«Sur la moto, je deviens un tueur»



À 22 ans, c’est le premier Français champion du monde de moto. À Paris Match, il a confié ses secrets de vainqueur.Un jeune homme, bondissant, ouvre la porte de sa maison plantée sur un coteau enneigé des Pyrénées. Il sourit de toutes ses dents, sautille plus qu’il ne marche, dégage une énergie de cheval sauvage enfermé dans un box. Il cache cette turbine nucléaire, qui lui noue les tripes, derrière des sourires fraîcheur menthol, une décontraction de vieux routier des médias et une bonne humeur égale : il est en vacances, il est là pour ça, et surtout il est comme ça. Cool. C’est la réputation qui le poursuit sur les paddocks et au-delà : sacré champion du monde de MotoGP le 24 octobre dernier à Misano, en Italie, Fabio Quartararo , 22 ans, premier champion français de l’histoire de la catégorie reine, est un jeune homme apprécié de tous. Un air de rap américain résonne dans le salon, une manette de console de jeux est posée sur la table basse. Tout est en ordre. Ses combinaisons sont suspendues dans son garage, à côté des belles bagnoles, une Ferrari F8, une Audi RS6, une BMW M2, et des motocross ; Fabio n’a pas le permis moto.Lire aussi:2021, une année de sport en imagesIl commande des pizzas pour ses invités pendant que le photographe installe son matériel. Lui mangera une salade : « Faut que je fasse gaffe. Je me pèse tous les jours, j’ai tendance à prendre du poids. » La voix est posée, calme, avec un léger et étrange accent. Le champion a arrêté l’école tôt (« Elle ne m’a rien appris d’utile ! ») mais parle depuis toujours en espagnol à sa moto, en anglais ou en italien à ses ingénieurs, en français à sa famille et à ses proches. Première impression : sa simplicité joyeuse, qui irradie la maisonnée décorée de trophées et de casques, n’est pas feinte. Deuxième impression : ce n’est pas qu’une impression. Fabio n’a vraiment pas une âme de diva égocentrée. Dans un sport individuel comme la moto, sa personnalité bienveillante, conciliante, détonne. Généralement, pour rouler aussi vite que lui, les cracks ont besoin de détester quelqu’un, de jouer les caïds au freinage. Ce motard-là est creusé dans un autre bois, plus doux, une essence dont on fait d’excellents boy-scouts mais peu de champions. Et pourtant… Son agent, Éric Mahé, ex-champion lui aussi, couve son poulain d’un regard tendre et lucide : « Fabio n’a pas besoin d’ennemis pour être le meilleur, c’est ce qui le rend unique. »Il faut le voir épeler poliment son nom à l’accueil d’une salle de sport de La Massana, village planté dans les reliefs des Pyrénées, où il habite, en Andorre, devant une jeune femme peu au fait de l’actualité des sports mécaniques. Derrière lui, dans le hall, des hommes qui ont reconnu le champion du monde rient sous cape. Fabio Quartararo, pote de Kylian Mbappé ou de Neymar, ne s’agace pas ; il s’exécute sans moufter puis file dans la salle de gym entretenir ce corps de félin maigre et sec qui est son outil de travail. Voilà quelques siècles, les marins eurent l’idée de se tatouer la peau pour que leur corps déformé par le ressac puisse être identifié après un naufrage. Sur le bras gauche et le dos de Fabio Quartararo, ses tatouages cartographient au plus près son histoire, ses goûts, sa personnalité : un tigre, son animal préféré ; une rose, pour sa mère qui travaille dans un salon de coiffure à Nice ; une note de musique, parce qu’il en écoute sans arrêt ; une boussole, pour ses trajets incessants afin de rejoindre les circuits de la planète ; une horloge, pour ce chrono contre lequel il se bat à chaque tour de piste ; un « Family first », qui dit en deux mots l’importance des liens ; une cathédrale et une vierge, parce qu’il croit en Dieu.

© Fournis par Paris Match
Déjà en piste à 5 ans, avec ses parents, Étienne et Martine, son frère, Anthony. À Biot, été 2004. © DR

