Katrín Jakobsdóttir, la Première ministre islandaise qui écrivait des polars


et c’est de cet ouvrage, pas très originalement titré Reykjavík mais tout à fait haletant, best-seller dans son pays, qu’elle assure ce jour-là la promo française. Une promo, ainsi, dénuée de tout protocole, sans l’ombre d’un·e garde du corps ou d’un·e conseiller·ère à proximité, ce qui pour une femme d’État n’est pas banal.

Une cheffe de l’État « normale »

« On s’est posé plein de questions quant à sa venue, témoigne Marie Leroy, éditrice du livre aux éditions de La Martinière. Fallait-il prévenir l’Élysée, Matignon ? Fallait-il une protection rapprochée ? Mais très vite, Katrín nous a dit qu’elle venait en tant que personne privée – donc, déontologiquement, sans les sous de l’État, sans moyens mis à disposition par l’ambassade d’Islande – et nous a mis à l’aise. D’ailleurs, elle répond elle-même, et non via un assistant, à tous les e-mails, même pour les questions pratiques type billets d’avion. On ne lui donne pas du ‘Madame la Première ministre’, juste du ‘Chère Katrín’. »

Katrín Jakobsdóttir, la Première ministre islandaise qui écrivait des polars

Katrín, donc, nous apprendra également qu’à Reykjavík, elle fait elle-même ses courses tous les samedis au supermarché du coin, qu’à Paris, elle circule en métro – « J’espère que ça ne se sait pas trop, et surtout pas au Quai d’Orsay », s’amuse-t-elle –, que la lecture et l’écriture sont ses seuls hobbys.

Pendant le confinement, après mes heures de boulot, plutôt que de finir sur Netflix, écrire un chapitre ou deux libérait un peu mes pensées du covid.

Une Première ministre « normale », comme François Hollande le disait de sa présidence, bien que personne, lui, ne l’ait jamais croisé chez Franprix ? « Hors travail, je n’ai pas une vie super excitante, admet-elle. Alors, imaginez ma vie pendant le confinement, moi qui ai à la maison trois ados qui s’intéressent assez peu à leur mère : c’est pendant la pandémie – fort bien gérée par mon gouvernement, dois-je dire – que Ragnar et moi avons écrit ce roman chacun chez soi. Après mes heures de boulot, plutôt que de finir sur Netflix, écrire un chapitre ou deux libérait un peu mes pensées du covid. »

Mais quoi de plus normal, finalement, qu’une ministre autrice de polar, dans une Islande où 1 citoyen·ne sur 10 publierait au moins un livre au cours de sa vie et où la littérature noire est une industrie nationale ?

À la tête d’un pays féministe

De ce travail inédit pour lui, l’écrivain dit : « Coécrire, ça vous oblige à penser hors de votre monde et met du piment à votre travail. Au sens propre, d’ailleurs, car Katrín a imaginé pour les personnages des habitudes alimentaires qui ne sont pas les miennes – comme ce poulet aux épices qui apparaît dans le livre. Elle a apporté de l’humour, aussi, alors que moi, dans les treize livres que j’ai écrits précédemment, j’ai dû glisser à peine une blague ! « .

Dans Reykjavík, il est question d’une jeune fille disparue, d’hommes de pouvoir qui croient fort en leur impunité, d’une Islande des années 80 en plein boom que ces hommes-là tiennent par tous les bouts, et d’une jeune héroïne, Sunna, qui va les braver.

La Première ministre, issue du Mouvement des verts et de la gauche, aurait-elle, en plus des épices et de l’humour, insufflé du féminisme à l’ouvrage ? Là n’était pas l’intention, clament Katrín comme Ragnar, même si leur féminisme à l’une et à l’autre, disent-ils encore, a sans doute nourri leur fiction commune. Il faut dire que ces deux-là viennent d’une nation classée au premier rang planétaire pour l’égalité femmes-hommes, dixit le Forum économique mondial, ce qui vous pose un climat. « L’égalité des genres, c’est la raison principale pour laquelle je me suis engagée en politique », nous lance même la Première ministre qui, dans son pays, n’a pas manqué de role models.

Née en 1976 d’une psychologue pour enfant et d’un employé de banque, Katrín Jakobsdóttir a grandi dans une Islande qui, de 1980 à 1996, a eu une femme, Vigdís Finnbogadóttir, comme présidente élue. La première au monde. « Quand un homme lui a succédé, une de mes petites-nièces m’a demandé : ‘C’est possible pour un homme de devenir président ?’, se remémore Katrín. La présence de Vigdís à ce poste a façonné les points de vue de générations entières ! « .

