Secousses et rescousse au Costa Rica


Tout adulte un tant soit peu mature sait qu’on ne doit pas prendre à la lettre les commentaires d’une boule d’hormones qui flirte avec l’adolescence les lignes doubles ne sont qu’une vague suggestion rejeté sur le rivage comme un bout de bois Je suis un peu soulagé au Costa Rica !« US dollars ? », que je demande, comme pour rajouter au surréalisme de la situation.« Si »Taba… Mais que vont-elles devenir ? Et en quoi est-ce que mon lift leur rendra service si c’est pour ensuite les clouer à Nosara ?Mais non, que je me dis pour m’encourager, elles sont débrouillardes. Regarde ! Tu les as bien embarquées, toi, un gringo qui ne connait pas le pays. Elles réussiront sûrement à trouver une autre âme charitable. Ou plusieurs.À moins de me métamorphoser sur-le-champ en mère Teresa, je me vois mal aller plus loin que Nosara. Je devrai les débarquer et les laisser affronter leur destin. Elles pourront peut-être faire du pouce jusqu’à Limon…Qu’est-ce que j’ai sur moi ? Un tas de monnaie dans l’accoudoir central du Mitsubishi. Peut-être l’équivalent de cinq ou six dollars. Dans mes poches ? Je dirais 15 000 colonnes, peut-être un peu plus. Environ 30$ canadiens. C’est sûr que je vais leur en faire cadeau.Chemin faisant, je suis perdu dans mes pensées, mais pas au point de ne pas accoster un paysan coiffé d’un chapeau de paille qui chemine sur la route jaune. Je tiens à vérifier si je suis dans la bonne direction. Si, tout va bien, Nosara est tout droit.Cette fois, ma passagère n’a pas caché son visage derrière la carte routière. Peut-être d’ailleurs était-ce seulement mon imagination. D’un autre côté, si elles sont entrées illégalement au Costa Rica, il vaut sans doute mieux qu’elles ne se fassent pas trop remarquer.Moi, au contraire, je ne suis pas contre l’idée que des Costaricains nous voient tous ensemble. Car malgré mon fervent désir d’être élu le touriste du mois, je ne peux pas m’empêcher de me demander si je n’ai pas ramassé deux mantes religieuses ? Si le bébé n’est qu’une ruse ?Oui, je sais, c’est terrible de penser comme ça alors qu’il y a trois secondes je me demandais si j’avais en moi ce qu’il faut pour me faire canoniser. Mais ce n’est pas ma faute. C’est celle d’Hollywood et du téléjournal.Enfin, j’arrive sain et sauf à Nosara.KafédepaliUn autre site de villégiature typique du littoral ouest du Costa Rica. Des touristes en gougounes. Des nez brûlés. Des stands. Des classes de yoga. Des buildings en construction aux codes de sécurité inexistants. Tout va bien.Les filles m’ont expliqué que l’arrêt d’autobus se trouve devant le « kafédepali ». Je les fais répéter trois fois et je ne comprends pas plus. Mais même au son, ça doit se trouver.Mon ASX couvert de poussière slalome entre les vacanciers. Je décide de questionner un indigène. Je choisis un type en short et pieds nus accroupi dans le stationnement d’une école de surf. Si lui-même n’est pas un surfer, Nick Suzuki n’est pas la meilleure chose qui pouvait arriver au Canadien de Montréal. Et il doit parler anglais.  De fait, il le parle très bien.« Hola ! J’ai deux filles et un bébé avec moi qui cherchent à prendre l’autobus pour Limon. Est-ce que tu saurais où se trouve la gare ? »« Limon ! Hum, c’est loin ça, fait le jeune homme. Mais, oui, je sais. L’arrêt d’autobus est en face du Café de Paris. »Ha ! Le « kafedepali » ! Eurêka !« Oui, c’est ça, le Café de Paris ! que je répète tout joyeux. Comment je m’y rends ? »Avec force gentillesse, le surfer m’explique. Ça semble simple et, ma foi, pas trop loin. C’est exactement ce que je déclare aux filles en me glissant triomphalement derrière le volant. « It’s not far from here. »« Yes. We saw it. »Je prends deux secondes pour absorber la nouvelle. Elles ont vu l’arrêt d’autobus et elles n’ont rien dit ? J’en déduis qu’elles apprécient beaucoup l’air climatisé de l’auto. Elles n’ont sûrement pas envie de se retrouver à la rue trop vite.Je rebrousse chemin et nous dénichons ledit Café de Paris en quelques minutes. Nous sommes effectivement passés devant. Je me stationne. J’ouvre l’accoudoir central. J’attrape le petit bac de