Sept mois à vivre sous un viaduc : quand la vie bascule en pleine pandémie


Jean-François Provost, 49 ans, avait une vie à peu près normale à Montréal il y a un an et demi, avec un emploi, un logement, des amis. Sa vie a basculé après quelques mauvaises décisions. 

Une année marquée par l’itinérance

Depuis, il a dormi au son du chicotement des rats, dans un abri de fortune aménagé sous un viaduc de Montréal.

Sept mois à vivre sous un viaduc : quand la vie bascule en pleine pandémie

 

Nous avons suivi Jean-François quand il était au plus bas, mais aussi dans sa quête pour se sortir de la rue, jusqu’à son retour dans un logement, où il tente aujourd’hui de saisir sa deuxième chance. 

Son histoire montre comment la vie peut déraper rapidement.

Elle contient des contradictions et des zones d’ombre, mais nous avons décidé de la raconter puisqu’elle ressemble à celle de centaines d’autres hommes et femmes qui ont perdu leur emploi ou vécu dans la rue pendant la pandémie.

 

Adossées à un des piliers en béton du viaduc, quelques planches de contreplaqué forment une petite cabane haute de moins d’un mètre, qui fait environ un mètre de large par deux de long. 

Une des planches fait office de porte. Le cadenas est déverrouillé.

C’est signe que quelqu’un est à l’intérieur. On cogne. 

La porte s’entrouvre et un homme à la mine endormie émerge du petit abri.

Jean-François a la tête engouffrée dans un capuchon, mais sa barbe ébouriffée en dépasse. Son regard est intrigué, apeuré presque.  

  

Puis, il s’assoit dos contre sa cabane, enroule ses bras autour des genoux et se balance de l’avant vers l’arrière.  

C’est une soirée fraîche de la mi-septembre 2020. Jean-François est dans la rue depuis trois mois et demi.

 

Mais c’est la première fois que Jean-René Bernier le voit. Nous l’accompagnons ce soir-là dans une de ses distributions de repas aux plus démunis. 

Lui-même ancien homme de la rue, il a réussi à remonter la pente.

Depuis, il consacre l’essentiel de son temps à aider ceux qui sont dans le besoin avec son organisme Nourrir la rue. 

Cela fait plusieurs années qu’il arpente les quartiers Villeray et La Petite-Patrie pour donner de la nourriture à des personnes itinérantes.  

Depuis la pandémie, il en rencontre « de plus en plus » dans ces deux quartiers.

Et surtout beaucoup de nouveaux visages ; la situation économique et la peur du virus ayant entraîné beaucoup de gens vers la rue.  

Jean-François remercie Jean-René pour les repas qu’il vient de lui offrir.  

qui vient lui porter un repas.

« Wow, c’est gentil », laisse-t-il échapper sur un ton doux.  

La rencontre ne dure que quelques minutes. 

Jean-François nous dit qu’il a 49 ans et qu’il est dans la rue pour la première fois de sa vie.

Il nous explique que l’homme qui habitait dans la cabane où il se trouve « est parti ».  

« Je ne comprends pas comment un gars comme Jean-François a fait pour se ramasser dans la rue », confie dans les jours suivants Jean-René, qui pourtant en a vu des histoires d’itinérance dans sa vie.  

En général, Jean-François préfère parler de ce qu’il lit dans le journal, qu’il consulte « tous les jours », que de lui-même.

 

Il a beau ne pas avoir terminé son secondaire, il discute avec aplomb de ce qu’il lit, comme les tensions religieuses dans la région du golfe persique.  

Mais aussi des nouvelles qui le touchent davantage et l’effraient un peu même : le démantèlement du campement rue Notre-Dame, l’itinérant décédé dans une toilette chimique cet hiver, le confinement, la crise du logement.  

« Il y a eu un incendie , moi j’ai un petit réchaud pour me faire de la soupe, mais j’ai un extincteur.

Pis je ne le pars pas la nuit quand ma cabane est fermée. Ça fait du monoxyde de carbone », explique-t-il. 

Mais au fil de rencontres, en décembre, février, mars et mai, Jean-François finira par s’ouvrir sur sa vie d’avant, sur sa consommation d’alcool, sur sa famille, dont il ne veut pas « dire de mal ».

