une sexologue décrypte les rouages de la prostitution des mineurs


« 16 ans, prostituée » est la parole rare d’une victime de la prostitution des mineurs : celle de Bao, qui a vendu son corps de 16 à 19 ans. Le récit d’une descente aux enfers qui a, pour origine, un viol subi à 5 ans, et de la réponse des adultes : « Tu mens ». Comment protéger ces ados ? Claude Giordanella, qui a aidé la jeune femme, répond aux questions de franceinfo.

Bao a 16 ans quand le piège d’un pseudo « petit copain », rencontré sur les réseaux sociaux, se referme sur elle : elle est descolarisée, traverse de terribles crises d’angoisse. Des troubles qui remontent à son enfance : à cinq ans, elle a été violée par le mari d’une amie de sa mère. Un crime resté non dit, malgré « la culotte pleine de sang ».

Quand elle le révèle à 12 ans, on l’accuse de mentir. Bao essaie de s’aimer en se mettant en scène sur Instagram, comme « les influenceuses ». Et les prédateurs ne sont pas loin : son premier « petit ami » lui propose des « plans sous ».

Pendant trois ans, Bao subira une exploitation sexuelle de plus en plus extrême jusqu’à ce qu’elle soit abandonnée, à moitié morte sur un parking.

Bao a 24 ans aujourd’hui et elle a courageusement décidé de partager son histoire dans un livre paru jeudi 10 octobre aux éditions XO, 16 ans, prostituée, pour éclairer l’inquiétant phénomène de la prostitution des mineurs. D’après les associations, ils sont près de 20 000 à vendre leur corps entre 11 et 18 ans.

La moyenne d’âge est de 14 ans. Le nombre d’affaires portées à la connaissance de la police a été multiplié par 10 en moins de 10 ans. 
Un récit d’une violence absolue, que nous éclaire la sexologue qu’il l’a suivie.

Claude Giordanella est co-directrice du Diplôme universitaire Santé sexuelle et droits humains à l’université Paris Cité. Elle accueille aussi en consultation depuis 2015 des mineurs confrontés à la prostitution. Pourquoi et comment un jeune se retrouve dans cette situation ? Que faire pour le protéger, l’aider ? Elle répond à toutes ces questions en soulignant que tout le monde est concerné, quels que soient le milieu, les origines, l’éducation, la classe sociale.

francenfo : Dans les mineurs qui se prostituent, on parle de 70% de filles et 30% de garçons. Y a-t-il un profil particulier de proies pour les proxénètes ?
Claude Giordanella : Il n’y a pas de profil, pas de catégorie socioprofessionnelle spécifique, pas de famille type. 

« Le critère commun à toutes ces jeunes, fille ou garçon, c’est d’avoir vécu des violences et particulièrement des violences sexuelles, soit dans la petite enfance, soit dans l’enfance, soit dans la préadolescence. »

Claude Giordanella, sexologue
à franceinfo

Dans la petite enfance, c’est clairement passé sous silence. Sept millions de personnes ont été victimes d’inceste, d’après les associations. Ces jeunes font partie de ces personnes-là, il n’y a pas de secret.

On parle de deux à trois enfants par classe de 30. L’autre critère, qui est commun à ces jeunes filles et garçons, c’est aussi que ça n’a pas été discuté. 
Qu’est-ce qui pousse des jeunes garçons et des jeunes filles à se prostituer ?
C’est une stratégie du traumatisme qui fait qu’à un moment donné, le trauma fait tellement mal à l’intérieur, dans la tête, et ce corps est tellement abîmé, dissocié parce qu’il a été utilisé, que finalement, il va essayer de rejouer l’histoire de ce qui lui est arrivé en essayant, cette fois, de maîtriser les choses.

Certaines jeunes filles me disent : « Moi, de toute manière, vous savez, je m’allonge et il fait ce qu’il a à faire et je m’en fous. Je ne sens rien ». Même si le corps réagit, avec des réflexes de la lubrification par exemple, il n’y a pas de désir.

Il y a un apaisement de la douleur, très momentané parce que, comme c’est à nouveau un viol, ça, vient créer des réminiscences derrière. On peut avoir d’autres stratégies : les addictions, les dysfonctionnements alimentaires type anorexie, boulimie, les scarifications, les crises de violence… Elles peuvent cumuler. Je leur explique souvent qu’elles ont eu une mauvaise initiation à la sexualité.

Elles ont été embouties clairement, et, finalement, le cerveau s’est mis en mode très particulier et il n’envoie plus que des messages sous forme de spam, c’est-à-dire de faux messages : « Je crois que ça va me faire du bien si je vais avec lui ». Mais, en fait, ça ne fait pas du bien.

« L’argent n’est pas une motivation, c’est la fin.

