma – il apparaît dans le film français La Revanche des crevettes pailletées, sorti cette année. Il décide de s’engager le 24 février, le jour du début de l’agression russe. « J’ai entendu des explosions à côté de chez moi, à Kiev, il fallait que j’y aille, c’était une évidence », raconte-t-il en fumant cigarette sur cigarette. L’homme avait voulu rejoindre l’armée dès 2014, lors du conflit dans le Donbass, mais sa compagne – ils se sont mariés récemment pour assurer l’avenir – était trop inquiète. Cette fois, elle a été d’accord et s’est même engagée comme volontaire dans la défense nationale. 
« Je n’avais aucune expérience militaire. Mon seul atout, c’est que j’avais joué dans des films d’action : on m’avait montré quelques rudiments de technique militaire pendant les tournages », sourit-il. Après une rapide formation, l’acteur est envoyé défendre Kiev, à Irpin et Boutcha. « C’est l’expérience la plus traumatisante de ma vie. » Chargé de fouiller les maisons, il n’oubliera jamais cette cave où il a découvert une trentaine de corps de civils. Ils avaient été torturés, leurs mains étaient attachées, et les Russes avaient achevé chacun d’une balle. 
« Avoir vu toutes ces atrocités m’a incité à me rendre plus rapidement sur le front de l’Est », souffle-t-il. Révolté, il s’engage dans le bataillon Svoboda – un mot qui signifie « liberté » -, pour partir combattre dans le Donbass. A son arrivée à Severodonetsk, le chef du bataillon est tué. Il est alors choisi par le groupe pour en prendre le commandement. La suite est éprouvante. « Pour moi, la bataille de Severodonetsk, c’était comme être plongé au coeur du Mordor [NDLR : le fief terrifiant du maléfique Sauron, dans Le Seigneur des anneaux]. Les bombardements étaient continus. Nous avons compté : nous étions parfois la cible de plus de 400 tirs d’artillerie en une heure. » 
L’ordre de se retirer tombe dans la nuit du 22 au 23 juin. « Il n’y avait plus aucun endroit pour se cacher, tout était en ruine. Impossible de rester plus longtemps, ou nous serions tous morts. Mais si on était partis avant, les Russes auraient pu avancer plus rapidement », glisse celui qui n’avait qu’une hâte au moment de notre rencontre : repartir défendre le Donbass. Pour éviter de nouveaux cauchemars à son pays. 

  • Iryna Rybinkina, la chirurgienne revenue de Nouvelle-Zélande

Iryna Rybinkina, chirurgienne ukrainienne formée au Royaume-Uni, est revenue de Nouvelle-Zélande au début de la guerre pour organiser de l’aide médicaleCLARA MARCHAUD POUR L’EXPRESS »Je suis une nazie… et pourtant toute ma famille a été tuée par les nazis », ironise l’Ukrainienne Iryna Rybinkina, sous forme de pied de nez à la propagande russe. Sa grand-mère, résistante pendant la Seconde Guerre mondiale, et son grand-père, chirurgien, l’ont inspirée. En 2004, elle part étudier la médecine en Angleterre pour fuir le sexisme du milieu dans son pays. Vingt ans plus tard, elle est l’une des meilleures chirurgiennes de Londres. 
En décembre 2021, Iryna emménage en Nouvelle-Zélande avec son mari et ses deux enfants. Ses cartons à peine arrivés, la guerre éclate en Ukraine. Durant une semaine, la quarantenaire passe des heures au téléphone avec des médecins, des soldats et des officiels pour les aider à coordonner l’aide médicale. Puis elle prend sa décision : rentrer. À Lviv, la chirurgienne installe le QG de son association, Smart Medical Aid. 
« Si je pouvais, j’irais au front demain, mais je suis plus utile à trouver 150 000 garrots qu’à sauver cinq personnes après un bombardement », estime celle qui a également récolté plusieurs millions d’euros, déniché 90 ambulances, et même des petits gilets pare-balles pour évacuer des orphelinats. 
Durant l’entretien, son mari, rentré aux Pays-Bas, l’appelle en vidéo avec sa fille endormie dans ses bras. Elle a fêté ses 3 ans hier. Iryna ne les a vus que cinq fois depuis son retour. Quelques jours seulement à chaque visite, et, très vite, la culpabilité de ne pas être sur le pont. Un « sacrifice naturel », murmure Iryna, portée par l’exemple de ses grands-parents face à l’Histoire. 

