"Pourquoi ne pas remettre en question la catégorie touriste"


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Interview : Prosper Wanner (Hôtel du Nord et Les oiseaux de passage)

Avec Hôtel du Nord et Les oiseaux de passage, Prosper Wanner développe une vision différente du voyage. Un pas de côté qui pourrait aider le tourisme à trouver une direction plus inclusive.

Prosper Wanner est cofondateur et gérant de la coopérative Hôtel du Nord à Marseille et de la SCIC Les oiseaux de passage – DR : Prosper Wanner

Marseille est une ville monde. Comme tous les ports, elle accueille, bras ouverts, les gens de passage d’une rive à l’autre.

C’est la philosophie de la coopérative Hôtel du Nord qui fait du tourisme pas comme tout le monde. Si, parfois, ça n’a pas été simple, ses membres ont gagné leur pari et ont même créé Les oiseaux de passage, qui fédère des acteurs de l’hospitalité autrement. Gérant de la coopérative, Prosper Wanner est aussi auteur d’une thèse de doctorat en sociologie, soutenue en novembre 2022 : « tourisme social, économie collaborative et droits culturels : ethnographie d’une coopération complexe. » Un programme qui, à lui seul, résume toute la démarche des Oiseaux de passage et d’Hôtel du Nord : l’hospitalité dépasse les frontières du tourisme, et le tourisme ne s’arrête pas au consommateur.

Il est aussi Ingénieur ethnographe et maître de conférence en médiation culturelle à Aix-Marseille Université et il anime la Convention de Faro qui s’intéresse, pour le Conseil de l’Europe aux rapports entre patrimoine, sociologie et droits de l’homme.

À notre tour de saisir la balle au bond pour en savoir plus sur sa vision de l’hospitalité et du tourisme.

Prosper Wanner : dépasser la catégorie « touriste »

et que l’un dépasse l’autre ? Prosper Wanner : En termes purement statistiques, la catégorie « touriste » a été inventée il y a près d’un siècle pour relancer l’économie et, déjà, se posait la question de contrôler les flux, pour mettre en avant ceux qui dépensent de l’argent. Statistiquement, le touriste, c’est celui qui consomme, et le ciblage touristique est aussi fait en fonction de la capacité à dépenser. On le sent d’ailleurs très nettement dans les politiques de visa touristiques : plus le pays a de hauts revenus, plus il y a de chances d’obtenir un visa. Mais il y a beaucoup plus de gens que ça qui utilisent le territoire, les hôtels, les restaurants… Il faut dépasser cette catégorie statistique.

« Féderer une communauté d’hébergeurs »

Prosper Wanner : À côté des touristes à proprement parler, on retrouve des étudiants, des réfugiés d’Ukraine ou d’ailleurs, des saisonniers, des sportifs en compétition, des artistes… Il y a une tension entre ces deux publics, sans parler des habitants et la question se pose pour les villes de savoir comment accueillir ces gens de passage. L’avenir du tourisme, c’est ça : accueillir à la fois le touriste, l’étudiant, l’aidant qui accompagne un malade et le commercial qui revient régulièrement. C’est mélanger ces publics qui sont aussi alternativement l’un ou l’autre. L’étudiant aussi est touriste à un moment. Et c’est aussi fédérer une communauté d’hébergeurs. S’entraider, partager les clients parce qu’en mettant ses capacités en commun, on a une plus forte capacité de résilience.

« Le tourisme a imprimé ce confort dans nos imaginaires»

c’est le confort, que vous estimez être un problème ? Prosper Wanner : C’est vrai que dit comme ça, « le confort est un problème » ça parait contre-intuitif, mais c’est le système du confort tel qu’on l’a mis en place qu’il faut revoir. La chambre blanche, telle qu’imaginée au début du siècle, reproduisait les codes du confort bourgeois : l’espace privatif, l’hygiène et le service. Ces mêmes codes sont aujourd’hui les critères principaux, de Booking à Atout France. À l’époque, on y croisait surtout des colporteurs, des militaires, mais le tourisme ayant toujours été à l’avant-garde, il a imprimé ce confort dans nos imaginaires. Ça, et la rapidité de service qui va avec.

« C’est toute la différence entre le confort et le réconfort »

Prosper Wanner : Oui parce que ça rend l’hébergeur corvéable. Il doit faire le service à table, le ménage, avoir une qualité d’hygiène irréprochable, répondre à toutes les demandes… Sans parler du coût écologique de ce confort à tout prix : l’espace, le suréquipement, les menus gastronomiques etc. Mais si, comme chez Hôtel du Nord ou d’autres, on n’en fait pas son activité principale, la relation est différente. Si on accueille chez soi, ou qu’on décide de penser plus globalement à tous ceux qui se déplacent, l’hospitalité prend un autre sens. Elle prend même tout son sens : il n’y a plus de chambre toute blanche, en revanche, il y a la famille, éventuellement les animaux, bref : le vivant. C’est toute la différence entre le confort et le réconfort. Face au privatif, on propose le lien commun, les espaces contributifs, le woofing, tout ce qui est du domaine du vivant. Et plus largement, on pense transport en commun au lieu de minibus ou taxi. On passe de l’utilitaire au relationnel.