Il y eut encore cette Liste des femmes, parti féministe et non mixte, « dont la radicalité a beaucoup compté » dans la vie politique locale des années 80-90, ou encore ces mouvements d’Islandaises, suite à la crise de 2008, qui ont balayé le pays plus fortement qu’ailleurs, fustigeant l’inconséquence des hommes de pouvoir : l’année d’après, Jóhanna Sigurðardóttir, par ailleurs lesbienne, devenait Première ministre.

renforcement des droits des transgenres ; réduction des écarts de salaires.

Une femme de compromis

Un éden égalitaire ? « Toutes ces mesures et positionnements sont bien entendus très positifs, toutefois, je suis d’avis que l’on pourrait mieux faire concernant leur mise en œuvre », nuance Irma Erlingsdóttir, spécialiste en études de genre et professeure à l’université d’Islande, pointant les hiatus qui demeurent, même là-bas, entre la lettre de la loi et la réalité du terrain.Birgitta Jonsdóttir, elle, prend moins de pincettes : cofondatrice du Parti pirate islandais (qu’elle a quitté depuis), elle a beaucoup côtoyé Katrín Jakobsdóttir au Parlement et en dit ceci : « Personnellement, je l’aime beaucoup, c’est une personne géniale, très intelligente, mais franchement, écrire un polar alors qu’elle est en exercice, n’y a-t-il pas des sujets plus cruciaux, genre le dérèglement climatique, qui mériteraient un livre de sa part, elle qui vient de la gauche écologiste ? Et puis politiquement, je ne lui fais plus confiance. En s’alliant avec le parti conservateur, elle a eu pour ministre de l’Économie Bjarni Benediktsson qui, heureusement, vient de démissionner, un homme qui avait des conflits d’intérêts dans la finance, elle a pour ministre de l’Environnement quelqu’un qui n’a jamais manifesté le moindre intérêt en la matière, et en ce qui concerne l’immigration, notre pays n’hésite pas à expulser des migrants handicapés. ».

détaille Irma Erlingsdóttir. En contrepartie, Katrín et ses alliés ont dû faire des compromis sur l’économie et l’environnement. »

Mais « compromis », dans la bouche de Katrín n’est pas un vilain mot quand bien même il serait voisin de « compromission ». Comme peut-être un prolongement de sa « normalité », la Première ministre fait l’éloge de la voix médiane, des pondérations, des mains tendues et vante ainsi, ex-députée, la manière dont l’Althing, le parlement islandais, s’organise : « Chez nous, il n’y a pas comme chez vous, physiquement, de blocs gauche-droite, les sièges sont déterminés par loterie, si bien que vous pouvez vous retrouver assise à côté de quelqu’un avec qui vous ne partagez aucune opinion. Il m’est arrivé de me dire : ‘Ouh là là, c’est untel que je vais côtoyer durant tout mon mandat ?’. pour finalement devenir très bons amis ! « .

« Terrains d’entente », « respect des opinions diverses » et autres expressions de concorde reviennent régulièrement dans ses paroles : à celles et ceux qui la taxeraient de tiédeur, elle répond que sa manière à elle de ménager la chèvre et le chou lui a permis « de faire voter par tout le spectre politique l’une des lois les plus avancées en matière d’IVG ».

cela vous absorbe, vous heurte, puis quand l’affaire est résolue, vous vous sentez bien, comme si, au chaos, succédait l’ordre des choses, théorise-t-elle. Quand vous refermez un polar, vous pouvez aller vous coucher sereinement. »

Katrin Jakobsdóttir, Première ministre et autrice équilibriste, ou l’incarnation au féminin d’une certaine force tranquille.

Reykjavík : un polar (bi)polaire

Une jeune employée de maison, Lára, se volatilise un soir d’été de 1956. Trente ans plus tard, un journaliste, Valur, reprend l’enquête, bientôt rejoint, quand tout se corse, par sa sœur Sunna. La patte Ragnar Jónasson, maître absolu du suspense, est là, fusionnant habilement avec les questions de violences faites aux femmes chères à Katrín Jakobsdóttir. En arrière-plan, un rude Reykjavík en proie à l’explosion immobilière.

Reykjavík, de Katrín Jakobsdóttir et Ragnar Jónasson, traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün, éd de la Martinière, 22,50 €.

Cette interview a été initialement publiée dans le Marie Claire numéro 856, daté janvier 2024.