  • Rozalia Tchoba, près de quatre-vingts ans de résistance aux Russes

Rozalia Tchoba, 99 ans, résistante et déportée durant l’Union soviétique, dans sa maison de Solonka, près de Lviv à l’Ouest de l’Ukraine, le 8 mars 2022CLARA MARCHAUD POUR L’EXPRESSComme un réflexe pavlovien, au premier jour de l’invasion russe en Ukraine, Rozalia Tchoba s’est demandé : « Les Allemands sont-ils en train de revenir ? » Dans sa maison du village de Solonka, près de Lviv, où cohabitent plusieurs générations, la presque centenaire, foulard noué sur la tête, raconte. En 1941, elle a à peine 18 ans quand les nazis envahissent sa région de l’ouest de l’Ukraine, la Galicie, ancienne contrée polonaise absorbée par l’URSS deux ans plus tôt. La jeune Ukrainienne est alors envoyée aux travaux forcés en Allemagne. Elle ne retrouvera son village qu’en 1945. Une « libération » par l’Armée rouge qui n’en est pas une, dans ce bastion du nationalisme ukrainien. Une nouvelle oppression commence.  
Rozalia, alors femme de ménage, bascule avec sa famille dans la clandestinité. Leur petite maison devient un refuge pour résistants de l’armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA). La police politique soviétique y fait plusieurs descentes. Trois partisans y laissent la vie. En 1947, le couperet tombe pour Rozalia, arrêtée à son tour. Mais même sous la torture, pas question de livrer les noms des insurgés. Ses activités souterraines lui valent une condamnation à dix ans de camps en Russie, où elle est envoyée par wagon de fret. Une décennie de travaux forcés, à construire des chemins de fer dans le froid sibérien, à vivre de deux louches de soupe de pommes de terre et 300 grammes de pain par jour. « Plusieurs fois, j’ai cru que j’allais mourir d’épuisement, mais je me relevais et je continuais à travailler », se souvient la grand-mère, soixante-quinze ans plus tard. Dans ses mains tremblantes, des souvenirs de l’époque : quelques photos prises au goulag et son acte d’accusation. En 1957, Rozalia sera libérée, comme de nombreux autres prisonniers politiques, à la faveur de la déstalinisation. 
A 99 ans, cette frêle mamie fait partie des rares survivants d’une autre époque, qui disparaissent les uns après les autres. Depuis la révolution proeuropéenne de Maïdan, en 2014, leurs témoignages sont soigneusement recueillis pour documenter la mémoire ukrainienne, après des années de silence sous le joug soviétique. Le drapeau rouge et noir et les chants militaires du maquis, scandés à l’époque, sont désormais repris contre l’oppresseur russe. Reste la face sombre de cette résistance – les massacres de juifs et de Polonais commis par l’UPA et sa courte collaboration avec les nazis dans l’espoir d’une indépendance – encore méconnue du grand public.  
De sa petite voix, Rozalia peine à raconter sa vie, miroir des malheurs de l’histoire ukrainienne. Mais lorsqu’elle parle de l’invasion en cours, la petite dame se sert de son déambulateur comme d’une tribune pour interpeller Vladimir Poutine. « Laisse les gens vivre, pas seulement l’Ukraine mais toute l’Europe car tout le monde va souffrir [NDLR, de cette guerre], que tes tanks fassent marche arrière », lance Rozalia, qui rêve que les Ukrainiens puissent vivre « libres et en paix ». Elle s’est battue pour cela toute sa vie. 

