"En finir avec la seule logique du diplôme"  : les réponses à la quête de sens au travail des jeunes


Lieu de réflexion unique autour des grands défis du monde, les Rencontres économiques d’Aix-en-Provence se tiennent du 7 au 9 juillet au Parc Jourdan. Au programme, près de 70 sessions réunissant chefs d’Etat, ministres, grands patrons ou universitaires. Mais contrairement aux années passées où l’événement se clôturait par des déclarations rarement suivies d’effet, il s’ouvre cette fois-ci par la publication d’un percutant « Manifeste pour un pacte social renouvelé » soumis aux participants. « La jeunesse est au cœur de ce manifeste, explique Jean-Hervé Lorenzi, le président du Cercle des économistes et maître de cérémonie. Il faut absolument que les élites de ce pays s’engagent à endiguer le flux de jeunes qui quittent le système éducatif sans diplôme ni perspective d’emploi. »En amont de ces Rencontres, des milliers de 18-30 ans ont exprimé leur vision, à la fois inquiète et scrupuleuse, du monde du travail. Olivia Grégoire, ministre déléguée chargée des PME, du Commerce, de l’Artisanat et du Tourisme, Philippe Brassac, DG du Crédit Agricole, Saïd Hammouche, entrepreneur social et fondateur du groupe Mozaik, et Hippolyte d’Albis, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, ont accepté de leur répondre pour L’Express.

« L’identité des jeunes est effacée au profit de la rentabilité et de la productivité. Changeons le travail, donnons-lui un sens réel !  » Pauline (Chatou)

Saïd Hammouche : Les jeunes ont des difficultés à percevoir leur avenir professionnel. Ce n’est pas une nouveauté. Mais ils le crient de plus en plus fort. Et il devient urgent de prendre ce problème à bras-le-corps. Il faut sortir de la seule logique du diplôme en matière d’embauche et se concentrer sur le potentiel et les habiletés naturelles de chacun. Les PME et les ETI [NDLR : entreprises de taille intermédiaire] ont été les pionnières dans la pratique du recrutement sans CV. Elles n’avaient pas le choix car sans cela, certaines ne seraient jamais parvenues à attirer des candidats. A contrario, les grandes entreprises privilégient encore trop souvent la reproduction. L’ancien DRH de l’une d’entre elles m’a ainsi avoué un jour : « Recruter des clones, ça évite de se poser des questions. »Olivia Grégoire : D’après un sondage Ifop récent, 58 % des sondés considèrent le travail comme une contrainte nécessaire. C’est 9 points de plus qu’en 2006. Et ça déborde bien au-delà des 18-24 ans. Un autre sondage OpinionWay indique que 68 % des moins de 35 ans ont déjà quitté ou pensé à quitter leur travail parce qu’ils ne sentaient pas assez utiles ou que ce dernier n’avait pas assez de sens. En miroir, à chaque fois que je rencontre des patrons de PME ou de PMI et que je leur demande ce qui ne va pas – la trésorerie, le remboursement des prêts garantis par l’Etat, les factures énergétiques… –, ils me répondent tous que ces questions sont complexes mais conjoncturelles. Leur principale inquiétude, et ils sont unanimes là-dessus, c’est qu’ils n’arrivent pas à recruter. Et ça met en péril le développement économique de leur entreprise.Philippe Brassac : J’ai dirigé la caisse régionale Provence Côte d’Azur du Crédit agricole de 2001 à 2015. Tous les mois, je recevais les jeunes embauchés, et je leur disais : « Je vais vous poser une question théorique comme seul un directeur général, loin des réalités du monde, sait le faire : pour vous, la finalité d’une entreprise, c’est quoi ? » Silence. Puis, au bout d’une minute, il y en avait toujours un, souvent le plus jeune, plutôt issu d’une formation commerciale, qui disait : « Faire du fric ». Pas du bénéfice : du « fric ». Et comme ça paraissait à la fois une évidence et un gros mot, un autre embrayait : « Ah oui, mais en respectant l’intérêt du client !  » La réponse que je leur donnais, c’était celle que j’avais prise dans le dictionnaire : la finalité d’une entreprise, c’est d’entreprendre. Et entreprendre, ça veut dire participer par le processus d’innovation au progrès matériel de la société. C’est écrit comme ça. La montre que vous utilisez, la voiture que vous conduisez, sont des innovations portées par les entreprises. Si ces innovations sont utiles, ces mêmes entreprises vont avoir des clients, générer un chiffre d’affaires, dégager du profit. Montrer ce lien qui part de l’utilité pour aboutir au profit, cela paraissait être une révélation pour ces jeunes.

