dans la tourmente, le négoce bordelais prêt à discuter de prix fondés sur les coûts de production


Bordeaux, épicentre de la crise viticole. Et si la place devenait aussi le support des expérimentations pour sortir de la dépression ? Un mois après le salon de l’agriculture, où l’idée de fixer des prix plus rémunérateurs pour la production a circulé, l’interprofession viticole se propose. Bordeaux Négoce, qui fédère 80 adhérents représentant plus de 90 % du marché bordelais, veut ouvrir la voie. « Pour nous aujourd’hui la réponse à court terme, c’est d’arriver à avoir une évolution législative qui permette effectivement de fixer son prix dit « marche en avant ». On veut pouvoir travailler sur des indicateurs de prix de revient avec des indicateurs de coût de production », expose Lionel Chol à La Tribune, président de Bordeaux Négoce depuis 2016 et directeur général de Ballande France et Associé. On parle de réfléchir à la notion de prix et à la prise en compte des coûts de production. Si on veut aller vite et répondre à cette crise, il faut passer par un arsenal législatif », avise-t-il à La Tribune, alors que l’autorité de la concurrence interdit aujourd’hui de fixer un prix de vente minimum. Une déclaration qui résonne avec les indicateurs des coûts de revient déjà calculés par la chambre d’agriculture de Gironde : 1.300 euros le tonneau de 900 litres pour la viticulture conventionnelle, 1.800 euros en bio. Des niveaux bien supérieurs à ceux pratiqués par le négoce puisque les prix d’achat ne dépassent pas les 1.000 euros dans certaines appellations.

3 euros la bouteille

La proposition du négoce fait suite à la volonté du gouvernement de donner plus de pouvoir aux producteurs dans la fixation du prix de vente. Un axe qui pourrait passer par le renforcement de la loi Egalim. Le négoce quant à lui, gêné par la question du prix puisque les niveaux proposés aux producteurs n’ont jamais été aussi bas, préfère convoquer l’enjeu du revenu. « Ce qu’on a toujours défendu à Bordeaux Négoce, c’est une notion de revenu à l’hectare », précise Lionel Chol. Dans le bordelais, les héritiers de la vigne arrachent pour retrouver « une économie saine » De quoi apporter une réponse aux blocages de dépôts de négociants et d’enseignes de distributions organisés depuis plusieurs semaines par le collectif Viti 33. Les sites de Lidl, Raymond, Castel Frères, Les Grands chais de France, Système U ou encore Carrefour ont été ciblés, dans le but de dénoncer « des prix qui font crever la dalle » à la viticulture. Le collectif pointe la commercialisation de bouteilles sous les 2 euros par la grande distribution. « Le prix de base doit venir de la production, c’est à partir de la production que le prix doit se faire, martèle Didier Cousiney, porte-parole de Viti33 et maire du Pian-sur-Garonne. Pour que le partage des marges se fasse le mieux possible, il faut que tout le monde soit autour de la table. » Des discussions à l’invitation du CIVB (Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux) vont se tenir le lundi 8 avril. Le rendez-vous va rassembler les familles de la viticulture, du négoce, du courtage et des centrales d’achat, accompagnées par la préfecture de la Gironde. Si les toutes semblent être en phase avec les pistes proposées par le gouvernement, les viticulteurs défendent eux l’idée d’un prix juste de rémunération. 3 euros la bouteille : c’est ce que réclament à l’unisson les syndicats Fnsea, Jeunes Agriculteurs, Confédération paysanne et Coordination rurale, en accord avec les coûts de revient définis par la Chambre d’agriculture de Gironde. Les vignerons indépendants se méfient des prix planchers promis par le gouvernement

dans la tourmente, le négoce bordelais prêt à discuter de prix fondés sur les coûts de production

« Dire quel est le bon prix c’est compliqué »

La table-ronde qui va s’ouvrir ne s’annonce pas des plus pacifiques, alors que les centrales d’achat sont elles arc-boutées sur les attentes du consommateur. « Mon objectif est bien de répondre le plus possible à nos clients en termes de produits, de promotions, de merchandising et de prix », priorise Eric Yung, directeur de Maison Johanès Boubée, la filiale vin de Carrefour qui frôle le milliard d’euros de chiffre d’affaires. Le dirigeant promet pratiquer une politique de « prix responsables », mais l’enseigne a pourtant suscité la colère de Viti33 le 23 mars pour avoir proposé une bouteille de bordeaux à 1,66 euro à l’occasion d’une campagne promotionnelle. L’enseigne a reconnu une « maladresse ». Vins de Bordeaux : « Si la consommation baisse encore, le plan d’arrachage sera insuffisant » « Il y a aussi, je pense, une part de responsabilité de la filière de se dire – et ce n’est que mon appréciation – aujourd’hui est-ce qu’on connaît bien ses clients ? Est ce qu’on fait le bon choix ? Est ce qu’on sait ce qu’un client est capable d’accepter comme prix ? », interroge le négociant. Les viticulteurs eux veulent en tout cas en finir avec les prix qui ne couvrent pas les coûts de production. Le négoce reconnaît des impasses. « Effectivement, quand on entend des prix à 600, 700 ou 800 € le tonneau, on sait que ce n’est pas viable. Mais maintenant, dire quel est le bon prix, c’est compliqué », juge Lionel Chol.

Tremblement de terre juridique

Et d’espérer que les discussions se dérouleront dans un climat apaisé. « La colère on l’entend, la crise on la comprend. On déplore que le négoce soit pris en bouc émissaire, ces prix bas ne sont pas une volonté du négoce mais une résultante du marché. Ce n’est pas en allant vider sa colère face à un négociant qu’on va résoudre le problème », oppose le président de Bordeaux Négoce. Et la directrice, Catherine Duperat, d’ajouter : « La situation est très difficile pour la viticulture, mais elle n’est pas non plus très simple pour le négoce, les entreprises souffrent aussi beaucoup de la situation économique. » Selon une enquête de Bordeaux Négoce menée sur une partie des adhérents, les chiffres d’affaires ont fondu de 15 % en moyenne en 2023. Pour arrêter la spirale, l’interprofession mise sur le plan d’arrachage de 8.000 hectares qui se poursuit jusqu’à fin mai, une campagne de distillation et une stratégie de diversification. Des travaux qui ont déjà porté leurs fruits puisque les temps de stockage des vins ont été réduits de 19 à 14 mois indique Bordeaux Négoce, qui vise l’objectif de 12 mois. Mais, de plus en plus, il semble que rien ne sera plus comme avant sur la place bordelaise. Le 23 février, le tribunal de commerce de Bordeaux a condamné deux négociants à verser 350.000 euros à un viticulteur bordelais qui les accusait d’avoir violé la loi Egalim sur les prix agricoles en lui achetant son vin en vrac à un tarif « abusivement bas ». Un petit tremblement de terre dans le milieu. « Cette affaire créé une insécurité juridique dans le cadre des transactions, elle remet en cause des pratiques historiques de la place de Bordeaux, vacille Lionel Chol. On travaille avec le civil et avec nos instances nationales pour mieux comprendre ce jugement, l’interpréter et puis proposer aux négociants des modifications dans leurs pratiques d’achat. » Le jugement remet en cause en particulier la question de l’absence de formalisme dans le contrat passé entre un viticulteur et un négociant, ce qui peut ouvrir la voie à de nombreux litiges. Ou quand la crise rattrape tout le monde et met en lumière les pratiques qui l’ont nourrie. Vin : ce domaine lâche l’appellation Bordeaux pour conjurer la crise des ventes