Ce qui est important, c’est la récompense, ça peut être un kebab, un joint, un sac de marque… Plus elle est grande, plus on a l’impression d’avoir de la valeur. »
Claude Giordanella
à franceinfo

J’ai suivi une jeune fille, qui faisait un master à l’étranger, et qui avait été attouchée par ses cousins quand elle était plus jeune. Ça n’avait pas été dit.

Elle est ensuite tombée sur un petit ami qui avait une forme de perversion pour lui faire faire des tas de trucs, l’envoyer avec des clients. Tout ça pour se faire une petite cagnotte… pour qu’ils aillent en voyage en Italie.
Comment un proxénète identifie-t-il sa proie parmi tous ces jeunes sur les réseaux sociaux qui sont dans l’hypersexualisation ?
Les jeunes filles, qui vont plutôt bien, vont se mettre en scène parce que ça fait partie du jeu des ados d’aujourd’hui.

Elles « dragouillent » sur les réseaux mais elles ne vont pas aller au-delà parce qu’en discutant avec les proxénètes, les faux « lover boys », les faux séducteurs. Elles vont tout de suite arrêter parce qu’elles vont sentir qu’il y a un truc qui ne va pas. Par contre, les jeunes qui ont vécu des choses de l’ordre de la violence, qui sont dans des traumatismes, ne sont pas très à l’aise.

Elles ont beaucoup plus de temps pour aller discuter. Et le fait qu’ils envoient un peu de rêve, de l’illusion, elles accrochent. Par moments, elles peuvent avoir un petit blues où elles mettent des messages sur les réseaux, type « Mes darons, ils m’emmerdent » ou « Je suis toute seule ce week-end encore… Des petites choses comme ça qui donnent des informations.

On sent qu’il y a quelque chose de lourd derrière. Et elles sont aussi dans des propositions très rapides d’activité sexuelles : « J’aimerais voir un peu plus tes seins ». Elles sont très vite dans un excès d’exhibition.

Je suis une petite jeune depuis un peu plus d’un an. Elle avait cette facilité déconcertante à envoyer des photos nues, des photos d’elle en train de se masturber, alors que « classiquement », les autres ne vont pas aller si vite. Elles vont peut-être envoyer des photos à un copain qu’elles voient, qu’elles ont déjà embrassé.

Il y a un côté prince charmant, une illusion. Une jeune fille m’a dit :  « Quand je l’ai vu, en fait il n’avait pas 18 ans comme moi, il en avait 27 ou 28 ». Elle est quand même montée dans la voiture sans comprendre pourquoi.

Dans le récit autobiographique Moi, Christiane F, 13 ans, droguée, prostituée, parue en 1983, l’adolescente vend son corps pour se payer sa dose. Ce n’est pas le cas de Bao, mais la drogue reste omniprésente dans le récit. Est-elle indissociable de la prostitution des mineures ?
Claude Giordanella : C’est très fréquent parce que, déjà, le fait de prendre des produits psychoactifs peut calmer les douleurs, parce qu’on est clair, les clients ont des demandes de plus en plus aux confins de la norme de la sexualité.

Il y a des choses qui sont physiquement extrêmement violentes, donc ça peut permettre de tenir et d’atténuer les douleurs. Et puis, quand on crée une dépendance au produit, ça permet aux proxénètes de créer une dépendance des filles. Elles vont fumer du shit et elles se rendent compte, qu’en fait, elles ne peuvent plus dormir sans.

Donc, il va bien falloir qu’elles y retournent pour en récupérer. Les proxénètes sont souvent dans les réseaux parallèles du deal.

« La prostitution, c’est une histoire de pouvoir et de dette.

Il faut que celui ou celle qui a le pouvoir crée une dette à celui ou celle qui est faible, fragile. Et c’est comme ça que l’engrenage se met en place. »
Claude Giordanella
à franceinfo

Donc on leur file de l’alcool, beaucoup, de la coke, facile à avoir aujourd’hui, et du cannabis.

Ça peut permettre aussi, le temps des activités sexuelles de s’enfuir dans la tête.
Est-ce qu’il y a des signaux pour repérer que son enfant est en train de basculer ? Comment l’empêcher ?
Claude Giordanella : Ça peut être une déscolarisation, une chute des notes, mais ce n’est pas systématique. Certains font même très attention à garder un truc un peu carré pour qu’on n’aille pas les titiller.

Par contre, le fait de s’isoler un peu, de changer de cercle d’amis, que ces nouveaux amis, on ne les connaît pas, ils ne viennent pas à la maison alors que d’habitude toute la bande était là, d’avoir des habits qu’elles n’ont pas achetés. Évidemment, les jeunes filles disent souvent, les garçons aussi, que ce sont des échanges avec les copines, c’est le dressing solidaire. Souvent aussi, elles ont deux téléphones : l’un qui donne le change, l’autre qui sonne dans le sac.