  

Et il reviendra aussi sur ses « mauvaises décisions » qui font qu’il a passé sept mois dans la rue, dont nous parlons plus en détail dans le texte qui suit.

C’est en mars 2020, pile au moment où la pandémie arrive au Québec, que Jean-François perd son emploi comme réparateur de vélo à Montréal. 

Il connaît très bien les engins à deux roues.

Il a été coursier « pendant 15 ans », après avoir travaillé pendant des années en sérigraphie. 

Il raconte avoir « failli mourir » pendant qu’il travaillait comme messager, une expérience qui l’a incité à changer de métier.

« Je me suis retrouvé sous un camion à vidanges.

Je me suis dit que c’était fini cette job-là. Je ne voulais pas finir ma vie en dessous d’un truck », relate-t-il.  

Il se tourne alors vers la mécanique.

Quand il perd son emploi, ça fait deux ans qu’il répare des BIXI chez Cyclochrome, dans le quartier Rosemont. 

soutient-il. 

« Je prends des mauvaises décisions », dit-il au fil des conversations, souvent sans les expliquer.

Mais au fil des rencontres, Jean-François les dévoile peu à peu.  

En fait, Jean-François boit. Il boit tous les jours.

 

« À matin, je me suis levé, j’avais mal partout pis je grelottais. C’est un syndrome de sevrage. Je bois pas par plaisir, mais pour pas souffrir », avoue-t-il.

 

Forcément, ça a fini par affecter son travail. Il arrivait au boulot en état d’ébriété, souvent en retard, il tenait des commentaires déplacés. Ça ne marchait plus.

 

À ce moment-là, au printemps 2020, Jean-François vit dans une maison de chambres du quartier La Petite-Patrie. 

« J’étais un des seuls qui travaillait dans le bloc », raconte-t-il.  

Ça fait déjà des mois que le propriétaire a prévu de rénover la maison de chambres pour la transformer en logements.

Les locataires doivent partir.  

Le propriétaire, que nous avons contacté, assure avoir relogé et « payé le déménagement » à « tout le monde ».  

Mais Jean-François, lui, ne veut pas partir ailleurs.

Et les travaux commencent.  

« J’entendais scier le matin bzzzz bzzzz, ils coupaient des tuyaux, il y avait plein de poussière », relate-t-il.  

Se pensant dans son droit, Jean-François arrête de payer son loyer.

  

Il se fait convaincre par un ami qu’il ne pourra pas être expulsé, que le tribunal du logement est à l’arrêt à cause de la pandémie, qu’il est protégé. 

Il ne paie pas son loyer pendant trois mois. Une autre mauvaise décision.

 

« Je suis revenu, pis le concierge avait mis un cadenas sur la porte et toutes mes affaires dans un sac de vidanges », raconte Jean-François. 

Vers la fin juin, son « chum Normand » lui offre alors sa cabane sous le viaduc Van Horne, dans le quartier Rosemont. Un abri de fortune fait de planches de contreplaqué, isolé avec du carton et un peu de mousse expansive.

« Normand, je savais même pas qu’il vivait dans une cabane. Et je passais devant souvent parce que c’était à côté de Cyclochrome. Il était parti rester chez sa sœur et il m’a prêté sa cabane.

» 

À l’intérieur, tout est rafistolé avec du ruban adhésif. Des dalles de béton entourent le réchaud au gaz, qui est quand même à quelques centimètres des murs isolés de carton et des nombreuses couvertures. Une petite lampe de poche sert d’éclairage, et Jean-François a une petite radio.

« J’écoute juste un poste : CKZW 1650 AM, “Jacques Boulianne, une lumière dans la nuit” », dit-il en imitant une voix d’animateur radio.  

Une situation bien triste aux yeux de ses anciens collègues, qui travaillent à un jet de pierre de là. Ils tentent à plusieurs reprises de l’aider, mais Jean-François n’a pas tant le goût d’être aidé.

  

« J’ai un deal avec mon ancien boss. Si j’entreprends une thérapie, il va me reprendre », répète-t-il plusieurs fois.  

Mais il le sait, sa dépendance à l’alcool est profonde.