  • Misha Katsourin, faire éclater la vérité auprès des familles en Russie

La guerre n’a fait qu’attiser les déchirures au sein des familles ukrainiennes installées en Russie. Misha Katsourin a conçu un site pour lutter contre la propagande de MoscouCLARA MARCHAUD POUR L’EXPRESSUne ligne de front coupe désormais 11 millions d’Ukrainiens de leurs familles vivant sur le sol russe. Une séparation physique, mais aussi un gouffre mental, dont Misha Katsourin, restaurateur, a pris conscience en appelant son père en Russie après avoir fui Kiev, en février dernier. Dans la bouche de son géniteur, il a retrouvé les mensonges de Moscou : les « nazis ukrainiens », la langue russe interdite en Ukraine… « Pas une seule fois je n’ai été opprimé parce que je parlais russe », lui rétorque Misha. 
De ces infructueuses tentatives de dialogue sont nées un projet : « Papa, crois-moi », un site conçu avec des psychologues pour faire changer d’avis des proches « zombifiés », qui attire des dizaines de milliers de visiteurs. Son credo ? La patience. « Ce n’est pas en une journée que l’on efface trente ans de propagande », assure Misha. Pour lui, seule l’évocation de détails personnels peut briser le rideau de fer mental. Son cuisinier obligé de se terrer chez lui à Hostomel pendant la bataille de Kiev, sans nourriture…Sa grand-mère terrifiée dans sa salle de bain, sous les bombardements, pendant l’occupation à Berdiansk, la ville d’origine de Misha, proche de Marioupol. Là même où son père a vécu, les tanks de Poutine déferlent et sont accueillis par les insultes des habitants russophones. 
Alors qu’en Ukraine, la plupart des familles ont coupé les liens, « chaque Russe qui reconnaît la vérité, c’est une petite victoire », estime Misha. En mai, son père a soudainement arrêté de lui parler. « Quelqu’un a dû venir l’intimider », avance-t-il, après discussion avec une proche sur place. Preuve que l’initiative dérange… 

  • Sacha Ostapa, le journaliste qui a secouru les habitants de Boutcha

Rédacteur en chef de The Butcha City, Sacha Ostapa a joué un rôle clé dans la survie de Boutcha, village situé au nord-ouest de Kiev, occupé pendant presque tout le mois de marsC.P.Sa ville symbolise aux yeux du monde toute la barbarie russe. Façades noircies, balcons arrachés, fenêtres pulvérisées… A quelques mètres de chez lui, les immeubles portent les stigmates des tirs d’obus. Dans les rues de cette ville martyre où l’innommable a été commis, Sacha Ostapa s’interrompt régulièrement pour saluer un passant. Ici, tout le monde le connaît. 
Rédacteur en chef de The Butcha City, le journal local en ligne le plus lu, il a joué un rôle clé dans la survie de cette bourgade située au nord-ouest de Kiev, occupée pendant presque tout le mois de mars. L’ancien journaliste d’investigation à la télévision a partagé sur le site de son média des informations cruciales : mouvements des troupes russes, personnes décédées, habitations détruites… »J’étais en communication avec une dizaine de personnes réparties dans différents quartiers et qui disposaient encore d’une connexion internet. Comme ce sont des relations ou des amis, j’avais confiance en leurs témoignages », précise Sacha, qui complétait avec les données fournies par la police et les services de renseignement. Certaines informations, comme la présence d’un sniper dans un immeuble ou d’une pièce d’artillerie dans une cour, étaient transmises en priorité à l’armée.  
Réfugié dans des villages environnants – sa femme et sa petite fille ont fui en France -, le trentenaire a aussi facilité la difficile évacuation des civils, en communiquant les disponibilités des bus et des voitures pour quitter la ville. Au total, environ 11 000 personnes sur 35 000 ont pu s’échapper. Sacha a également orchestré, les rares fois où l’occupant russe le permettait, le ravitaillement en alimentation, mais aussi, discrètement, en carburant (dissimulé dans des caisses de bouteille d’eau). Puis il a supervisé l’aide humanitaire à la libération. 
Le reporter a été l’un des premiers à pénétrer dans la ville après le départ des Russes. Il a vu des dizaines de corps d’habitants gisant dans les rues ; et a alerté très vite sur la présence d’une fosse commune à côté de l’église centrale, où avaient été jetés une soixantaine de cadavres.  
Alors que près de la moitié des habitants sont revenus à Boutcha, son journal, dont la notoriété a explosé – plus de 2 millions de pages vues par mois – reprend peu à peu une activité normale. Les entreprises locales sont de plus en plus nombreuses à vouloir y diffuser des publicités : les revenus sont principalement reversés à ceux qui ont perdu leur logement.  
Les horreurs dont Sacha a été témoin n’ont pas modifié son point de vue sur la Russie : il a cessé de parler le russe dès 2014 et la guerre dans le Donbass. Mais son regard sur la vie a changé. « J’accorde plus de valeur aux relations avec mes proches, explique le jeune homme, qui travaille aussi pour un programme des Nations Unies destiné à inciter les pères ukrainiens à s’impliquer davantage dans l’éducation des enfants. Et après avoir failli tout perdre dans mon appartement, je me sens moins matérialiste que jamais : je n’ai plus du tout envie de posséder des biens. »  
Une affichette sur une devanture annonce l’ouverture prochaine d’un restaurant. Il s’appellera « Bayraktar », du nom du drone turc qui inflige des dégâts à l’armée russe – et dont plusieurs ont été achetés grâce aux dons de la population. L’annonce fait sourire Sacha, qui y voit la preuve de la détermination des habitants de Boutcha à reprendre leur destin en main. 

