En trente ans, la bioéthique est devenue un marqueur politique


C’était le 30 juillet 1994. Ce jour-là, François Mitterrand signait les premières lois de bioéthique, l’un de ses derniers textes importants. Trente ans plus tard, l’un des derniers textes examinés par une Assemblée désormais dissoute portait sur la fin de vie.

Entre ces deux dates, la place de la bioéthique dans l’agenda politique n’a cessé de croître, les majorités successives y voyant une opportunité d’imprimer leur marque.L’histoire des relations entre la bioéthique et la politique commence en 1982, avec la naissance d’Amandine, le premier « bébé-éprouvette » né par PMA à l’hôpital Antoine-Béclère, dans les Hauts-de-Seine. « De mon point de vue, je ne faisais que proposer un nouveau traitement, se souvient le professeur René Frydman, mais, très vite, la société nous a interpellés.

Et c’était, au fond, très normal : en travaillant sur l’embryon, nous opérions une transgression. »Dans sa consultation, il remarque aussi l’étendue de la révolution qu’il a contribué à accomplir : « Je recevais des patientes en souffrance non plus physique ou psychologique mais purement éthique. Les nouvelles possibilités que nous offrions s’accompagnaient de questionnements complexes, par exemple sur la congélation embryonnaire.

» Pour répondre à ce besoin d’une « boussole éthique », il crée une consultation spécialisée.À l’Élysée, François Mitterrand comprend aussi la nécessité de ne pas laisser les Français seuls face aux questions nouvelles. « Mais il ne veut surtout pas voir le conseil de l’Ordre des médecins régler seul le problème, rappelle le juriste Emmanuel Terrier.

Il crée en 1983 une institution concurrente : le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), chargé depuis de faire vivre la réflexion. »

Codifier les pratiques médicales

De là, au gré des avancées de la science, l’idée de codifier les pratiques médicales émerge dans les ministères. « Cela nous était très étranger à nous, médecins, se souvient encore René Frydman.

Le rôle du chercheur, c’est de se poser des questions, pas de poser un cadre. » Onze ans après néanmoins, les lois de bioéthique sont adoptées, en 1994.Et mécaniquement, ce sujet bascule alors dans le champ politique, car ce sont bien les parlementaires qui adoptent ces textes.

« Les règles deviennent le reflet de la majorité politique du moment », prolonge Emmanuel Terrier. Voire des convictions du président de la République lui-même.Pendant la campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron s’engage à élargir l’accès à la parentalité.

Ce sera chose faite lors de la révision des lois de bioéthique de 2021. Pour autant certaines lignes rouges perdurent : le refus de la GPA et de la fécondation in vitro post-mortem. « Il s’agit là d’un choix clair d’Emmanuel Macron lui-même, témoigne encore Emmanuel Terrier.

C’est du moins ce que l’on m’a répondu quand j’ai souligné certaines incohérences créées par l’interdiction de la PMA post-mortem. »

L’avènement d’une « démocratie médicale »

Jean-François Delfraissy, le président du CCNE, observe de son côté qu’une « démocratie médicale » a vu le jour. « Le CCNE et les espaces régionaux d’éthique y ont considérablement contribué », selon lui, ainsi que la tenue de « conventions citoyennes » ouvertes largement à la société civile, comme cela a encore été le cas lors des discussions sur la fin de vie.

Le succès de ce type d’approche, d’une construction participative, a le mérite de faire émerger des « lignes de crête » dans des débats parfois houleux. « C’est le sujet par excellence où s’affrontent ceux qui disent en substance : “Ce n’est pas bien” et les autres qui répondent : “J’ai le droit” .Or les uns et les autres prospèrent à l’heure de la montée symétrique de l’individualisme et du retour à une morale “binaire” », note le sociologue Tanguy Chatel.

Aussi, afficher que l’on a obtenu un consensus sur la bioéthique constitue aujourd’hui le « graal » pour une force politique. De ce point de vue, le dépôt d’une proposition de loi sur la fin de vie, le 20 juillet, soit en plein chaos électoral, en dit long sur la capacité que les élus prêtent au sujet à redéfinir les clivages pour mieux les dépasser, selon le sociologue.—–

Une grande loi et trois révisions

1994 : la « loi de bioéthique » (composée en réalité de trois lois) encadre pour la première fois les avancées réalisées dans les disciplines médicales et scientifiques.

Elle définit les règles à suivre sur le don d’organes, l’assistance médicale à la procréation et le diagnostic prénatal.2004 : première révision de la loi de 1994, instaurant de nouvelles dispositions comme l’interdiction du clonage humain.2011 : nouvelle révision, prévoyant que tout projet de réforme sur les questions éthiques doit être précédé par un débat public sous la forme d’États généraux.

2021 : troisième révision de la loi de bioéthique, ouvrant notamment la procréation médicalement assistée aux couples de femmes et aux femmes célibataires.