 

En décembre, il revient un peu déçu d’une visite de logement. 

« Là-bas, toute la drogue, mais aussi l’alcool est interdit », détaille-t-il.  

Et ça ne te tente pas d’arrêter ? De commencer une thérapie ?  

« Ça fait 30 ans que je bois tous les jours », répond Jean-François.

  

Décembre, les grands froids approchent. Jean-François est emmitouflé dans son épais manteau vert camouflage, la tête toujours dans son capuchon. 

En décembre, quand les grands froids arrivaient, Jean-François Provost empilait les couches de couvertures pour se réchauffer.

Jean-François vit dans son abri de fortune depuis près de sept mois. Il appréhende la saison froide. « J’ai jamais connu ça, l’hiver dehors », dit-il.

 

Déjà, à -5 °C, il envie mes mitaines. « Wow, sont belles tes mitaines, elles ont l’air chaudes ! » 

Il passe beaucoup de temps dans le métro, où il est bien parce qu’il fait chaud.  

La COVID-19 a rendu les choses ardues depuis la fin septembre.

Les salles à manger étant fermées à Montréal, il y a peu de lieux où aller se réfugier par temps froid ou même pour aller à la toilette.  

Selon Jean-François, c’est la partie la plus dure de vivre dans la rue. 

« Il y a juste quelques places qui me laissent utiliser les toilettes.

Au McDo si j’achète quelque chose. La clinique médicale au coin de la rue me laisse y aller aussi, mais c’est juste ouvert du lundi au vendredi. Des fois, je suis pris pour faire mes besoins à terre », confesse-t-il.

  

Ou dans un sac en plastique, accroupi dans sa cabane. 

Fin décembre, il ne sait pas vraiment s’il veut sortir de la rue. 

D’un côté, il rêve d’une douche.

Ça fait des semaines qu’il ne s’est pas lavé. De l’autre, il dit souvent qu’il est « bien » dans sa cabane. « J’abonde dans le sens du docteur Arruda, il faut se confiner », répète-t-il.

  

Et les refuges, ce n’est pas pour lui. 

« Je veux pas avoir l’air picky, mais je veux être dans mes affaires. Moi, me trouver dans un refuge avec des crack-heads, je veux pas ça.

Il y a une maison de chambres là-bas qui a passé au feu, je veux pas me retrouver là-dedans non plus », dit-il. 

dans ma cabane.

Il y a du monde qui prend soin de moi, qui m’apporte de la bouffe », assure-t-il à ce moment-là. 

Mais ça n’allait pas si bien que ça, confiera-t-il quelques mois plus tard.  

« Je me réveillais la nuit et je pleurais.

Je priais Jésus, je lui demandais pardon. Je ne sais pas pourquoi je lui demandais pardon, mais ça me faisait du bien. » 

Il y a aussi les rats, qui n’aident pas à dormir.

 

« Je les entendais gratter, décrit-il. Je mettais ma petite radio avec ma musique chrétienne qui est super douce pour ne pas les entendre. Il y en a un qui est entré, j’ai essayé de l’écraser à coups de poing, mais ça va vite un rat », rigole Jean-François.

  

Des rats, il y en a aussi « plein près de l’autre cabane ». 

Parce que Jean-François n’est pas seul à dormir dehors dans ce coin de la ville, la friche qui sépare les quartiers du Plateau et de Rosemont.  

Un homme passe, avec dans ses mains une petite trousse de toilette : brosse à dents, savon. Il a l’air dans la quarantaine.

 

  

Et il y a aussi la cabane d’à côté, où vit un autre homme.

Jean-François se plaint qu’il est violent et vient souvent l’« écœurer ». Qu’il a même tenté de l’« agresser ». Qu’il l’a repoussé à « coups de pied ».

  

La vie sous le viaduc n’est pas facile, à tous les points de vue.  

L’histoire de Jean-François finit de façon aussi improbable qu’elle a commencé, grâce à deux ados qui ont cru à ses yeux, à son sourire et qui l’ont sorti de sa cabane en lui payant son premier loyer. Mais ça n’a pas été facile.