« Il n’y a pas de labels pour les conditions de travail.»

il pose d’ailleurs des problèmes de recrutement dans l’hôtellerie restauration ? Prosper Wanner : Oui, c’est un peu l’autre angle mort : il y a des étoiles, mais il n’y a pas de labels pour les conditions de travail. Or, ce confort exige d’être corvéable. Les femmes de ménage payées à la tâche, sans contrat salarié, la sous-traitance, on ne prend pas en compte les conventions collectives… Le manque de personnel commence à faire peur, mais pour autant les conditions ne changent pas forcément. Dans un lieu où on ferait une croix sur ce modèle, où les taches sont collectives et où le voyageur est partie prenante, tout change.

Les oiseaux de passage : « c’est le narratif qu’on valorise »

c’est l’intermédiation, et le rapport aux plateformes ? Prosper Wanner : Les plateformes de réservation réduisent la notion d’hospitalité à des notes, des items, une géolocalisation et un prix. Les données non structurées, les récits, le narratif n’existent pas. Sur notre plateforme, Les oiseaux de passage, c’est justement ce narratif qu’on va valoriser. On montre des dessins, des livres d’or, on raconte des anecdotes. Il y a des choses qui ne sont pas comparables entre elles et notre agrégateur va mettre en avant la singularité. On sort de la compétition.

Les oiseaux de passage, une plateforme autrement – DR

Les plateformes : « la prime au plus riche »

Prosper Wanner : Pour avoir une bonne note, c’est beaucoup de travail, qu’on fournit à Booking ou aux autres gratuitement. On va créer le contenu des profils et donc du site. On travaille gratuitement pour des plateformes qui coûtent cher. Il faut répondre très vite aux commentaires si on veut garder sa visibilité, il y a une obligation de passer par elles et donc, d’effacer tout contact un peu plus humain (les gens sur Airbnb rusent pour pouvoir passer entre les mailles et donner leurs coordonnées directement), à défaut de quoi on peut être banni. Et enfin l’autre point qui pose un problème avec les plateformes, c’est la prime au plus riche : plus on paie, plus on remonte dans les recherches.

« Il faut penser l’hospitalité pour tous »

que souhaitez-vous porter ? Prosper Wanner : Je pense qu’il faut poser un diagnostic plus large : il y a le tourisme, mais aussi les maisons secondaires, le télétravail. ça, c’est la mobilité voulue et déjà, elle est multiple. À côté, il y a aussi la mobilité subie avec les migrations climatiques, les sécheresses, l’alimentation, on le voit déjà. Mais le dispositif n’est pas adapté à ça, et cela crée des tensions écologiques et sociales de sur fréquentation notamment. On peut sortir de ça, mais il faut penser l’hospitalité pour tous. Encore une fois, on en revient à la qualité de consommateur : le touriste, c’est celui qui dépense. Le touriste qu’on veut, en tout cas, c’est celui qui dépense.

« Au nom du développement durable on crée une ségrégation »

fluidifier, c’est un problème qui se pose beaucoup aujourd’hui dans le tourisme ? Prosper Wanner : Fluidifier, ce n’est pas une solution. C’est comme les autoroutes : créer une voie supplémentaire cela ne fluidifie pas, mais ça attire d’autres voitures en plus. « Désaisonnaliser » ne va pas amener les touristes d’été vers l’automne. Ceux qui veulent venir en été continueront de venir l’été, mais il y en aura d’autres en automne. Ceux qui veulent aller à Notre-Dame de la Garde continueront à y aller, mais d’autres vont venir, en plus, pour voir d’autres choses. J’ai longtemps vécu à Venise et je vois bien que les solutions pour fluidifier n’en sont pas. Rendre payante l’entrée, c’est déjà dire : « tu dépenses parce que tu coûtes ». Au nom du développement durable, on crée une ségrégation entre le tourisme qui dépense et le tourisme populaire.

« Revenir aux syndicats d’initiatives »

Prosper Wanner : Il faut repenser une hospitalité plurielle et pour cela, on a besoin de revenir aux syndicats d’initiative, où tout le monde est autour de la table : les professionnels, les non-professionnels, les territoires, les habitants, les associations, et d’autres acteurs. Et puis, n’oublions pas que la taxe de séjour est liée au nombre de voyageurs, et que les aéroports vivent du flux : ils agrandissent les pistes pour accueillir plus de gros porteurs. Aujourd’hui, qui est autour de la table pour le dire et changer ça ? Il faut plus de monde dans les discussions pour prendre en compte la pluralité des voyageurs, et des hôtes, car il y a aussi ceux qui accueillent leurs amis en vacances, par exemple. Il y a une distorsion : on ne voit pas la majorité de ceux qui voyagent et qui ne sont pas pris en compte par les offices du tourisme ou les professionnels de l’hospitalité. Un syndicat d’initiative aurait un regard plus mixte. À dépenses égales, il y a des choix politiques qui sont faits.

« Une discrimination entre ceux qui voyagent »

Le tourisme façonne nos imaginaires ; nous devons aller au-delà, inventer un autre tourisme, d’autres singularités et d’autres imaginaires. Ça vaudrait sans doute la peine de se poser cette question et entendre d’autres voix.

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