Contenu réservé aux abonnés
Un récent incident aux Bains de Charmey fait resurgir la question de l’allaitement en public et plus largement de sa physiologie, encore trop méconnue du grand public.
Un récent rapport de la Commission fédérale pour les questions familiales préconise de faciliter l’allaitement au travail et dans les lieux publics et de développer une stratégie de communication nationale. © Alain Wicht-archives
Un récent rapport de la Commission fédérale pour les questions familiales préconise de faciliter l’allaitement au travail et dans les lieux publics et de développer une stratégie de communication nationale.
© Alain Wicht-archives
Publié le 15.04.2024
Temps de lecture estimé : 7 minutes
Les pieds dans l’eau, installée sur les escaliers du bassin intérieur des Bains de la Gruyère, Lorena répond à la demande de sa fille en bas âge d’être allaitée en cet après-midi de printemps.
Son action est vite interrompue par un employé qui lui signifie qu’il n’est pas permis d’allaiter. On lui précise qu’elle ne peut pas «exposer son corps de la sorte devant tout le monde». Après avoir tenté de clarifier la politique de l’établissement charmeysan avec la direction et reçu «confirmation qu’une telle interdiction existe», elle décide de partager l’incident sur les réseaux sociaux.
«J’estime que les enfants, ainsi que leurs mères, devraient pouvoir se nourrir librement, sans avoir à se cacher ou à ressentir de gêne», explique Lorena.L’affaire aurait pu s’arrêter ici. C’était sans compter la communauté Instagram superactive de mamans pour relayer ses péripéties et même organiser un nurse in, un allaitement en masse, dimanche à Charmey (lire ci-dessous).
Pas de l’exhibitionnisme
De temps en temps, un incident de ce type surgit dans l’espace médiatique et permet d’interroger la place de l’allaitement dans la sphère publique, et plus largement dans la société. «Ce qui me dérange le plus, c’est qu’on assimile l’allaitement en public à un manque de pudeur et de respect d’autrui. Ça peut laisser penser qu’elle fait de l’exhibitionnisme, et ça me choque ! Aucune maman n’a envie de montrer ses seins à tout le monde.
On le fait uniquement pour répondre aux besoins de nos enfants», s’insurge Anne-Laure Wright, journaliste et fondatrice du site naturellemaman.com, dédié à la maternité.Elle a réagi dans une vidéo et une publication sur son compte Instagram fort de 37 000 abonnés.
«J’ai réagi avec le cœur. Dans la loi suisse, les lieux privés peuvent faire ce qu’ils veulent – c’est un mauvais signal pour les mamans allaitantes, les futures mamans, celles qui prévoient d’allaiter: elles peuvent potentiellement être stigmatisées, se faire inviter à sortir ou à arrêter d’allaiter.»A l’origine de ces malentendus autour de l’allaitement, il existe encore beaucoup de méconnaissance.
«Il y a encore ce mythe qu’un bébé n’est allaité que toutes les trois heures. Mais pour certains, c’est toutes les trente minutes lors de pics de croissance, d’autres tètent en grappe, c’est-à-dire plusieurs fois par heure un petit peu… Cela signifie-t-il que les mères allaitantes doivent rester chez elle et ne plus rien faire?» s’inquiète encore Anne-Laure Wright.«La fonction sexuelle des seins est davantage valorisée»Caroline ChautemsPour Caroline Chautems, anthropologue et chercheuse postdoc au Centre en études genre à l’Université de Lausanne, il existe une contradiction entre les recommandations (l’OMS préconise un allaitement exclusif à la demande jusqu’à six mois, puis en complément jusqu’à l’âge de deux ans ou plus) et l’invisibilisation de l’allaitement dans l’espace public.
«C’est comme s’il s’agissait d’une activité honteuse, alors que les femmes qui s’y adonnent se conforment à ces recommandations et, dans cette perspective, contribuent à améliorer la santé publique», pointe la chercheuse. A ce propos, un récent rapport de la Commission fédérale pour les questions familiales préconise «de faciliter l’allaitement au travail et dans les lieux publics ainsi que de développer une stratégie de communication nationale pour informer les parents, les employeurs et la société en matière d’allaitement maternel et en améliorer l’acceptation».
Frontière morale transgressée
Le problème émanerait également de la perception des seins dans la société.
