Sortir de la tour d’ivoire



Le Devoir vous invite à reprendre les chemins de traverse de la vie universitaire. Une proposition à la fois savante et intime, à cueillir tout l’été comme une carte postale. Aujourd’hui, nous abordons les enjeux de la vulgarisation scientifique.

L’expression « tour d’ivoire » s’emploie pour évoquer la ségrégation du monde universitaire par rapport au reste de la société. Elle dépeint l’université comme un royaume d’isolement intellectuel au sein duquel les professeurs et leurs apprentis maîtrisent et raffinent des théories abstraites tout en ignorant le « monde réel ».Cette distance est néanmoins ressentie par le public.

Pour les apprentis qui s’entraînent dans la tour, la ligne qui sépare le monde universitaire du monde quotidien est fine.De jour, les étudiants à la maîtrise et les doctorants travaillent sous l’égide des professeurs afin de maîtriser et d’appliquer des théories et des concepts abstraits qui échappent au public. Mais le soir, ils sortent de leur tour d’ivoire et retournent vers leurs amis, leurs familles et leurs amants, avec qui ils mangent, ils boivent, ils sortent et ils parlent.

Étant sortis de l’université, ces étudiants s’attendent à parler de sujets plus quotidiens : les passe-temps, le dernier match de foot, la soirée prévue pour vendredi, ou encore le ménage, la hausse des loyers ou la lenteur des transports publics.Néanmoins, ces étudiants ont choisi d’étudier la politique, une discipline qui se manifeste dans la vie quotidienne de tout le monde et qui, par conséquent, intéresse un grand nombre de personnes, même si ces personnes ne l’étudient pas.Entre la décision de la municipalité de construire une nouvelle piste cyclable et l’invasion d’un pays par un autre, à l’échelle mondiale de même qu’à l’échelle quotidienne, il y a toujours un sujet qui intéresse les gens.

Par conséquent, les étudiants de science politique se trouvent interrogés sur des enjeux politiques par leurs familles et par leurs amis, qui cherchent à s’éclairer, à apprendre quelque chose de neuf ou à obtenir une nouvelle perspective sur un enjeu, et ce, auprès d’une personne « spécialiste de la politique ».

Différences

Pour les étudiants de science politique, cela doit paraître facile, voire divertissant, d’en parler avec leurs familles ou avec leurs amis. Pourtant, ils apprennent très vite que les discussions politiques, à l’extérieur de la tour d’ivoire et à l’intérieur d’elle, sont grandement différentes.

Au lieu des questions théoriques, ils se trouvent face à des questions directes, simplifiées et subjectives. Souvent, ces dernières relèvent de la prédiction : les manifestants réussiront-ils à se faire entendre ? Cette politique freinera-t-elle l’inflation ? La maîtrisante ou la doctorante se trouvent coincées.D’un côté, sa réponse jouera sur sa légitimité.

Cette réponse doit être bien expliquée, bien réfléchie. Après tout, l’étudiante est « spécialiste dans la politique ». Si l’étudiante ne peut pas donner une prédiction correcte, ou du moins justifiée, sur tel enjeu, à quoi sert-elle ? Qu’est-ce qu’elle saura faire, sinon sa propre carrière ?D’un autre côté, la nature étroite des études supérieures en science politique, ou des études supérieures en général, est typiquement ignorée par l’interlocuteur.

La politique, comme toute autre discipline, est un vaste champ, et quand on l’étudie au niveau supérieur, on doit choisir un sous-champ et un enjeu encore plus précis dans lequel on se spécialise.Ainsi, on devient expert dans ce sous-champ, ou plutôt dans un enjeu au sein de ce sous-champ, sans avoir une connaissance très approfondie du reste du champ. Une étudiante qui examine les mouvements sociaux féministes en Amérique latine aura donc du mal à expliquer la trajectoire de la relation concurrentielle entre les États-Unis et la Chine.

Coincée entre le besoin d’affirmer sa légitimité et la réalité de la spécialisation, l’étudiante doit vite prendre une position et penser à une justification qui se tient. Sinon, elle risque de paraître incompétente dans sa carrière.

Auditoire

En plus, la nature de l’auditoire à l’intérieur de la tour d’ivoire et à l’extérieur d’elle n’est pas pareille.

À l’université, les professeurs comprennent les limites intellectuelles des étudiants, les portées de leurs spécialisations, et le besoin de nuancer les positions qu’on prend et d’accepter l’incertitude.À l’extérieur, toutefois, les gens s’attendent à des explications précises, courtes et intéressantes. Ils s’attendent à ce que l’étudiante ait déjà une réponse prête, un avis réfléchi qui est soutenu par des preuves et facile à comprendre.

Hors de la tour, il y a peu de patience pour les explications longues et nuancées, et les gens s’ennuient vite face aux explications impliquant des concepts difficiles à saisir. Par conséquent, même dans un sous-champ qu’elle connaît, l’étudiante se trouve forcée à vulgariser ses connaissances. Il s’agit d’une traduction du langage obscur employé entre les professeurs et leurs apprentis vers un langage familier, amical et accessible pour les gens formés en d’autres champs que la science politique.

À première vue, cette action de traduction peut paraître compliquée ou énervante et peut dissuader les étudiants de discuter des enjeux politiques avec des gens hors de l’université. Au lieu de la compréhension, la tolérance et la patience des professeurs, les étudiants dans le monde « réel » se trouvent face à l’impatience, à l’émotion et au désir de la simplicité.

Monde réel

Les attentes auxquelles doivent répondre les « spécialistes dans la politique » en dehors de la tour d’ivoire sont donc très différentes de celles qu’ils rencontrent à l’université.

Toutefois, la traduction des connaissances techniques acquises et cultivées dans la tour pour un public plus général est une expérience importante pour les étudiants.Après tout, un grand nombre d’étudiants ne restent pas dans le milieu universitaire à la fin de leurs études. Donc, cette capacité de traduction est au coeur de leur capacité d’exporter les connaissances générées dans la tour vers le reste du monde pour qu’elles puissent servir à la réalisation des changements importants.

C’est pour cela que, malgré les difficultés et les frustrations, les étudiants doivent profiter de l’opportunité d’apprendre comment faire le lien entre le monde intellectuel et le monde qu’on appelle le « monde réel ». C’est en étant des ambassadeurs efficaces que les étudiants de la science politique peuvent construire des ponts entre la tour d’ivoire et le reste du monde.

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