« Les gens vont au travail comme des machines, appliquent des ordres, puis rentrent chez eux avec le sentiment de n’avoir rien accompli. » Ines (Lyon)

Philippe Brassac : La quête de sens au travail est largement partagée, elle n’est pas propre aux jeunes. Mais les jeunes l’expriment plus fortement au moment de leur entrée dans la vie active. Est-ce que les dirigeants doivent « rajouter du sens », de « l’utilité » pour doter leur entreprise d’un « supplément d’âme » ? Je ne crois pas : la réalité, c’est que les entreprises ne vivent que de l’utilité qu’elles produisent, mais souvent celle-ci est peu exprimée et donc mal perçue. Notamment dans le tertiaire où l’utilité est par nature immatérielle. Il faut la faire réapparaître, l’expliciter.L’une des raisons qui occulte cette utilité, c’est que le taylorisme, qui a été inventé pour manager des femmes et des hommes autour de machines-outils, continue de codifier le comportement des individus, alors même que les machines ont disparu ! L’Etat, par ses lois, ses règlements et sa bureaucratie, est le premier agent de ce taylorisme. Mais le secteur tertiaire y participe aussi activement : les salariés constatent que l’entreprise ne souhaite pas vraiment développer leur intelligence et leurs aptitudes en tant que telles. L’entreprise veut qu’ils développent leur capacité à exécuter. Bien sûr, ce n’est pas exprimé de manière si radicale et froide. Mais quand je regarde les processus en vigueur dans les entreprises, c’est bien cette logique qui s’applique. On veut décrire, dans le plus grand détail, toutes les règles qui prédéterminent ce que le salarié doit faire et décider face à un client. On ne se rend pas compte à quel point la société, plutôt que d’accepter que le monde est devenu trop complexe pour être codifié, s’accroche éperdument à cette bouée, elle-même portée par les hérauts de la technologie et de l’intelligence artificielle. Les dirigeants doivent s’astreindre à expliquer l’utilité de leur entreprise. C’est une discipline absolument nécessaire.Olivia Grégoire : On nous dit depuis des décennies qu’il faut faire des études, pour trouver un boulot, avec l’espoir d’un CDI – le Graal – qui nous assurera la sécurité de l’emploi et la possibilité de se mettre un toit sur la tête. Dans l’Hémicycle, on continue de légiférer en pensant que la liberté, c’est la sécurité et la propriété. Alors que la jeune génération se positionne sur une tout autre définition de la liberté, fondée sur la flexibilité et l’usage. Ce qui l’intéresse, c’est de pouvoir utiliser à un instant T ce dont elle a besoin : le ou la partenaire, avec Tinder ; la voiture, avec BlaBlaCar…La flexibilité, elle, englobe toutes les considérations autour de l’équilibre vie pro/vie perso. La pénurie de main-d’œuvre qu’on constate dans l’hôtellerie et la restauration ne vient pas de nulle part : les jeunes ne veulent pas travailler au détriment de leur couple ou de leur famille ; ils veulent avoir le choix de couper quand ils le souhaitent, quitte à travailler le soir et le week-end de temps en temps. C’est tout notre modèle de contractualisation, autour du CDI et du temps plein, et notre rapport au travail qui sont en train d’être chamboulés.La seule valeur que les jeunes « surpondèrent » par rapport à nous, c’est la liberté. Ils veulent faire le tour du monde entre deux boulots, quitte à manger des patates pendant des mois, ce que leurs parents ne se sont jamais autorisé.Ce n’est pas une génération de fainéants, comme on l’entend parfois, qui rejetterait en bloc le travail. Elle est exigeante, parce qu’elle a vu les méfaits du métro-boulot-dodo chez ses parents. Cette exigence passe notamment par le fait de pouvoir se dire chaque soir : qu’est-ce que j’ai fait d’utile aujourd’hui ? Finalement, je trouve que c’est plutôt à leur honneur.

« L’Education nationale n’accompagne pas bien les jeunes dans leur orientation. Beaucoup ne savent pas quoi faire après le bac. » Quentin (Bayonne)

