Derrière la porte


La Presse vous propose chaque semaine un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Aujourd’hui  : David*, 60 ans.

Faute de sexe à la maison, David fréquente régulièrement des salons de massage, et ce, depuis 30 ans maintenant. Non, il n’en est pas exactement fier. Il est même plutôt honteux. Confidences chargées d’un homme qui ne s’est encore jamais dévoilé.

L’homme à la chevelure grise et au profil bon vivant nous a donné rendez-vous dernièrement dans la grande aire de restauration du Complexe Desjardins, dans un coin reculé à l’abri des oreilles indiscrètes. Il est « nerveux », dit-il d’emblée, et on le serait à moins. « Je ne l’ai jamais divulgué. Jamais, jamais, jamais. À personne. » Même son psy n’en sait rien, c’est dire. « Et depuis 24 heures, je me suis dit à plusieurs reprises  : est-ce que j’annule ? [.] Mais c’est le temps de le dire, se convainc-t-il. Peut-être que j’y vois quelque chose de thérapeutique ? Peut-être que j’ai besoin de me livrer après toutes ces années ? »

S’il est stressé, c’est d’abord parce qu’il est marié, on l’aura deviné. « Et de façon générale, je suis heureusement marié », précise l’homme avec un soupçon d’accent étranger, aux formules parfois un brin maladroites, mais au français non moins soutenu. « Il y a peut-être une question de honte, bien honnêtement. Je ne voudrais pas que les gens sachent ce côté de moi. » D’ailleurs, personne ne pourrait s’en douter, croit-il. « J’ai de bons amis, mais ils me voient comme un gars straight. C’est vraiment trop à côté de la personne qu’ils perçoivent. »

Son adolescence est de son propre aveu plutôt « terne », commence-t-il. « J’avais très peu confiance en moi. » Ce n’est aussi que dans sa « jeune vingtaine » qu’il vit sa première expérience sexuelle. Verdict ? « C’était comme aller au ciel  !  » L’aventure dure quelques mois, puis David passe cinq ans avec une deuxième femme, rencontrée sur les bancs de l’université, avec qui il n’a jamais, tenez-vous bien, de relation sexuelle complète. « On s’aimait bien, dit-il, mais sexuellement ça ne fonctionnait pas. » On ne saura pas trop pourquoi, mais toujours est-il que pour se « défouler », David ne va pas voir ailleurs, mais se rend pour la toute première fois dans un salon de massage.

Il s’en souvient encore. Il avait vu, à l’époque, une petite annonce dans Le Journal de Montréal. « J’étais nerveux et excité en même temps  !  », raconte-t-il, en nous décrivant le déroulement typique dudit « massage », lequel n’a plus ou moins pas changé en 30 ans. S’il est heureux en sortant ? Il réfléchit, puis répond  : « Je dirais que je suis détendu, évidemment, mais heureux ? Non. Un peu honteux. »

David vit ensuite un flirt ou deux au travail, avant de rencontrer, au tournant de la trentaine, sa conjointe, sa femme, la mère de ses enfants. « Je suis tombé amoureux  ! Et je le suis encore  ! dit-il en souriant. C’est une personne que je considère comme extraordinaire. »

Ils se marient assez vite, et à leurs débuts, leur sexualité est plutôt « super agréable », à raison de deux ou trois fois par semaine, « des fois moins, rarement plus ». « C’est agréable, se borne-t-il à dire, je ne sais pas quoi dire à part ça. »

Et puis ? Et puis sont arrivés les enfants, et un peu à leur « insu », « et c’est tout à fait normal », dit-il, leur « énergie sexuelle » a décliné. « Plus il y a d’enfants, et moins il y a d’énergie. » Jusqu’à ce que « tranquillement mais sûrement », ils n’aient plus aucune intimité sexuelle du tout.

« Et à la naissance du dernier, je suis retourné au salon. », laisse-t-il tomber.

Je voulais du sexe, et je voulais du sexe facilement. […] Peut-être que c’était une porte facile que j’avais déjà entrouverte ? Alors je suis retourné.

David

Et il n’a jamais cessé depuis.

« Ma relation avec ma femme demeure, précise-t-il. Il y a un trou, mais le reste de ma relation est extraordinaire  !  »

Ont-ils déjà abordé la question ? « Non, répond notre homme. Des fois, il y a des non-dits dans un couple. » Les enfants grandissant, ils ont certes « repris » un peu, comme il dit. Mais si peu. « De façon très sporadique, illustre-t-il. On parle de quelques fois par année. » La dernière fois ? Quelque part en septembre. « Ça vous donne une idée. »

Les questions se bousculent dans notre tête, et David y répond franchement, sans le moindre détour. À quelle fréquence ? « Deux fois par mois. Mais ça peut être deux fois par semaine », dit-il. Selon quoi ? « Ça dépend beaucoup du stress. Je constate que quand j’ai un évènement stressant au bureau, c’est une façon de me défouler. » Madame ne se doute vraiment de rien ? « Je ne pense pas qu’elle se doute de quelque chose. Je travaille. Je gère mon horaire. »

Est-ce que ça le comble ? « C’est un soulagement sexuel et physique, nuance-t-il. Avec une culpabilité morale qui n’est pas non plus écrasante. » À preuve  : « J’y retourne  !  » « Et c’est un peu pathétique  : sois je porte cette culpabilité, soit je renonce à la sexualité. N’étant pas prêt à renoncer, j’opte pour la culpabilité. »

Même si c’est une relation à sens unique, faut-il le rappeler. D’ailleurs, a-t-il développé avec le temps des liens avec certaines masseuses ? « Des liens, c’est un grand mot, répond-il. Je pense que je suis un client correct, mais il n’y a pas beaucoup de dialogue. »

Combien ça coûte, au juste ? « Une centaine de dollars à la fois. » On fait un rapide calcul dans notre tête, et on devine un total plutôt astronomique sur toutes ces années. « Je n’ai délibérément pas fait ce calcul, et je ne veux pas le faire. »

On se permet d’insister  : mais pourquoi n’a-t-il jamais abordé le sujet avec sa femme ? « En vous entendant, je me pose la question. Est-ce que je devrais aborder la problématique de façon ouverte ? Je crains une crise matrimoniale majeure. »

On ose une dernière question  : a-t-il le sentiment d’être passé à côté de sa vie sexuelle ? « C’est un des grands échecs de ma vie », confirme David. Mais sa vie en soi n’est pas un échec pour autant, précise-t-il. « Malgré tout, je suis un gars fondamentalement heureux. J’ai une femme que j’adore. Des enfants que j’adore. Un job que j’adore. Je voyage  ! Malgré cet échec que je porte, je ne suis pas un gars dépressif », dit-il, en se sauvant en coup de vent.

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat