Léa Sebastien et Julien Milanesi : « La multiplication des mouvements de résistance témoigne d’une vitalité démo...


Qu’est-ce qui caractérise ces mouvements de contestation ?

Julien Milanesi   : On a connu une période de grands projets emblématiques qui venaient mobiliser beaucoup de monde dans une lutte de nature écologiste ou antimilitariste comme dans le Larzac ou en Bretagne, contre les centrales nucléaires. La particularité de ces dernières années est que la contestation se porte sur de plus petits projets qui touchent directement les gens et font atterrir la crise climatique dans leur jardin. Jusque-là, elle pouvait sembler assez lointaine, cantonnée aux Cop successives et aux négociations entre chefs d’État.

Léa Sebastien et Julien Milanesi : « La multiplication des mouvements de résistance témoigne d’une vitalité démo...

Léa Sébastien  : J’ai entrepris en 2017 de recenser les mouvements de contestation contre des projets d’aménagement dans le périmètre de l’ancienne région Midi-Pyrénées depuis le début des années 2000. J’ai comptabilisé quelque 370 conflits. Ce travail a montré une diversification, une multiplication et une intensification des mouvements de résistance face à de petits ou de grands projets. Dans 80 % des cas, les aménagements envisagés ne concernent qu’une seule commune. Et on peut observer que tous les territoires sont concernés, urbains, ruraux ou périurbains.

Comment les expliquez-vous ?

Julien Milanesi  : Cette contestation est une réaction au décalage assez sidérant qui existe entre le constat scientifique sur la gravité du réchauffement climatique à l’échelle de nos vies et l’inaction des acteurs publics. Il y une contradiction manifeste entre le discours politique qui veut se montrer volontariste mais qui dans les faits, n’agit pas. Cette contestation se traduit aussi par une construction d’une alternative, sujet sur lequel je travaille aujourd’hui. Les citoyens qui réagissent et qui agissent sont souvent les mêmes. Il y a une grande porosité entre les mouvements de contestation et la création d’alternatives.

Il ne s’agit pas de mouvements de gens opposés à tout mais la manifestation d’une vitalité démocratique.

Quels sont les moteurs de la lutte ? Le syndrome Nimby du « surtout pas chez chez moi » ?

Julien Milanesi   : Il s’agit d’une émotion première qui ne permet pas de tenir la lutte pendant longtemps mais le premier pas vient de là. On ne s’intéresse pas à un projet si l’on n’est pas concerné. Les personnes qui se retrouvent dans les mouvements de contestation arrivent avec un capital patrimonial, un attachement au territoire pour le petit bois d’à côté, la rivière où elles allaient pêcher. Elles viennent avec leur intérêt individuel et vont progressivement se former et se transformer en rencontrant d’autres personnes qui ne sont pas forcément du même bord qu’elles. Ensemble, elles vont créer un capital social, un collectif puis un capital scientifique, chacune amenant ses connaissances et son expertise au service de la lutte. Ces trois capitaux vont créer un capital politique. Les citoyens rassemblés vont se détacher du lieu défendu initialement pour regarder les choses et réfléchir de manière beaucoup plus globale.

Léa Sébastien  : L’attachement aux lieux donne évidemment de la force aux citoyens. Une alliance s’opère entre des habitants qui défendent leur territoire et ceux qui défendent une idée, une vision du monde et veulent l’ancrer dans un lieu. Cette alliance, très rapide, est presque systématique. Les opposants à Notre-Dame-des-Landes étaient à la fois contre l’aéroport et contre le monde que cet aéroport représente. Même chose pour les méga-bassines, symbole d’une agriculture intensive. Dans ces mouvements de contestation, un élargissement s’opère rapidement. On parle de résistance éclairée. On défend très vite plus loin que son village ou son hameau.

La contestation n’est-elle pas devenue un peu systématique ?

Julien Milanesi   : Les luttes actuelles viennent politiser des sujets qui passent sous les radars ou qui font l’objet d’un consensus. L’idée que des petits gestes du quotidien vont permettre de répondre à la crise climatique est affligeante  ! On sait bien que cela ne peut pas suffire. Toutes ces résistances sont autant d’alertes partout. On assiste à une forme de changement d’échelle, à une démocratisation de la lutte. Cette vague générale raconte quelque chose de très positif. La société réagit, les mouvements de contestation réhabilitent l’idée du conflit et témoignent d’une vitalité démocratique. Tant qu’un problème n’est pas posé, il ne peut être résolu.

Léa Sébastien  : Chacune de ces luttes est un combat singulier mais il y a beaucoup de points communs entre elles. Élus et industriels ne sont évidemment pas d’accord mais elles traduisent en effet une vitalité démocratique. Ces contestations concrétisent des engagements écologiques pour aider à préserver des petits bouts de terre par-ci, par-là.

De grands projets structurants sont-ils encore possibles ?

les habitants n’ont rien à y gagner et subissent juste les inconvénients

Lors des enquêtes publiques, comment est-il possible que la commission d’enquête ne tienne pas compte des avis et que le préfet puisse passer outre l’avis de la commission d’enquête ? Ces questions reviennent souvent.

C’est aussi la notion même d’intérêt général qui semble remise en cause ?

Julien Milanesi  : L’intérêt général d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. Nous sommes dans un moment de crise profonde de la définition même de l’intérêt général. Quand les promoteurs de l’A69 évoquent le « désenclavement » de Castres, ils sont encore dans l’imaginaire de l’aménagement du territoire des Trente Glorieuses. Mais nous ne sommes plus dans les années 1960, les enjeux ne sont plus les mêmes, les équipements routiers existent et sont suffisants  ! En revanche, nous avons besoin de transports collectifs et de projets prioritaires pour répondre aux enjeux écologiques, sociaux et en matière de logements. Cela fait vingt ans que la question de l’isolation des bâtiments se pose comme une priorité. Cela relève tout à fait de l’intérêt général pour autant, l’action publique n’est pas à la hauteur, ce qui génère aussi de la contestation. On ne peut pas définir l’intérêt général aujourd’hui sans prendre en compte la crise écologique et les questions sociales qui sont liées.

Propos recueillis par Johanna Decorse

Sur la photo  : Léa Sébastien, maître de conférence en géographie à Toulouse – Jean-Jaurès et chercheuse au laboratoire Geode du CNRS et Julien Milanesi, maître de conférence en économie à l’université Paul-Sabatier, membre du Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (Certop)

Crédits  : DR//Hélène Ressayres-ToulÉco.