Goncourt des détenus, ces prix associés à la plus prestigieuse des récompenses littéraires françaises seront proclamés respectivement le 24 novembre et le 15 décembre, après le couronnement le 3 novembre de Brigitte Giraud, pour Vivre vite.
Et ce sont les mêmes romans, les quinze romans sélectionnés en septembre dernier, qui vont être départagés. Celui de Cloé Korman, parmi les quatre finalistes du Goncourt 2022, en fait donc partie : Les Presque Sœurs, une enquête à la fois documentée, inventive et empathique sur l’histoire de six fillettes juives dont trois cousines de son père tuées à Auschwitz, après la déportation de leurs parents pendant la Seconde Guerre mondiale.
Il s’agit du cinquième livre de Cloé Korman, deux ans après son essai autobiographique Tu ressembles à une juive, réflexion sur la perpétuation de la haine et du racisme dans la France contemporaine.
Distinguée pour son premier roman sur les frontières et les migrations, Les Hommes-couleurs, prix du Livre Inter et prix Valery-Larbaud, l’enseignante âgée de 39 ans, professeur de français à Bobigny, est depuis juin dernier la conseillère « discours et argumentaires » de l’historien Pap Ndiaye, ministre de l’Éducation nationale et auteur de La condition noire, avec lequel
elle avait échangé publiquement en 2020 sur le racisme en France.
Femme engagée contre toutes les formes de racisme, l’autrice qui se définit comme une « écrivaine des banlieues, des minorités et des marges » a signé à plusieurs reprises des
tribunes dans le journal Le Monde, dont une analyse de l’expression « privilège blanc » qui désigne selon elle « un fait social », après le meurtre en 2020 de George Floyd aux États-Unis.
Alors que son père a pourtant été en 1987 un des avocats des parties civiles dans le procès de Klaus Barbie à Lyon, Cloé Korman ne connaissait de ses lointaines cousines que la fin tragique, sans explication et sans penser ou oser lui demander : « Mon père n’en parlait pas, de la même façon que son père, à lui, n’en avait pas parlé. »
Dans Les Presque Sœurs, à la quête de réponses sur sa propre famille, elle redonne chair aux fillettes disparues, en racontant une histoire à hauteur d’enfants, en couchant sur le papier leur imaginaire.
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Dans les pas d’enfants juifs persécutés par le régime de Vichy
Le roman s’articule en trois grands chapitres géographiques : Montargis, Beaune-la-Rolande et Paris, banlieue. Cloé Korman se rend physiquement partout où les six fillettes ont été ballotées, d’un endroit à un autre, entre 1942 et 1944.
D’une prison à de multiples foyers, elles se retrouvent souvent réunies et tissent des liens au point de se désigner comme “presque sœurs », ce « mot », écrit l’autrice, « que je retrouve sous la plume, dans la bouche des survivantes.”
Les sœurs Korman, ses trois petites-cousines – Mireille, Jacqueline et Henriette – ont été conduites à Auschwitz. Les sœurs Kaminsky – Andrée, Jeanne et Rose – sont parvenues in extremis à s’évader. Andrée, l’aînée aujourd’hui nonagénaire que Cloé Korman a retrouvée et rencontrée, témoigne de leur proximité et de leur épreuve commune, dans ce livre d’un peu plus de 250 pages.
A Pithiviers, les noms des sœurs Korman gravés sur une des stèles dédiées à la mémoire des déportés juifs des camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande.
Benoît Grossin
Tout commence dans le Loiret. À Montargis, après la déportation de leurs parents, les fillettes âgées de 3 à 10 ans sont arrêtées et placées ensemble, dans la même cellule, avant d’être enfermées au camp d’internement de Beaune-La-Rolande, puis emmenées à Paris dans divers lieux étroitement contrôlés.
Comme une documentariste, Cloé Korman se met dans leur pas pour voir, ressentir de près et restituer en image leurs conditions de vie, en rendant compte de l’éprouvant itinéraire et de toutes ses composantes, matérielles et humaines : paysages et bruits de la nature, bâtiments, adultes et autres enfants.
elle recoupe les informations pour raconter leur histoire et celle aussi des milliers d’enfants juifs persécutés par le régime de Vichy, séquestrés et déportés, dans une collaboration zélée avec les nazis.