«Leur fonction sexuelle est davantage valorisée que leur fonction physiologique et nourricière. Ces fonctions sont vues comme antagonistes, et l’allaitement transgresse cette frontière morale pour donner aux seins une place inhabituelle dans l’espace public», constate Caroline Chautems.Si ce nombre d’incidents reste marginal, l’écho médiatique est relativement récent, observe Caroline Chautems.
«Celles qui en parlent sur les réseaux sociaux se sentent légitimes grâce aux élans de solidarité. Ces dénonciations s’inscrivent aussi dans un contexte plus large de libéralisation de la parole des femmes. Avec #metoo, mais aussi dans la lignée des mouvements féministes des années 1970 qui affirmaient que le personnel est politique.
»Action de visibilisationAprès les sit in, les nurse in. Dimanche, une dizaine de mamans se sont donné rendez-vous aux Bains de la Gruyère pour allaiter leurs bébés simultanément, en réaction à l’incident vécu par Lorena. Une action qui s’est déroulée dans la bonne humeur, pour rendre visible la pratique.
«Pour nous, ça a été un succès. L’idée était de normaliser l’allaitement en public et d’agiter les consciences. Cela arrive quand même relativement souvent que des mamans se retrouvent seules face à une réprimande», partage Daniela Lopes, initiatrice de l’action.
Après avoir évoqué le «respect mutuel» et le «savoir-vivre» dans un article de frapp.ch, l’administrateur des Bains de la Gruyère, Stéphane Schlaeppy, indique finalement que l’établissement autorise l’allaitement, mais le favorise dans un lieu confortable pour la maman, comme une salle de repos, et se joint aux revendications de non-sexualisation du corps de la femme, mais que tout un chacun doit «accepter les contraintes de gestion d’un centre de loisirs» au quotidien. «Autour et dans les bassins, ce n’est pas possible pour des questions d’hygiène, dans le cas où il y a des régurgitations notamment», invoque-t-il au téléphone.
«Allaiter fait l’objet de négociations»L’histoire de l’allaitement en Suisse, son déclin et sa réhabilitation, s’aligne sur le reste de l’Europe, constate Caroline Chautems, anthropologue et chercheuse postdoc au Centre en études genre à l’Université de Lausanne. «Jusqu’au XIXe siècle, la mise en nourrice est une pratique commune.» Les bébés sont alors élevés par d’autres femmes à la campagne.
«Mais le taux de mortalité infantile commence à soulever des inquiétudes et se pose la question de l’alimentation du bébé.» Au début du XXe siècle, on recommande d’allaiter son propre enfant, mais on se questionne encore sur la qualité et la quantité du lait maternel.En parallèle, l’industrie du lait infantile gagne en importance: «Deux entreprises de renommée internationale sont établies ici en Suisse romande, Guigoz et Nestlé, et l’alimentation au lait artificiel se généralise dès le début du XXe siècle dans toutes les classes sociales», observe Caroline Chautems.
Le lait infantile atteint son apogée au milieu du siècle.Dans les années 1970, arrive le scandale du baby killer, dans lequel Nestlé est accusé de marketing agressif pour sa formule pour nourrissons, surtout dans les pays où l’eau potable est moins accessible – et provoquerait ainsi indirectement les décès inutiles de nourrissons. «La mobilisation internationale a suivi, un Code international de commercialisation des substituts du lait maternel a été adopté et l’OMS a finalement diffusé ses recommandations au niveau mondial.
»La réhabilitation de l’allaitement s’opère ainsi depuis une trentaine d’années. Et Caroline Chautems de constater: «Elle se fait par des femmes qui elles-mêmes n’ont pas été allaitées.» Aujourd’hui, le taux d’initiation à l’allaitement est de 95% à la naissance en Suisse.
«Ce taux montre que les recommandations sont bien relayées dans les hôpitaux. La durée médiane de l’allaitement exclusif tourne autour de quatre mois, ce qui correspond au congé-maternité.»Avec son ouvrage Negotiated Breastfeeding, la chercheuse rappelle justement que l’allaitement n’est pas une pratique individuelle, mais qu’il «fait l’objet de négociations avec toute une série d’acteurs et d’actrices, les professionnels de la santé, l’entourage, et qu’il est à situer dans un contexte plus large.
En Suisse, les politiques familiales sont plutôt déficientes», dénonce-t-elle.