« Je n’ai jamais voté… C’est une bêtise, je sais, mais pour vous, je ferai le pas en juin prochain, puis en 2027. » Publiée au bas d’une vidéo TikTok de Jordan Bardella, cette profession de foi politique se noie dans la myriade d’appels à voter pour la tête de liste de l’extrême droite au prochain scrutin européen. Avec 1,3 million d’abonnés au compteur, sa popularité sur la plateforme n’est plus à démontrer.
Les autres têtes de liste font plus pâle figure sur le ring numérique : Manon Aubry (LFI) cumule moins de 50 000 « followers », et Marie Toussaint (EELV) à peine plus de 1 600.Sur ce terrain, le Rassemblement national peut se réjouir d’avoir une longueur d’avance, dans un contexte de regain d’intérêt des primo-votants pour le scrutin européen. Selon une étude récente de l’Ifop, les 18-25 ans devraient se mobiliser plus fortement qu’en 2019.
Presque un tiers (30 %) de ces jeunes déclarent vouloir se déplacer dans les urnes, soit sept points de plus qu’aux élections précédentes.
Des codes empruntés aux influenceurs
Le parti d’extrême droite est en pole position dans ces intentions de vote. Un succès imputable à TikTok ? Quasi inexistante au moment du dernier scrutin, la plateforme chinoise est devenue en cinq ans la deuxième source d’information des 18-25 ans sur les européennes (12 %), derrière la télévision (23 %).
« On a d’un côté un réseau qui explose chez les jeunes, de l’autre Jordan Bardella, un homme politique mieux implanté que ses concurrents, analyse Jean-Philippe Dubrulle, coréalisateur de ce sondage. Ces deux facteurs se traduisent par des intentions de vote plus importantes. »Le contenu publié par le président du RN semble pourtant peu travaillé.
Quand il ne republie pas des découpages de débats télévisés, Jordan Bardella partage des pastilles de la vie quotidienne, tantôt lors de sa pause goûter, tantôt à l’heure de l’apéro. Une stratégie politique aussi étudiée que payante selon Romain Fargier, chercheur au Centre d’études politiques et sociales de l’université de Montpellier. « Ce double mode de communication, qui épouse à la fois les canons formels de la politique et les codes d’un influenceur, le différencie de beaucoup d’autres candidats », juge le spécialiste des réseaux sociaux.
De cette maîtrise découle un fort sentiment d’identification, palpable dans les commentaires laissés par ses jeunes followers. « La simplicité et l’authenticité de cet homme », « Je l’adore, un vrai », peut-on lire sous certaines vidéos.Sur un réseau où le public est encore peu politisé, il y a tout à gagner pour la tête de liste aux européennes, augure la docteure en science politique à l’université de Montpellier Marie Neihouser.
« Étant donné que ces jeunes s’intéressent plus à la personnalité de Jordan Bardella, celui-ci n’a pas besoin de mettre en avant ses propositions en vue du scrutin, ni de clarifier son positionnement ambigu sur l’Union européenne », continue la spécialiste des relations entre Internet et la politique.
Un électorat abstentionniste
Les bonnes audiences de l’extrême droite sur les réseaux sociaux ne sont pas un phénomène nouveau. Selon Romain Fargier, elles découlent du « gramscisme technologique », une doctrine inspirée du théoricien italien Antonio Gramsci.
« À la fin des années 1990, l’ancien conseiller de Jean-Marie Le Pen, Jean-Yves Le Gallou, met au point cette stratégie consistant à mener la bataille des idées sur tous les canaux possibles. »Une manière pour le Front national de composer avec son exclusion des médias traditionnels de l’époque. Il a été un des premiers partis à ouvrir un canal sur le Minitel à la fin des années 1980, ou à s’inscrire sur Second Life, pionnier du monde virtuel créé en 2003.
Contactée à ce sujet, l’équipe de communication de Jordan Bardella n’a pas souhaité répondre à nos questions.Aujourd’hui, le manque de régulation de TikTok rend service à l’extrême droite, puisque son algorithme tend à proposer plus de contenus radicaux à ses utilisateurs que d’autres plateformes, telles qu’Instagram ou YouTube. Mais faute de recul, l’influence de TikTok sur les comportements électoraux demeure difficile à évaluer.
« Il n’y a pas encore eu de transcription directe d’un succès sur les réseaux sociaux dans les urnes », assure Romain Fargier, rappelant au passage que, à la dernière élection présidentielle, « la viralité du contenu publié par Éric Zemmour ne s’est pas traduite par une explosion des scores ».De plus, la tendance générale reste à l’abstentionnisme chez cette catégorie de la population, particulièrement lors du scrutin européen. « Être le candidat préféré des jeunes, c’est important pour l’image, juge Jean-Philippe Dubrulle.
Électoralement, ce sont plutôt des fruits à cueillir pour plus tard, si ces jeunes rentrent dans la pratique du vote. »