27 janvier 2022
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Un pont entre le passé et le présent
Comme une historienne aussi, Cloé Korman fait des recherches et se documente notamment au CERCIL, le Centre d’étude et de recherche sur les camps d’internement du Loiret, « où a été établi pièce à pièce le fonctionnement de ces endroits de mise à feu du génocide en France. » Elle fait état de cette gestion effrayante en juillet 1942, sur le statut des enfants, vis-à-vis de l’Allemagne : « Ils font venir très majoritairement les adultes tant qu’il n’y a qu’un seul four crématoire à Auschwitz (.) Ce qui se trame en France et qui autorise à séparer les familles, à tergiverser sur les catégories d’âges qui méritent ou non de vivre, à entasser des milliers de personnes dans des endroits insuffisants, sans nourriture, sans hygiène, est une logique de gestion des cadavres, et de capacité en cours d’augmentation à l’autre bout des rails. »
Cloé Korman expose clairement le système monstrueux mis en place par Vichy. Elle relate les événements les plus terribles de l’Occupation, de
la rafle du Vel d’Hiv aux convois. Elle donne des chiffres précis sur le nombre des victimes, en soulignant l’existence d’un « centre de tri », rue Lamarck à Paris, pour accueillir les enfants juifs. Ce terme contient « une charge de terreur », pour l’autrice, puisqu’il « se trouve aussi au bout des rails à Auschwitz, sur la rampe de tri qui sert à retenir d’un côté les adultes à peu près vaillants (.) tandis que tous les autres, les plus jeunes, les plus vieux, les handicapés, les malades, sont envoyés à la chambre à gaz. »
l’itinéraire des fillettes.
elle en dresse les portraits. Des archives froides, des traces administratives sans émotion, elle recompose leur vie et grâce à une série de lettres, leur personnalité. Elle imagine au présent ce qu’elles ont traversé, l’inquiétude et l’incertitude. Avec une dînette réapparue au fil de ses recherches, elle imagine leurs jeux et leurs joies aussi, malgré les souffrances, grâce à l’action de personnes bienveillantes, parmi celles chargées de les surveiller dans les foyers à Paris, ou de les accompagner lors des rares sorties autorisées des orphelinats.
Tourmentée par le sort tragique de ses petites-cousines déportées en 1944 dans les derniers convois de Drancy, Cloé Korman n’oublie pas de rappeler à la fin du roman que des enfants sont parvenus à échapper au pire : « Les évasions d’enfants juifs ont suivi différents circuits dont les noms émergent peu à peu après la guerre en obtenant la reconnaissance de Justes, ou qui ont aujourd’hui une place dans les livres d’histoire. » L’extraordinaire évasion des sœurs Kaminsky, en s’organisant entre elles, fait figure d’exception.
Polémique sur l’utilisation de témoignages
Kaminsky n’est pas leur vrai nom. Cloé Korman s’est inspirée en réalité de la vie des sœurs Novodorsqui et n’aurait pas clairement exprimé ses intentions, en rencontrant à plusieurs reprises Raymonde à laquelle elle donne le prénom d’Andrée dans Les Presque Sœurs. La cadette, Suzanne, s’en est plainte à l’autrice et aux éditions du Seuil.
Monique, la plus jeune des sœurs Novodorsqui assure que « jamais il n’a été question d’une publication », dans des
propos recueillis par Ilana Moryoussef, sur France Inter : « Ma sœur aînée a 93 ans, c’est une femme âgée, fragile. J’ai le sentiment qu’il y a eu comme un abus de faiblesse. Le terme est peut-être un peu fort, mais nous avons le sentiment, mes sœurs et moi, qu’il y a eu un vol de notre histoire. »
Cloé Korman est vivement critiquée par les sœurs Novodorsqui pour avoir aussi livré, dans son récit, des informations d’ordre médical et donc “privées” sur leur famille.
L’écrivaine affirme de son côté avoir répondu à leur principale demande, en changeant leur patronyme dans Les Presque Sœurs, pour éviter toute confusion entre leur véritable histoire et le romanesque, la fiction littéraire.