  • Yurko Didula, il redonne un toit aux victimes de bombardements

Yurko Didula a monté son association « Building Ukraine together », pour reconstruire les habitations détruites par la guerreIRYNA ROHOVYK POUR L’EXPRESSSon tee-shirt gris est barré du nom de Kramatorsk. C’est dans cette ville de la région de Donetsk, à l’est du pays, que Yurko Didula a fait ses premières armes dans l’aide humanitaire. Le jeune homme, aujourd’hui trentenaire, étudie aux Etats-Unis quand éclate la révolution de Maïdan, fin 2013. Il rentre précipitamment en Ukraine et participe au mouvement. 
Ensuite, avec l’invasion de la Crimée, puis le début de la guerre dans le Donbass en 2014, « nous sommes entrés dans une autre phase de résistance à la Russie », se souvient-il. Le natif de Lviv monte alors une association, « Building Ukraine together », pour reconstruire les habitations détruites à l’Est. A Kramatorsk, des volontaires venus de tout le pays se mêlent à la population locale, russophone, qui entend des points de vue différents de ceux de la propagande russe. L’équipe crée un centre pour les jeunes : un vrai succès.  
Aujourd’hui, après six mois de conflit et tant de villes bombardées, les besoins de reconstruction sont immenses. « Il nous faut désormais plus de professionnels pour encadrer les bénévoles, analyse Yurko. D’autant que l’hiver approche et qu’il ne reste plus beaucoup de temps. » A Tchernihiv, une ville du nord de l’Ukraine en grande partie détruite par les Russes où il s’est rendu récemment, les habitants lui ont raconté les crimes de l’assaillant. Pour eux comme pour lui, face à un agresseur aussi impitoyable, « se rendre ou perdre est impensable : nous n’avons pas d’autre choix que de nous battre ». Il le fait à sa façon : contre les ruines. 

  • Maria Koutniakova, elle ressuscite la mémoire d’une ville qui n’existe plus

Maria Koutniakova, la responsable des communications de l’incubateur de start-ups 1991, le 21 février 2022 à MarioupolCLARA MARCHAUD POUR L’EXPRESSQuand nous rencontrons Maria Koutniakova dans son incubateur de start-up de Marioupol le 21 février, les combats font à nouveau rage à 15 kilomètres, là où s’est figée la ligne de front en 2014, dans le Donbass. La cité portuaire de 400 000 habitants donnant sur la mer d’Azov « ne se résume pas à la guerre », affirme alors cette chargée de communication, trois jours avant l’invasion russe. Elle a même été élue capitale ukrainienne de la culture en 2021 ! » 
Six mois plus tard, Marioupol n’est plus, détruite à 90 % au terme d’un siège brutal de presque trois mois. Face aux Russes qui réécrivent l’histoire, Maria, aujourd’hui réfugiée à Vilnius (Lituanie), raconte le passé de sa ville dans des conférences : ses bâtiments historiques, son théâtre, son héritage multiculturel (ukrainien, russe, grec, tatar)… Cette actrice amateure est aussi devenue la voix de sa cité lors de manifestations et de « happenings » dans la capitale lituanienne – pour demander la libération des prisonniers d’Azovstal, par exemple.  
Maria fait par ailleurs inlassablement revivre les derniers jours de Marioupol dans des vidéos devenues virales sur le réseau social TikTok. Le froid et la faim sous une pluie de roquettes ; le bombardement du théâtre qui a tué sous ses yeux plus de 600 civils. Puis la fuite à pied, d’une ville devenue un cimetière à ciel ouvert. « Les Marioupoliens n’arrivent pas à parler, soupire la trentenaire. Alors, même si c’est dur, je raconte, c’est comme cela que j’aide l’Ukraine. » « Ils ne pourront pas tout détruire », disait-elle avant la guerre. Grâce à son action, au moins, la mémoire ne mourra pas. 