Dieu lui aussi a cru très tôt en Fabio, qui, à 5 ans, enfourche sa première moto. Son père, Étienne, ancien champion de France de moto 125 et serrurier, n’en revient pas de son aisance. Il comprend vite que la passion de son benjamin devra s’épanouir par-delà les Pyrénées, où l’âge n’est pas un problème pour concourir. À 7 ans, le Niçois débute dans le championnat d’Espagne. Avec son père, ils avalent chaque week-end les 1 200 kilomètres aller-retour qui les séparent de la Catalogne. Fabio brille déjà au firmament, enchaînant les victoires (2008 en 50 cm3, 2009 en 70 cm3, 2011 en 80 cm3, 2012 en 125 cm3). Les cylindrées grossissent, les coupes s’entassent sur les étagères. Le gamin gagne un surnom, « El Diablo », l’inscription qui figure sur son premier casque. À 13 ans, il quitte le toit familial et s’installe dans le sud-est de l’Espagne. En 2013 et 2014, il est le premier Français à dominer le championnat d’Espagne de vitesse (CEV). Quand a-t-il compris qu’il avait quelque chose en plus ? « En 2006, je pense, répond-il. J’avais 7 ans. Sur un circuit d’entraînement, près de Marseille, je suis tombé, mais j’ai compris que j’étais plus rapide que les autres alors qu’ils étaient plus âgés que moi. »

« À 7 ans, je suis tombé, mais j’ai compris que j’étais plus rapide que les autres, plus âgés »

En 2015, avant ses 15 ans, grâce à une dérogation, il entre dans le championnat du monde. Le petit Mozart perd alors le fil de ses partitions pendant trois ans. Les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes. L’adolescent doit supporter une immense pression. Ces échecs construisent le futur vainqueur, mais il faut d’abord les vivre, les digérer, les ruminer : « Quand j’ai gagné le titre, j’ai repensé à ces années où plus personne ne croyait en moi, à ces commentaires sur Instagram après une mauvaise saison. C’était une photo de moi à la plage avec des amis, et les gens disaient : “Va t’entraîner au lieu d’aller à la plage.” Ça m’a fait mal, parce que j’avais tout donné. »Il faudra attendre l’arrivée d’Éric Mahé pour parachever la construction du champion. Le briscard est l’ingénieur en chef de la vie quotidienne de Fabio Quartararo. C’est lui qui s’occupe de ses contrats avec les constructeurs, des marques comme IKKS, dont il est l’égérie, et de ses relations publiques. « De tout, en fait », rigole-t-il. Fabio déménage en Andorre et peut se concentrer sur son pilotage, tandis qu’Éric conseille, rassure, serre les boulons, huile les rouages, fait barrage aux envahisseurs. Sur sa moto, Fabio est souple, régulier, serein, irrésistible : en 2021, il gagne cinq fois, autant de pole positions, et finit toutes les courses sauf une. Chaque fois, un troisième lascar l’accompagne et complète l’équipe. Quand on ne connaît rien à ce milieu, son rôle est difficile à expliquer : Thomas Maubant joue aux jeux vidéo dans le motor-home et écoute, ombre joyeuse qui suit Fabio partout où il va. La course au sommet est souvent un long chemin de solitude pavé de sacrifices. Un ami indéfectible est une bouée à laquelle se raccrocher.

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L’heure de l’entraînement, chez lui à Andorre. © Ilan DEUTSCH / Paris Match

Devant un verre d’eau pétillante, Fabio résume, en se marrant, sa philosophie sur la piste : « Un mec qui est devant moi, ce n’est pas normal. » Puis il revient sur cette gentillesse, cette souplesse dont tout le monde nous a parlé : « Tu ne peux pas commencer la course en te disant que tu es le gentil. Je change de personnalité quand je monte sur la moto. Je deviens un tueur, sans ça tu ne peux pas devenir champion du monde. » Fabio parle de ses entraînements seul dans les montagnes, des voyages, de cette existence loin de ses parents et de son frère, si importants pour lui, de ses soirées que lui, le fêtard, s’interdit strictement pendant la saison, de ses journées qui commencent et s’achèvent tôt, de l’absence d’amitiés dans le paddock (« Du respect, oui ; des amis, non »), des liens distendus avec les copains hors du monde de la moto. Et, peu à peu, on mesure la solitude du champion dans les hautes altitudes. « On s’habitue à ça », sourit-il. C’est le prix à payer pour jouir des sensations folles de la vitesse et du plaisir ultime de gagner : « Le bonheur est si puissant quand on sait tout ce qu’on a enduré pour y arriver ! »Lorsqu’il était haut comme une trottinette, Fabio admirait l’immense champion italien Valentino Rossi. Cette année, l’Italien a pris sa retraite, et le Français, la place de la légende dans l’écurie Yamaha. C’est à son tour d’inspirer des nuées de gamins. Il en a conscience, même si ça l’effraie parfois de voir des enfants pleurer de joie sur son passage. On lui pose une question stupide en espérant recueillir une réponse intelligente : pourquoi pense-t-il aller plus vite que tant d’autres qui s’entraînent, eux aussi, et qui eux aussi sacrifient tout ? Elle fuse après quelques secondes de réflexion : « Parce que j’ai Éric, Tom et ma famille avec moi. Et également, peut-être, parce que je m’amuse. »