Le fait qu’elles peuvent aussi commencer à s’alcooliser un peu plus que la normale, plusieurs fois par semaine. Et l’isolement. Ce sont des jeunes filles et garçons qui se retirent de plus en plus dans leur chambre, qui passent la nuit sur les réseaux, qui font de moins en moins partie du système de la maison.

Après ils commencent à rentrer tard, on leur avait dit 18 heures, ils arrivent à 19 heures, puis à 20 heures, puis 21 heures… Il n’y a pas un indice, mais un faisceau d’indices.
Est-ce qu’on peut protéger son enfant en lui interdisant les réseaux sociaux comme TikTok, Instagram, Snapchat… ?
Claude Giordanella : C’est le problème des réseaux sociaux qu’on leur a mis entre les mains très tôt. Les smartphones et l’ouverture aux réseaux sociaux, ça peut être génial parce qu’on peut communiquer, et à la fois c’est un monde de risques et de danger, sauf qu’on ne le dit pas aux jeunes à qui on met les outils numériques dans les mains.

Il y a des parents qui ouvrent des comptes sur les réseaux sociaux à leurs enfants qui sont à peine nés. On les montre, on les exhibe, ce sont des objets. Il ne viendrait pas à l’idée d’un parent de donner à son enfant une perceuse en lui disant : « Débrouille-toi ! ».

On vérifierait qu’il sait s’en servir avant de le laisser faire et on garderait un œil dessus.

« On n’interdit pas. Mais on protège, c’est-à-dire qu’on vérifie régulièrement les photos qu’ils reçoivent, les choses qui les ont heurtés, les choses qui les ont excités. »

Claude Giordanella
à franceinfo

Les réseaux sont un outil des adolescents, donc on ne peut pas les isoler complètement, parce qu’il faut être costaud pour être en marge du groupe. Les fragiliser dans ce sens-là n’a pas de sens. Par contre, il faut leur dire : « OK, mais on va regarder régulièrement ensemble ce que tu regardes ».

 

Bao a fait une tentative de suicide après s’en être « sortie » parce qu’elle s’est dit : « Ça me poursuivra toute ma vie ». Est-il est possible de tirer un trait sur un tel vécu ? 
Claude Giordanella :  Oui. Plus on les prend tôt et plus on les accompagne.

Il faut un vrai réseau. Ça ne peut pas être un thérapeute. Il faut de la psychothérapie un peu lourde, il faut de l’éducatif pour ceux dont les parents n’arrivent plus à gérer ça, il faut du soin gynéco, notamment pour les filles, qui sont très abîmées, il faut de la sexothérapie pour récupérer quelque chose de l’ordre de la sexualité positive, parce que la prostitution, c’est dans la boîte des violences sexuelles, pour pouvoir dépasser, grandir et vivre quelque chose de bien un jour.

Et il faut du temps pour rééduquer le consentement. La sexualité, on dit c’est le langage du corps et des sens, entre autres. Je leur dis souvent : vous avez été agressé, donc vous avez été blessé.

On va tenter de vous soigner, de vous rééduquer. C’est comme quand on se casse une jambe, on se soigne, on se rééduque pour remarcher. On va continuer à voir la cicatrice mais elle ne fera plus mal.

Vous saurez pourquoi elle est là, mais elle ne vous fera plus mal et vous pourrez complètement vivre tranquillement, sereinement. Cette cicatrice, on ne va pas l’effacer mais on ne va pas la porter en étendard.
Le sujet semble peu médiatisé, alors que l’ampleur du phénomène est préoccupante.

 Que peut faire la société civile ou les politiques ?
Claude Giordanella : Il y a eu en 2021 les prémices de quelque chose, quand le plan de lutte contre la prostitution des mineurs a été décidé sous la mandature d’Adrien Taquet. On a été plein de gens à être auditionnés et il en est sorti un rapport de lutte contre la prostitution et avec, une enveloppe. Sauf que, quand un politique fait un truc et qu’il s’en va, il est remplacé par un autre qui fait autre chose.

Et, donc là, aujourd’hui, il manque les enveloppes. C’est pourtant un phénomène de santé publique. Ce n’est pas un sujet très fun, ça ne fait pas vibrer, ça vient bousculer la notion des influenceurs, des réseaux sociaux, du porno, le fait qu’il n’y a pas assez d’éducation à la sexualité.

La loi existe mais elle n’est pas mise en place sur le terrain parce qu’il n’y a pas de financement. Il n’y a pas de volonté politique. Et la sexualité reste un vrai tabou.