plastique amovible qui déborde de monnaie. Je fais signe à ma passagère de me tendre les mains. Elle en avance une.Non, les deux stp…Elle colle ses deux mains. Je déverse. Des pièces tombent. Je les ramasse et les place au-dessus de la pile. Pendant que la fille fait disparaître le change dans son sac à main, je fouille dans mes poches. J’attrape ma liasse de billets froissés et je la lui donne.Elles me disent toutes les deux gracias mais, à dire vrai, elles murmurent leur remerciement. Je sens comme une déception dans l’air. La bouche dit merci mais les yeux boudent un peu.Je comprends. Les billets d’autobus coûtent une fortune et me voilà en train de leur donner des pinottes. Mais, c’est tout ce que j’ai et, non, je n’irai pas jusqu’à Limon, je ne me farcirais pas six ou sept heures de route (en réalité, neuf). Là, pour être franc et égoïste, j’ai juste envie d’être de retour chez moi pour aller me reposer de mes aventures à la plage de Samara.Elles sortent. La mère attrape son petit garçon. J’envoie la main. Elles sourient. Juste un peu. Je repars.Je refais en sens inverse le pénible chemin. Les mêmes ornières. La Mitsubishi ne bronche pas plus que la première fois – vraiment, j’ai fait un bon choix – mais elle doit avoir hâte comme moi de relaxer ses amortisseurs.Les mêmes questions m’accompagnent. Que pouvais-je faire de plus ? Mais le soleil ardent s’ingénie à liquéfier mes doutes. Et puis, tiens, c’est drôle, cette prise de conscience sur l’état du monde en général a un peu gommé ma première tristesse.J’ai remplacé temporairement l’absence de ma famille par une autre, et j’ai comparé mon infortune à celle autrement plus grave de ces Nicaraguayennes. Je me suis consolé.Une balade surprenanteLe lendemain, un courriel de ma fille me confirme que le retour s’est passé sans souci, que mes trois perles sont de retour dans la neige.Merci, papa, pour ces belles vacances !Bienvenue, ma chérie. Si tu savais comme vous avez enchanté mon séjour.J’ai le cœur plus léger.Je repense à mes Nicaraguayennes et je leur souhaite mentalement encore une fois la meilleure des chances.Bon, direction la plage. Comment s’en lasser ?Je laisse la Mitsubishi ASX 4WD tranquille. C’est sa récompense pour avoir survécu à notre rodéo. Mais comme mon postérieur réclame sa dose de secousses quotidiennes, je décide de pédaler le long du littoral de Cangrejal jusqu’aux confins de Samara. Le croissant au complet doit bien compter trois kilomètres.La marée très basse laisse derrière elle un sable presque noir, mouillé et dur. Une surface idéale pour les gros pneus de mon rustre, mais robuste vélo. Le vent de face ne me dérange même pas puisque je sais que je l’aurai dans le dos tantôt. Juste retour du balancier.La mer est émaillée de baigneurs. Des familles. Des touristes. Des locaux. Des enfants. Des amoureux. Je regarde tous ces gens avec du contentement au fond des prunelles.Tout le monde s’amuse. Comme ces deux filles qui rigolent en faisant des selfies. Pendant qu’un petit garçon joue dans le sable.Mais…Je me rapproche tout doucement à vélo.La fille qui boudait le plus dans l’auto, c’est elle. Elle a défait ses cheveux, qui dansent maintenant sur ses épaules brunes. Son amie a la même coiffure qu’hier.Elles ne me prêtent aucune attention, elles s’amusent ferme pendant que le garçonnet pousse un tracteur de plastique dans le sable.Acheté avec mes colonnes ?Je m’éloigne furtivement sur mon gros bicycle… et j’éclate de rire.Je crois que je me suis fait plumer. Ce qui expliquerait pourquoi la fille cachait son visage quand je parlais à des gens de Samara. Peut-être traîne-t-elle une réputation ?Mais je tranche illico que ça n’enlève rien à ma « bonne action ». Et que toutes mes pensées sur la misère humaine, sur la chance des uns et la malchance des autres, méritaient mes considérations philosophiques aussi cahoteuses que les chemins du Costa Rica.Après tout, n’est-ce pas l’intention qui compte ?PS : De retour à la maison, une vérification sur Internet m’apprend qu’un billet d’autobus pour Limon au départ de Nosara coûte 10$.

Ce vieux Nissan Frontier roule encore

La plage après le coucher du soleil