  • Serhiy Jadan, une rock star pour soutenir le moral de Kharkiv

Concerts dans des hôpitaux, dans le métro ou les bases militaires, livraison d’aide humanitaire… L’artiste ukrainien Serhiy Jadan a rejoint la lutte contre la RussieLEONARDO CENDAMO / LEEMAGE / AFPLes missiles fusent dans le crépuscule écarlate, en ce soir de mai. Serhiy Jadan nous entraîne dans un vieux salon de beauté décrépi caché au fond d’une cour, et dont les fenêtres sont obstruées par des matelas. Le public – des amis de plus ou moins longue date – est entassé dans les moindres recoins de la pièce pour écouter les chanteurs qui se succèdent, passant des rires aux larmes. « La guerre, c’est un moment où il est important de conserver ce qui nous rend humain », glisse la rock star avant de trinquer avec les musiciens. L’un d’eux, Edik, accompagne à la guitare des ballades en russe. En décembre, il est retourné à Kharkiv, à 40 kilomètres de la frontière, après vingt ans passés à Saint-Pétersbourg. « Les Russes disent qu’ils viennent protéger la population russophone… mais de qui ? » questionne Serhiy Jadan. 
Depuis vingt ans, ce célèbre artiste a publié une douzaine de recueils de poésies et sept romans primés et traduits à l’étranger, ainsi que plusieurs albums avec son groupe de ska punk Jadan i Sobaki (« Jadan et les chiens »). Mais depuis février, il n’écrit plus de poèmes. Plus le temps. Parfois, il griffonne quelques couplets qui racontent la peur du ciel et les heures passées dans les sous-sols. « La furie de l’hiver et le dégel de mars/Cet ancien besoin de rester humain/Nous nous souviendrons de cela pour toujours/Nous devons continuer à vivre comme ce pays », chante-t-il dans Diti (« Les enfants »).  
Malgré les destructions à perte de vue, l’artiste de 48 ans demeure fidèle à Kharkiv, sa cité d’adoption, pilonnée par l’artillerie russe depuis février. Concerts dans des hôpitaux, dans le métro ou les bases militaires, livraison d’aide humanitaire, parfois sous les tirs : Serhiy Jadan vit comme un soldat, avec pour seul uniforme une veste en cuir noir et une coiffure de rockeur – long au-dessus, rasé sur les côtés. 
En 2014, déjà, pendant la révolution de Maïdan, cet activiste luttait à corps perdu pour empêcher la seconde ville d’Ukraine de tomber aux mains des Russes. Sur la place de la Liberté, en face de l’une des plus hautes statues de Lénine au monde, il s’est battu jusqu’au sang pour empêcher les partisans de Moscou de prendre le siège de l’administration régionale. Ces derniers voulaient l’obliger à embrasser le drapeau russe. Il leur a répondu « d’aller se faire foutre ». Sur la place de la Liberté, Lénine n’est plus : les manifestants l’ont déboulonné en 2014. Le bâtiment de l’administration régionale a disparu aussi, éventré par des missiles russes en mars dernier. 
Il y a huit ans, Kharkiv accueillait les exilés du Donbass industriel et meurtri, dont Serhiy Jadan se fait la voix dans ses romans déjantés. Aujourd’hui, sous les coups de boutoir du voisin russe, la cité-refuge se vide à son tour, comme le regard du poète lorsqu’il parle de Starobilsk, sa ville d’origine occupée depuis six mois, dans la région de Louhansk. Au fil de son oeuvre, Serhiy Jadan a toujours questionné l’identité de l’est du pays, étroitement lié à la culture russe, mais résolument ukrainien. Dans un poème de 2019, il décrit l’enterrement hivernal d’un soldat, mort dans une guerre inconnue et qui ne savait plus pour qui ou pour quoi il se battait. Après les atrocités de Boutcha et de Marioupol, les Ukrainiens, eux, « n’ont aucun doute », affirme l’écrivain. 

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Cet article est issu de notre numéro spécial « Nous, les Ukrainiens », en kiosque le 24 août, en partenariat avec BFMTV.  

Opinions

La chronique de Sylvain FortPar Sylvain FortLa chronique du Pr Gilles PialouxPar le Pr Gilles PialouxLa chronique de Pierre AssoulinePierre AssoulineEditoAnne Rosencher