Saïd Hammouche : Il y a pléthore de rapports, depuis vingt ans, sur les dysfonctionnements du service public d’orientation scolaire. Quand a eu lieu la dernière réforme ? Jamais. Les personnels qui prodiguent ces conseils appliquent une grille de lecture ancienne de l’économie. Mais en même temps, les problématiques actuelles autour de la réindustrialisation, de la relocalisation, de la place du numérique dans le travail, leur échappent.L’enseignement supérieur fait entrer les jeunes dans des cursus prétendument adaptés au marché de l’emploi. Au bout de dix ans, ceux qui déchantent, et ils sont de plus en plus nombreux, font des bilans de compétences. Mais ce bilan de compétences, c’est à l’adolescence qu’il faudrait le faire ! Quant au fameux stage de classe de troisième, il se transforme pour beaucoup en stage « kebab », faute d’avoir le bon réseau. Pour tenter de résoudre le problème, un site formidable, adossé à une appli, a vu le jour il y a quelques années, viensvoirmontaf.fr, qui propose des centaines de stages intéressants aux élèves des quartiers défavorisés. Le Collectif Mentorat, qui regroupe 70 organisations engagées dans cette forme d’accompagnement bénévole, fait lui aussi un excellent travail à destination des jeunes. Sans parler de l’Institut de l’engagement, qui les aide à structurer leur projet professionnel. Toutes ces initiatives devraient, à mon avis, venir inspirer une action publique plus efficace.Olivia Grégoire : Le stage de troisième, tel qu’il existe parfois, est, à mes yeux trop souvent, un concentré d’inégalités. Il repose beaucoup trop sur le réseau familial : il y a ceux dont les parents connaissent du monde pour leur trouver un stage intéressant et les autres. Par ailleurs, je pense que c’est insuffisant pour découvrir le monde de l’entreprise. Plusieurs séquences d’immersion progressives apporteraient un vrai plus : nous sommes parmi les meilleurs au monde en animation et en « gamification ». Mon idée serait alors de faire travailler les collégiens en classe avec un jeu vidéo qui susciterait leur réflexion sur les fondamentaux de l’entreprise : les biens, les services, le stock, la production, l’import-export, les taxes…La découverte de ces fondamentaux est une bonne chose, elle permettrait à chaque jeune de connaître plus de métiers que cela n’est le cas aujourd’hui tout en apportant une appréhension progressive et plus intéressante de l’entreprise que le seul stage de troisième.Hippolyte d’Albis : La sélection qui s’opérait autrefois à partir des notes d’un bac anonyme, avec des épreuves communes dans tout le pays, avait le mérite de la simplicité. L’arrivée de Parcoursup a engendré du désarroi chez les jeunes et leurs parents. Un rapport parlementaire vient d’ailleurs de pointer le manque de confiance croissant en cet outil. Au motif de plus d’égalité, on a recréé de nouvelles formes d’inégalité : les enfants des foyers aisés, qui veulent s’épargner le côté aléatoire de la plateforme, commencent à quitter le système universitaire français pour s’inscrire à l’étranger dans des bachelors. Concernant l’orientation, il est fondamental de dissocier les tâches, entre celui qui éduque – l’enseignant – et celui qui guide vers une filière. Ce ne sont pas les mêmes métiers. Pour progresser dans un apprentissage, il faut pouvoir échouer. Donc avoir une relation de confiance avec l’enseignant. Lequel est de plus en plus sommé de jouer le rôle de conseiller. Réduire le temps de transmission à un temps d’orientation est fort dommageable.

« Avec les progrès technologiques, on perd l’idée de pouvoir faire quelque chose d’original qui changerait le monde. Ça décourage. » Evan (Caen)

Philippe Brassac : On parle d’intelligence artificielle partout en ce moment. Jamais d’intelligence naturelle. Comme si c’était un constat, un acquis, qui ne s’accompagne pas ni ne s’améliore. Les jeunes ressentent implicitement qu’il y a quelque chose qui cloche là-dedans, et ils l’expriment à travers cet appel au « sens ». Les plus âgés ne l’expriment plus ou l’expriment différemment, en ne venant plus travailler par exemple ou en ne donnant plus le meilleur d’eux-mêmes.Tout le monde a vécu l’expérience, parfois horripilante, d’appeler un service client. D’abord vous avez le logiciel automatique. A un moment donné, le choix proposé ne correspond pas exactement à votre situation. Vous patientez, tapez sur plusieurs touches, et finissez, si vous êtes acharné, par tomber sur un être humain, qui va vous dire exactement les mêmes choses que le robot. Et vous êtes tellement exaspéré, qu’à la fin, vous prononcez cette phrase magique : « Passez-moi un responsable ». Voilà. Je pense que cette phrase résume très bien la chose. « Passez-moi un responsable », c’est l’intuition qu’il doit bien y avoir quelqu’un, en tout cas qu’il y a besoin de quelqu’un doté d’une capacité de décision au sein de l’entreprise, d’une intelligence naturelle, permettant de comprendre la situation en tant que telle.Hippolyte d’Albis : Le progrès technique a toujours changé nos vies. La nouveauté avec l’intelligence artificielle, c’est qu’autrefois, la machine remplaçait les biceps. Demain, elle remplacera les cerveaux. Il faut entendre cette inquiétude, mais sans verser non plus dans un pessimisme excessif. L’IA n’a pas réellement de fonction créative, elle permet surtout à l’homme d’aller plus vite. Quand DeepBlue a battu pour la première fois un champion du monde d’échecs en 1997, ce fut un traumatisme. Vingt-cinq ans plus tard, on continue de jouer à ce jeu, pour le plaisir.Olivia Grégoire : Il y a un retour vers les métiers d’artisanat et d’art. Pourquoi ? Parce que les jeunes reviennent vers des métiers de la main, du geste, dans lesquels ils trouvent le plaisir de faire. Et plus encore, de faire de A à Z. Plus le monde se virtualise, et plus le tangible leur parle. Le défi maintenant, c’est que les entreprises fassent elles-mêmes leur révolution.