  

« J’ai pas de téléphone, pas d’internet. Je peux pas me trouver un logement, ou un travail », se plaint-il.  

Il est suivi par un travailleur social.

L’employé du CLSC l’aide avec ses documents de chômage, il va visiter des logements avec lui. Des places à 400 $ ou 500 $ par mois pour une chambre.  

« J’ai l’argent, mais ils me demandaient que quelqu’un se porte garant », raconte Jean-François.

  

Sa sœur et son père ne veulent pas le faire. « Ils ne sont pas obligés de m’aider », dit-il.  

« Je me suis pogné avec mon père.

Je lui ai dit qu’il était cupide. Mais je regrette d’avoir dit ça », se reproche-t-il.  

Mais d’autres l’aident.

Jean-René Bernier, qui distribue des repas aux plus démunis, s’est mis en tête de le sortir de la rue. « Il faut juste qu’on le pousse un peu », répète-t-il pendant plusieurs mois. 

Il se reconnaît dans Jean-François.

Il voit dans ses yeux qu’il est « comme un enfant ». « Il n’a pas de malice », dit-il.  

Jean-René promet à Jean-François qu’il ne passera pas l’hiver dans la rue, puis Noël, puis sa fête de 50 ans.

  

« Je veux lui faire un cadeau pour ses 50 ans. Il va retourner dans un logement », assure-t-il. 

Et c’est finalement là que ça débloque.

  

Jean-René fait faire le tour du quartier aux enfants d’un ami, deux ados de 13 et 16 ans, Savannah et Massimo.

Ceux que Jean-François appelle ses « anges gardiens ». 

Émus par son histoire, ils paient son premier mois de loyer dans une maison de chambres.

  

« Jean-François, c’est notre coup de cœur. Il nous a fait un beau sourire. On trouvait qu’on avait le goût de l’aider, raconte Massimo.

On lui a offert de la nourriture, un manteau et on a payé son premier loyer. » 

« Il nous disait qu’il voulait s’en sortir », ajoute sa sœur cadette, Savannah. 

Rencontrer des personnes en situation d’itinérance a marqué les deux jeunes.

  

illustre Massimo. 

Jean-François dit qu’il n’a « jamais été aussi bien » que dans sa maison de chambres du quartier Villeray.

 

Il vit depuis la mi-janvier dans cette maison de chambres du quartier Villeray.

Mais se rendre à cet état de bien-être n’a pas été de tout repos.  

Ça fait à peine deux jours qu’il est arrivé dans son nouveau logement qu’une alarme d’incendie retentit.

  

« Jean-François a eu peur. Il s’est sauvé », raconte Sylvain, qui gère la maison de chambres de la rue Saint-Laurent.  

On le retrouve dans le parc.

  

« Un nerveux », disait-il. Il finira par revenir après avoir été rassuré. Un autre locataire s’est endormi avec une cigarette allumée.

Il n’y a pas de dommages.  

Début mars, une autre tuile. C’est l’assurance-emploi qui fait défaut, pas de chèque.

Pourtant, il doit payer sa chambre le 1er. Jean-François n’a pas démontré qu’il avait fait des démarches pour se trouver un emploi. 

Par un hasard total, nous nous croisons dans le métro quand il revient du bureau de Services Canada.

Il est accompagné de son travailleur social.  

« Je lui ai dit : “Madame, j’étais dans la rue, je n’avais pas de téléphone, pas d’adresse, comment vouliez-vous que je trouve une job” », raconte-t-il.  

Il recevra son argent le 8 mars.

Ça se règle. Le gestionnaire de la maison de chambres est au courant que le loyer sera en retard. 

Plusieurs locataires paient en retard.

« Il y a beaucoup de misère, de pauvreté », lâche Sylvain, le gestionnaire en question.  

Mais ça lui fait plaisir de voir que certains, comme Jean-François, sortent un peu la tête hors de l’eau.

Jean-François près du viaduc où il a habité.

« Avec la crise du logement, les rénovictions, les loyers qui augmentent, je ne me trouve pas chanceux, je me trouve privilégié », avoue Jean-François. 

2020 a été « une méchante année » pour lui. Mais aujourd’hui, « c’est fini de dormir dans la rue », assure-t-il.

 

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